Hannah Arendt - Le Système totalitaire




Hannah Arendt naît en Allemagne en 1906.Philosophe, élève de Husserl et de Heidegger, elle fuit l’Allemagne pour les USA en 1941 où elle meurt en 1975.Sa liaison avec Heidegger notoirement NAZI et antisémite continue d’alimenter une vieille polémique peu reluisante qui a débuté dès la parution de La naissance du Totalitarisme en 1951 au motif d’un amalgame jugé pour le moins déplacé entre nazisme et stalinisme; cette odeur de soufre dont on l’entoure ne fera que s’accentuer après la publication Du Procès Eichmann où on lui reproche des opinions non conformes à la doxa manichéiste ambiante...
Camus publie en 1951 lui aussi L’homme Révolté et va subir le même type d’ostracisme pour les mêmes raisons, la bien-pensance étant de ne pas désespérer Billancourt.
L’ouvrage est une formidable analyse de la genèse, de la mécanique et de la philosophie du Totalitarisme, façon inédite de gouverner apparue de novo dans ce XX° siècle très particulier dans l’Histoire qui a vu aux côtés des 35 millions de morts par fait de guerre, le massacre encore plus massif des êtres dans leur propre pays par leur propres gouvernants -160 millions - qu’il s’agisse de l’Allemagne de Hitler, de la Russie de Staline, sans oublier Mao, Pol Pot, le Rwanda, et plus près de nous l’ex-Yougoslavie (Semelin), liste non exhaustive.
4 éditions préfacées par l’auteur - la dernière en 1971- on retient que le texte a été peu modifié au fil du temps en dehors d’un plus grand développement du dernier chapitre sur l’Idéologie: l’analyse et la démonstration du sujet était à l’origine déjà exacte à partir d’une documentation limitée et non contredite par l’ouverture ultérieure d’archives plus abondantes; on s’étonne alors de la myopie qu’elle manifeste dans sa vision optimiste de la Chine Maoïste ,mais nous sommes tous victimes de nos fictions contre le Réel.
L’introduction se teinte d’optimisme qui nous dit que l’Etat Totalitaire - sinon malheureusement les tyrannies et les dictatures militaires beaucoup plus « banales » - meurent avec leur leader.
Le totalitarisme est en effet un système tout à fait spécifique en dépit de ses inflexion locales liées à l’histoire propre du pays, sa culture, sa situation socio-économique, son caractère plus ou moins cruel: il s’agit de transformer l’homme lui même pour le coucher dans le lit de Procuste d’une Idéologie Totalisante.
L’ouvrage est en 4 parties :
- Le creuset sociopolitique et les premiers agrégats sociaux qui catalysent la « prise » du mouvement
- Le démarrage du mouvement totalitaire embrayé par la propagande totalitaire et structuré par l’organisation totalitaire, (la répétition de l’épithète est faite pour insister sur la spécificité du phénomène)
- le totalitarisme au pouvoir avec la spécificité de son Etat, de sa Police Secrète au centre du pouvoir et du Camp de concentration totalitaire tout à fait différent des camps de regroupement ou de prisonniers déjà existant ou ayant existé.
- une réflexion philosophique sur cette nouvelle forme de gouvernement en substance l’instauration d’une Loi inédite et l’apparition d’un principe d’action original: l’idéologie.

I / Une société sans classe.
A/Le creuset :il faut l’émergence d’une Masse c’est-à-dire d’une population d’êtres atomisés superflus, inutiles, née des effets conjugués de l’expansion démographique, des dislocations sociales après 14/18, de la crise de 29, du chômage de masse, d’une société démocratique de partis déconnectés de la base qui n’est plus concernée par la politique bourgeoise qui l’ oublie, à la marge; masse informe d’individus isolés, auto-dépréciés, animée d’un antiparlementarisme vis à vis d’un Etat lointain : plus d’inscription dans les partis, signe de l’effacement des classes face au cynisme bourgeois dont les valeurs sont démonétisées.
En outre existe depuis le XIX° une frange de« lumpenprolétariat », une populace qui partage à basse échelle les appétits et le « chacun pour soi » des bourgeois.
La Masse informe d’êtres dissociés, le « parcellitarisme » de la société quand la quête de l’individualité a abouti à la solitude et l’angoisse de la perte des liens sociaux, la dépression de l’échec est accomplie: la suite du scénario va se jouer.
Cette atomisation est à ce point nécessaire que l’installation du totalitarisme par Staline en URSS après la mort de Lénine va l’amener à détruire toute la structure sociale que ce dernier avait établie afin de pouvoir stabiliser et régulariser un fonctionnement social impossible après la Révolution avec le « grand corps flasque » de la paysannerie russe non politisée.
B/C’est l’alliance de la populace avec l’élite bourgeoise désamourée de soi, contestataire, cynique, tentée par la transgression
La populace rencontre un Leader hystérique, provocant, scandaleux, en situation d’échec et d’ostracisme belliciste, sans pitié, sans nuance, nihiliste qui cristallise ses pulsions,et le bourgeois ( le philistin dit encore H.A.)va suivre, voire précéder parfois la pègre-Dostoïevski l’avais déjà écrit - niant le génie au profit de la matière brute, louant l’anormal, la farce (protocole de Sion)contre l’histoire, le cynisme contre la morale (:tout cela est aussi illustré dans le théâtre de Brecht).
L’alliance est faite : bientôt il faudra effacer tout ce qu’il y a d’ « humain »dans ces comportements :le goût du lucre de la pègre, la passion des protagonistes, la culture des élites, etc.
II /Le mouvement Totalitaire.
A/La propagande : il faut maintenant gagner les Masses.
Les outils en sont multiples : orientée vers l’intérieur mais aussi vers le dehors , elle devient inutile à terme voire indésirable dans les camps où elle sera interdite :on ne dit rien aux « choses ».
Ce sont la terreur (SA), les expéditions brutales de groupes violents en uniforme, la peur du complot et la recherche des ennemis extérieur puis intérieurs, multiples successifs qui soude les individus. C’est la langue formatée, confuse, contradictoire, celle du slogan et de l’oxymore dès la dénomination du parti NAZI(à la fois national et social, ce qui en passant rend caduque tout autre parti puisque totalisant d’emblée tout l’échiquier politique).
C’est supprimer les indemnités de chômage et dire que le chômage a disparu.
C’est la fiction (protocole de Sion) qui servie par une logique scientiste de causalité simplifiée et rassurante permet de tout expliquer simplement à partir d’une idée simple termes ;
Mais plus que la persuasion qui peut être aléatoire, peu convaincante, discutable, il faut organiser la société pour que le visible ou le vécu soit convaincant de façon quotidienne : ainsi on ne discutera plus du racisme ou de l’indignité si son métier et sa carrière voire sa vie dé pendent de la race ou de la classe (mais cela aussi a été écrit dans ‘Chien Jaune ‘et bien sûr ‘Rhinocéros’).
« La propagande n’est pas l’art de répandre une opinion parmi les masses. En fait c’est l’art d’emprunter une opinion aux masses(K.Heiden cité HA)...ou dire tout haut ce qu’ils ruminent tout bas.
B/L’organisation totalitaire.
Elle n’est pas pyramidale comme dans une dictature militaire habituelle,cette structure étant potentiellement fragilisée si l’ordre ne descend pas ou est mal exécuté aux niveaux inférieurs. .
L’anonymat des prises de décision est assuré par une organisation du parti en « bulbe d’oignon » couches alternées d’exécutants depuis les plus modestes jusqu’aux plus impliqués de telle façon que chaque couche montre au dehors son aspect le plus impliqué et au dedans le plus« normal »’véritable« tampons »jusqu’au niveau du chef. S’y ajoute une hiérarchie mobile, fluctuante, où l’ancien est remplacé par le plus jeune plus radical. La permutation des individus est accompagnée d’une duplication des services, doublon de centre décisionnel de sorte que l’on ne sait qui ordonne ni d’où vient parmi plusieurs ordres, le bon.
Elément central du système le mystère qui entoure le chef axe fixe des masses dont il est l’incarnation de la volonté donc irresponsable puisqu’en empathie totale et par voie de conséquence infaillible : »Der führer hat immer recht »et, les bévues sont rejetées sur l’idiotie maladroite ou coupable de l’ exécutant.
Le mystère est enfin un élément du visage qu’offre cette organisation semblable à celui d’une secte mais ouverte :même culte du secret (partagé au dehors par qui ?,dans quelle étendue ?,quand ?),même rite initiatique, rituels, caractère absolu :celui qui n’en est pas est un ennemi, avec ce mélange de crédulité et de cynisme qui goûte les ruses et mensonges du chef à qui l’on voue une loyauté totale qui seule peut expliquer l’absence de réaction des adeptes après le massacre des SA par les SS ou les confessions régulièrement sincères des accusés des procès de Moscou.
« Tout ce que vous êtes, vous l’êtes à travers moi, tout ce que je suis, je le suis à travers vous seul » (Hitler).
Ce n’est pas le gang où les conflits d’intérêt personnels surviennent et se règlent par des exécutions, ce n’est pas la tyrannie où le cynisme accompagne une servitude vigilante, ni une soumission idolâtre à un être transcendant : tous sont impliqués, complices soudés dans un seul organisme agissant.
III /Le totalitarisme au pouvoir.
Son défi c’est la confrontation au Réel qu’il faut dénier :le chef peut et doit pratiquer le mensonge de façon plus cohérente et à une plus grande échelle qu’avant.
Le danger c’est la sclérose la cristallisation du pouvoir dans des institutions fixes qui seront sa perte : il faut instaurer la Révolution Permanente (Trotski) plus facile au début dans un pays clos par des frontières hostiles ou réputées telles :la Révolution dans un seul pays mais transitoire car l’objectif c’est le Monde.
La difficulté sera de maintenir une structure politique de façade stable pour le reste du monde tant que le pays est en « laboratoire »,et le mouvement permanent à l’intérieur.
A/L’état totalitaire.
Paradoxalement les NAZI conservent en l’état la constitution de Weimar et Staline fait rédiger une constitution en 1938 - dont il liquidera d’ailleurs plus tard les rédacteurs pour trahison :le pays est donc apparemment géré selon un mode normal, mais il se crée en fait une multiplication des institutions administratives, judiciaires, policières (morcellement de la SS périodique)redécoupage géographique de l’Allemagne en Graue avec conservation des Länder qu’il ne recouvrent pas de façon identique ;Du côté soviétique c’est essentiellement dans les services de la police secrète que se multiplient les groupes, sous groupes ,bureaux, factions qui s’espionnent mutuellement sans qu’on sache à quel moment l’un domine l’autre et pour quelle durée.
Cela aboutit à un gouvernement informe, à l’abri des coups
.L’absence d’autorité ,de hiérarchie, le mouvement constant fait que c’est plus la » volonté » du chef que ses ordres toujours vagues ou non dits qu’il faut deviner par un 6°sens-, et tant pis pour celui qui n’a pas la Grâce de la bonne intuition.
Hitler bien qu’effectuant ses massacres sur une grande échelle dans les camps, se contente le plus souvent de disgracier et de rendre inopérants les indésirables en les déplaçant ;en revanche les crimes « actifs »de Staline concernent avant tout les gens de son entourage parfois promus officiellement peu avant au statut de successeur.
La gestion du pays lui même obéit à des fictions non- voire antiutilitaires : les lois sur la santé puis sur la race de Hitler ont pour but l’obtention de » 100.000 SS tous semblables comme un seul homme » (Hitler.) et » la plus grande richesse de l’URRS ce sont les cadres du parti » (Staline).Le tissu économique de l’URRS sera dévasté de ce fait . Les NAZI de leur côté vont mobiliser massivement l’argent et les moyens logistiques de transport et d’encadrement pour accélérer l’achèvement de la solution finale alors que le pays est exsangue dans les derniers mois de la guerre.
Et le Concert des Nation ne peut que se tromper devant ces paradoxes et croire que si le pouvoir est fort, l’économie doit être efficace et qu’inversement si l’économie est défaillante, le pouvoir doit en toute logique devient intenable .
B/La police secrète.
Le Pouvoir n’est pas celui du Parti Unique des dictatures :ici il y a écart entre le Parti et l’Etat-facade (« c’est nous qui commandons à l’Etat ).Ce n’est pas celui de l’Armée qui est toujours tenue pour suspecte :les SS « doublent » les généraux de la Wehrmacht comme les commissaires ceux de l’Armée Rouge.
L’unique organe du pouvoir c’est la police secrète qui sert plus à la domination totale qu’à la sécurité. Si elle partage largement la pratique du racket, de la confiscation et du chantage avec la police secrète despotique elle s’en distingue par de nombreux aspects. A la différence de la terrible Okhrana du Tsar, elle ne pratique pas la provocation, elle arrête des ennemis « objectifs », pas des suspects. Composée d’exécutants soumis au Chef et non pas comme une force autonome, elle agit dans l’anticipation du crime et non dans l’investigation; elle ne demande pas : »que penses-tu » mais « avec qui penses-tu ? ».Elle doit prévenir l’imprévisible, poursuivre les crimes possibles imaginés par le Chef ;c’est une police de la masse et non des individus .
La défiance mutuelle totale, les purges périodiques permettent le renouvellement mais aussi la pérennité par la complicité de tous, et surtout l’oubli : la victime n’a pas existé, les témoins ont disparu.
Le criminel isolé efface ses traces : le crime de masse efface le crime : les SS déterrent des monceaux de cadavres et les brûlent, les camarades disparaissent des photos et les livres d’Histoire sont réécrit.
L’efficacité de cette police secrète totalitaire inspire à Hannah Arendt
cette inquiétante réflexion : »Nous avons beau connaître les activités et le rôle spécifique de la police secrète totalitaire, nous ne savons pas dans quelle mesure et jusqu’à quel point le secret de cette société secrète correspond à notre époque, aux désirs secrets et aux secrètes complicités des masses(se débarrasser de sa responsabilité, acquiescer aux « politiques de population » qui consistent à éliminer le surnombre des « superflus »).
C/ La domination totale Elle commence paradoxalement et prend de l’ampleur quand l’opposition politique interne a été résolue.
Dans les tyrannies tout est permis ; dans l’état totalitaire scientifique tout est possible.
Au centre :Le Camp. Le camp de concentration NAZI et sa cruauté active –et cette spécificité reste une grande question diffère grandement du camp stalinien de « dépérissement ».Son principe d’action est similaire : c’est le laboratoire du « tout est possible »pour transformer la nature humaine elle même et réduire l’être à une entité purement réactive, entièrement conditionné.
Et le nombre palie les pertes : Himmler fait une comparaison avec les mouches dont les myriades d’oeufs sont là pour assurer la continuation de l’espèce. L’extermination des Juifs n’est qu’une étape, un »épouillage selon les mots du même Himmler :il s’agit de faire une nouvelle humanité qui implique l’élimination physique de nombreux individus impropres autour et en Allemagne accompagné d’ailleurs de l’immigration de races blondes septentrionales :le programme est scientifique et logique.
Dans le camp le massacre y est industriel, avec exécutants taylorisés, cadences de production, paradoxales baisses de régime volontaires si les arrivées sont moins importante :la similitude avec le château sadien est frappante jusqu’au recyclage des » résidus ».
Le profond isolement du monde extérieur et de ses repères désoriente radicalement, fait douter du Réel, aliène au sens fort les sujets :les rares survivant en sortiront comme Lazare de la tombe, ’en trop’ pour tous et pour lui; c’est une parenthèse psychotique indicible que peu raconteront et qui demandera des décennies pour être dite et entendue .Désarroi des effacés dans le Nacht und Nebel, enfer médiéval enfin réalisé sur terre par l’homme et de surcroît empli de damnés sans Jugement.
La destruction psychique des victimes s’opère en trois étapes :
-destruction de la personne juridique : au début sont mêles dans le camp droit communs, politiques –seulement après qu’ils aient accompli leur peine -et innocents qui deviendront de plus en plus nombreux et seront les seuls à la fin :leur statut reste inférieur aux autres dont le crime lui même répond encore de la persistance d’une identité juridique et qui supportent mieux leur état.
-destruction de la personne morale :pas de témoin possible pour dénoncer le Mal . Le statut mobile Kapo de surcroît temporaire, la complicité organisée rend le Mal banal :tous coupables .On ne peut choisir entre le bien et le mal :on choisit entre le crime et le crime comme la mère grecque de Camus à qui le SS demande de désigner celui de ses fils qu’il doit fusiller.
-destruction de l’individualité ,du Moi :dès l’arrivée au camp, l’expulsion brutale des wagons sous les coups et les chiens, la dénudation et le pyjama, la tonte, la séparation désolidarise des autres et de soi. Il faut rendre l’homme purement réactif.
Après une période initiale« SA » profondément sadique et cruelle, les SS prennent en charge les camps qui vont leur servir de lieu d’entraînement technique et ideologique. L’arbitraire, le mépris, la mort certaine mais perversement différée, l’attente des-espérée de rien, autant que l’intermittence des tortures physiques l’imprévisibilité permanente, entraîne apathie, l’effacement des émotions : le suicide est rare .
La spontanéité de l’homme qui est l’Intolérable pour le régime totalitaire est détruite, c’est à dire la pensée ,qui fait advenir le Nouveau :l’homme est maintenant vraiment superflu et conditionné ,parfaitement et c’est en cela que le Camp réalise l’image parfaite de la société totalitaire :le but est de l’ouvrir et d’y englober la société entière.
Véritable Parenthèse dans l’histoire d’un peuple, dès que l’Etat totalitaire va tomber s’installe un déni et une »amnésie » profonde de cet période Iréelle.
Mais un espoir persiste car Hanna Arendt nous avait déjà dit, et ce n’est pas une profession de foi, qu’irrésistiblement les enfants qui naissent, qui »viennent au Monde », sont radicalement et obstinément du Nouveau.
IV/Idéologie et Terreur : une nouvelle forme de gouvernement.
L’Etat totalitaire est une institution politique nouvelle :les Masses remplacent les Classes, le Parti assume seul le mouvement des masses, la police secrète prime sur l’Armée, le projet c’est la domination du Monde. Ce n’est pas la tyrannie pouvoir arbitraire, régime de la peur réciproque entre le tyran et le peuple :le régime totalitaire est par essence non arbitraire :il obéit à la Loi « d’airain de la Nature pour l’un, de l’Histoire pour l’autre, Loi spécifique dans son type.
Ce n’est pas la Loi positive, celle du consensus juris de Cicéron, qui gère le Bien et le Mal, inspirée par la « lumen naturale »ou Dieu ou la Conscience :cette Loi est en effet peu efficace aléatoire(elle ne peut pas résoudre le cas d’Antigone),elle s’écrit après la survenue de cas d’exception inédits ,pour essayer de stabiliser le Droit mais en vain à terme car elle est marquée par l’impermanence .Contre cet écart qui sépare le droit écrit de la justice en action. Il faut donc inventer une Loi absolue : si tout change, il faut épouser le mouvement pour échapper à la contingence et permettre le règne de la Justice jusqu’ici impossible. L’Histoire est en mouvement, la Nature évolue : Les Lois du Mouvement remplaceront la Loi positive. Engels a pu dire que Marx était le Darwin de l’Histoire :une chose ,un être n’est que le stade ,l’étape d’une évolution ultérieure :prenons le flux en marche, aidons-le, sélectionnons nous même la Race ou l’homo socialis à venir quitte à donner la mort avant l’heure pour accélérer le flux
La Loi positive interdit, la Loi de mouvement agit, elle « stabilise « l’homme pour laisser couler l’histoire. La Loi positive existe sans crime,la Terreur doit exister même sans coupable.Les individus sont innocents :la culpabilité absolue,c’est l’obstacle au Progrès.
Selon Montesquieu ,les principes d’actions d’un régime sont l’honneur(monarchie),la vertu(république)ou la crainte(tyrannie). Il s’agit ici de détruire la faculté de former des opinions en en enserrant les hommes dans un étau absolu, sans espace de liberté entre eux,jusqu’à les rendre aptes à devenir aussi bien victimes que bourreaux..
L’IDÉOLOGIE est une forme de réductionnisme : elle prétend à une philosophie scientifique à partir d’une seule prémisse. Les «-ismes »réductionnistes (positivisme, racisme, vitalisme, etc) prolifèrent depuis le XIX°, chacun prétendant expliquer la totalité du Réel.
L’idéologie n’est pas un discours (‘logoï’) mais une logique servant une idée (Dieu, Histoire , et depuis les années 70 du XX°, Economie)pour expliquer le cours du Monde :tout ce qui arrive est conforme à cette logique à posteriori :les prophéties ne sont pas tant des menaces que la formulation de l’inéluctable.
Toutes les idéologies contiennent un élément totalitaire :3 éléments sont spécifiques de l’Idéologie Totalitaire d’Etat
- elle n’explique pas ce qui est mais ce qui devient, elle est profondément historiciste qui contrôle le Présent, le Futur et le Passé qu’elle réécrit. Elle ne tient pas compte de la réalité ne se fiant qu’à son » 6° sens » (:si beaucoup de soldats de l’Armée Rouge sont envoyés au Goulag après avoir vu à la fin de la Guerre ce qu’il ;en était des pays occidentaux, c’est inutile pour les Cadres, Commissaires aux armées ,formés aux écoles du Parti : ils ont un mépris total de la vie non soviétique).
- l’arme pour luter contre le Réel : la Cohérence :identité de l’épithète et du prédicat, la séquence cause/ résultat doit se lit dans les deux sens, les termes sont équivalents. Ainsi quand Staline dit que les Koulak sont une classe moribonde tous comprennent qu’elle est vouée à disparaître, comme les ‘inaptes à vivre’ dans les discours d’Hitler. Le châtiment est confondu avec le crime Si tout le monde est d’accord pour la lutte des classes et tout le monde l’est puisque c’est une vérité scientifique-le Parti a raison,-pour paraphraser Trotski. Si le Metro de Moscou est le seul au monde cela implique de détruire par la pensée ou tout autre moyen celui de Paris et les autres pour que ça soit Vrai.
De fait c’est finalement sans état d’âme que l’on punit le Crime et non le criminel l’homme qui tue est innocent et profondément sincère le plus souvent celui qui se confesse lors des procès.
La puissance du délire l’idéologique, la fiction du grand corps solidaire autorise Goebbels à promettre comme un cadeau au peuple une mort douce par gazage prévue en cas de défaite ». Et tout est accompli ».
La liberté c’est la capacité de commencer, de faire du nouveau.
Hanna Arendt rappelle la phrase de St Augustin dans son texte sur l’Eternité -apanage exclusif de Dieu -que- l’homme fut créé pour qu’il y eût un commencement.
L’être isolé, impuissant, souffrant garde une vie privée, un socle ,des portes intérieures. L’Etat totalitaire expérimente dans les camps la fabrique d’un homme seul, impuissant, souffrant mais surtout désolé, abandonné par son propre Moi. Il est déraciné,superflu,conditionné aux réactions les plus élémentaire.
L’Auteur sans vouloir faire oeuvre de prophète finit par une mise en garde face à l’existence et la constante montée en nombre, dans nos pays, dès après la Guerre d’une nouvelle masse d’individus dé-solés, superflus économiquement, indésirables y compris pour eux mêmes : »les solutions totalitaires peuvent survivre à la chute des régimes totalitaires ».
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Hannah Arendt démontre la généalogie socio-historique du phénomène avant et en contradiction avec Furet qui voit dans le communisme une illusion et Baechler dans ces mouvements une parenthèse de l’Histoire ,et nous prescrit de surveiller les facteurs de risque.
Tout n’est pas dit, bien entendu :
°L’effet de loupe de l’Etat Totalitaire sur les comportements individuels ne fait qu’accentuer la banale et énigmatique Servitude de La Boëtie : qui ne nous en avait par ailleurs pas donné la « clé ».
La terreur explique l’apathie mais pas seulement et l’on a depuis démontré dans des expériences de groupe de gens « normaux »le suivisme ou la part active qu’expriment 80% des testés quand on leur demande de participer à des situations de torture d’un témoin (Généreux)
.Quant à l’adhésion de tous à ce Mouvement pathologique naissant, Alain Caillé pointe sur l’existence dans la masse atomisée des individus « superflus »d’une impérieuse « Passion Totalitaire » que la Propagande initie et entretient en promettant la réalisation immédiate et onirique de tout et son contraire et singulièrement la fusion d’une Société de type Primaire celle des origines ,des échanges et du Don, et d’une Société Seconde de la Loi et de l’avenir :modernité + tradition, Puissance + Soumission, Révolution + Conservation.
°Pourquoi cette cruauté carnassière chez les NAZI et le « simple » pourrissement inertiel des victimes de masse chez Staline qui semble d’ailleurs mieux remplir le programme politique totalitaire ?
°A-t-il suffit à Nuremberg de stigmatiser, diaboliser et exécuter de grands criminels de guerre et de l’humain, quitte à ressortir de temps en temps des épouvantails susceptibles de dédouaner des actions ou leurs complices ?les Crises de Société sont dans leur moteur un dénouage des pulsions aux fictions :surgissement des forces organiques sans visage dans l Allemagne NAZI, consommation addictive et pornographie dans les Sociétés ultralibérales (D.R.Dufour).
°Avons nous évacué les plaies du totalitarisme ?
Alain Caillé rappelle en 2009 ce qui s’est passé, en substance :
3 renversements et 5 continuités
: renversements
effacé le Grand Savoir du chef ::maintenant le politique ne sait pas :il,y a des experts pour ça
changé le rapport au Temps (plus de futur,tout dans le présent)et à l’Espace (ouverture et disparition des frontières,village planétaire)
bouleversé l’espace social :« plein » organisé, l’hypersociété a fait place au «parcellitarisme », à la « dissociété » d’individualités séparées
continuités
Le mouvement, l’impermanence , le bougisme, les hiérarchies fluctuantes
La dénégation du Pouvoir remplacé par la « gouvernance », réseau de décision acéphale, rhizome organique
Une société prométhéenne : homme nouveau biologique,cloné,amélioré génétiquement modifié
Un monde fictionnel irréel : télé réalité, »second life », sexualité en ligne, »vis ma vie »
Permanence d’un ennemi, terroriste, asocial, casseur, « jeune » à l’intérieur des cités « sensibles »et autour d’elles
On pourrait y ajouter l’appauvrissement piloté de la pensée, le langage formaté, l’oxymore des discours, la promesse que le tout et son contraire en même temps sont possible simultanément: révolution et tradition, rupture et continuité, morale et pornographie,
banalité du mal chez les témoins des dégâts sociaux mortifères....
...et la nouvelle idéologie qui fait dire à Mr.Stigler prix Nobel d’économie : »quand les Faits sont en contraction avec la Théorie, c’est la Théorie qui a raison ».


"La pluie jaune" de Julio LLAMAZARES le 21 juin 2009



Notre amie, chilienne, Isabel Gutierrez, avait choisi ce livre magnifique et nous a dit que lorsqu'elle l'a terminé à deux heures du matin, elle avait les yeux remplis de larmes, ce qui provoqua ma grande envie de découvrir cet auteur inconnu pour moi, car ses choix sont toujours uniques. Le jour de la présentation, elle ne put venir et ce fut Anne-Marie d'Ornano et Christiane Vincent qui avaient travaillé de concert avec elle qui nous en parlèrent et nous le firent apprécier.
Julio Llamazarès nait en 1955 dans un village « Vegamian » ( Leon ) recouvert par les eaux d'un lac de barrage. Il fait des études de Droit, puis devient journaliste, il vit à Madrid et très attaché à sa province d'origine : le Leon. Il est possible de voir une filiation littéraire avec les écrivains de la « génération de 98 » , qui après la perte de Cuba, se retournaient sur leurs propres valeurs » Certains autres le rattachent au « Costumbrismo » ( origine costumbre : coutume, tradition) , mouvement littéraire qui, tout en participant aux tendances du roman de l'époque (fin 19ème, début 20ème : réalisme, naturalisme, mais hispanisé ), s'attachait à la description des paysages, des caractères et coutumes nationales et régionales. Christiane Vincent nous précise encore l'analogie qu'elle a ressentie avec « Hameau perdu » de Palacio Valdés et l'amour de la terre qu'elle retrouve chez les poètes de la génération de 1927 « Campos de Soria » de Machado , dont un poème nous est lu.
Llamazarès a écrit plusieurs œuvres, citées comme romans de campagne et montagne assez rustiques du Nord de l'Espagne : « Lune des loups » (1988), sombre tragique histoire de trois rescapés de l'armée républicaine, renforcés par des sentiments forts, « Scènes du Cinéma muet » ( Llamazarès a écrit des scénarios de films) et deux recueils de poèmes : « La lenteur des bœufs » (1979) et « Mémoire de la Neige « (1982) (Editeur Federop ) qui obtint le prix Jorge Guillen .
Pour donner mes impressions de lecture il me faut planter le décor naturel : l'histoire se passe dans un village totalement abandonné en 1970, Ainielle , suspendu au-dessus du ravin, avalanche de lauzes et d'ardoises torturées, « contre le ponant où la nuit arrive toujours beaucoup plus tôt » dans le massif des Pyrénées de Huesca ( Nord de l'Aragon), région humide qu'on appelle « Sobrepuerto ». Les maisons abandonnées résistent encore, pourrissant en silence au milieu de l'oubli et de la neige et l'auteur nous dit « que les personnages sont pure création, encore qu'à l'insu de celui-ci, ils auraient bien pu être réels ». Aucun signe de vie dans ce grand calme et ce grand silence.
Dix ans de solitude dans une seule maison encore habitée par un vieil homme omniprésent et son chien. L'histoire commence par la narration du vieillard avec « la fulgurance instinctive d'un souvenir », comment une nuit, en 1961, Sabina, sa femme, a quitté la maison et comment il la trouve pendue dans le moulin pourrissant avec le terrible pouvoir des orties « maîtresses des ruelles et des cours qui profanent le cœur et la mémoire des maisons ». Il réunit les affaires de celle-ci, souvenirs, photos, dans une valise en fer qu'il va enterrer près du puits, dans le sol gelé : la métaphore est magnifique « le nerf végétal d'une racine pour qui a creusé avec une pelle, un sol durci ».
Dès le chapitre quatre, il passe en revue toute sa famille fantomatique qui le cerne : parents, grands parents, tandis que « la pluie jaune de l'oubli » (métaphore filée) frappe les vitres.
La mémoire devient sa seule raison de vivre et son unique décor : « le temps s'arrêta et comme un sablier qu'on retourne, il commença à couler en sens inverse : « la vieille pendule délaissée, reste inutile », « Dès lors, j'ai vécu en me tournant le dos, sans retour vers le passé qui ne s'achèvera qu'avec moi » , avec des plages de brouillard tout autour.
La mémoire fait ressurgir de terribles histoires, celles de la mort de la fille de quatre ans, qui « meurt d'une lente asphyxie, un halètement étouffé et interminable qui consuma le corps de Sara lentement » (ch6), du départ à la guerre d'un fils qui n'en reviendra pas, et celle d'un jeune enfant Acin , monstrueux, attaché aux barreaux de son lit de bébé, où, bien plus tard, notre narrateur, découvrira dans le vieux matelas de laine un nid de vipères lovées, et enfin, le départ du dernier fils qui abandonne, avec tous les autres villageois, ce village fantôme.
Au printemps revenu, notre vieil homme courageux, restaure les terrasses, les jardins, les clôtures, la porte de l'écurie, les lauzes de la toiture, mais le découragement, la lassitude l'envahit lorsqu'au chapitre six, la boutiquière de Pallars dans Biescas lui remet une lettre vieille de plusieurs mois, d' Andrès marié en Allemagne depuis plusieurs années avec une photo de famille (deux enfants) sur une plage ensoleillée. Il ne lui répond pas que la mère est morte et qu'il n'est plus qu'un fantôme au milieu de ruines et de l'oubli. La photo colorée de la plage est déchirée parce que contraire à une vie péniblement endurée !
Le lecteur assiste à une décomposition ultime : l'air jaune qui jaunit insensiblement les yeux du vieillard, la pluie drue et jaune de l'oubli, la chaux jaunie des murs, les vieux calendriers, le bord des photos et lettres, le jaune de la paille, le vent chargé du sirocco jaune, « la folie qui déposa ses larves jaunes dans mon âme », « les yeux jaunes de Sabrina, blessés par la neige , les feuilles jaunes des peupliers « qui couvrent les champs de vieil or », mais qui, au matin, ont pris la couleur de la rouille . »
Je tiens à préciser que la rouille est un élément extrêmement important dans le « Nouveau Roman », courant littéraire des années 1950 en France, ( cf : mon article sur N.Sarraute . Exemple in La Modification de Michel Butor : les volets et charnières rouillés , signe de décomposition du couple ).
Les participants ont longuement commenté le symbolisme du jaune, « couleur de l'infamie, du démon, de la folie, signe de malheur et non jaune triomphant ».
Désolant, j'aime tant le jaune surtout en décoration. Cependant, il est rappelé que l'étendard espagnol est constitué de bandes rouges et jaunes…
Nos deux amies précisent qu'il s'agit d'une élégie, d'une lente mélopée avec l'accent doux-amer d'un « lamento » qui revient à trois reprises, la pluie sur les vitres , les cris des pierres ensevelies et des portes qui pourrissent , et, la végétation qui ensevelit le village abandonné . L'art du lamento , souffle poétique, disposé comme des versets, déchirure non émotive avec un traitement musical dans des chapitres courts dont le style concis, qui n'est pas plaintif, nous fascine. Le talent extraordinaire de l'auteur par une description universelle, personnalise de façon incessante la Mémoire involontaire, l'inconscient et permet la revue d'une vie dans un long soliloque qui fait réagir.
Anne Marie d'Ornano a décelé la colonne vertébrale du livre constituée de trois éléments :
La corde de la pendue que le narrateur retrouve dans le sol gelé et dont il se ceinture, qui est, selon elle est « la Mort cruelle de la Vérité », qui ressurgit de façon
psychanalytique .
Le miroir , retourné ou cassé qui est le « refus de sa condition de mortel » : « il me manque le courage de faire face à la Vérité, la force nécessaire pour me pencher vers la bouche d'abime, qui sans aucun doute, m'attendait de l'autre côté du miroir » ! « Comme si le regard n'était autre que la mémoire du paysage, et le paysage, un simple miroir de moi-même. »
Le pommier , (ch.14) et sa sève de mort. Sentant l'imminence de sa mort, il se pose la question du passage, de l'accompagnement du mourant pendant et après sa mort : « Quand quelqu'un mourait à Ainielle … la dernière personne du village qui apprenait sa mort, allait le raconter à une pierre. Quand Sabrina mourut, au lieu d'une pierre, j'ai été le raconter à un arbre du jardin ». Il s'agit du pommier que le père d' Andrès avait planté à sa naissance, arbre de 60 ans à la mort de Sabrina, « à peine s'il donnait une récolte tant il était rabougri », mais cette année là, « les pommes faisaient plier les branches sous leur poids. Des pommes grosses charnues, jaunes que j'ai laissé pourrir sur l'arbre sans les goûter parce que je savais que leur splendeur était nourrie de la sève putréfiée de la morte . Cette sève court maintenant .. à travers mes veines .. et va pourrissant mon souvenir lentement ».
Il y a une lutte perpétuelle du vieux père Andrès , le narrateur entre ses efforts pour garder les maisons et son inconfort moral qui nous renvoie à sa mort et à la MORT « Viva la muerte ».
Quelqu'un nous rappelle la noirceur et le rouge sang (cf. Garcia Lorca et Machado) à rattacher au franquisme et à l'impression du délitement de la Vie.
Ce livre m'a infiniment marquée, je l'ai profondément analysé mais ne veut pas trop le dévoiler.
Je pense que la construction du livre est celle d'un narrateur qui revoit toute sa vie lors de sa nuit d'agonie mais ce ne fût pas un avis général.

Monique BECOUR

"La joueuse de go" de Shan SA le 8 juin 2009



Christiane Vincent et Danielle Grégoire nous présentent cette œuvre.
Shan Sa, naît à Pékin le 18 Octobre 1972. Le véritable nom de la jeune fille est « Yan Ni », ce qui signifie « Bruissement du vent dans la montagne ».
A 7 ans, elle décide' d'écrire et obtient un premier prix. Elle écrit « Les poèmes de Yan Ni ».
En 1989, les événements de Tian' anmen vont provoquer son départ en Europe. Elle suit des études de philosophie durant 2 ans à Paris, après des études à l'école alsacienne, et devient ensuite la secrétaire du peintre Balthus . Elle s'est constituée deux cultures alors qu'elle était prédestinée à devenir poète chinois, mais les événements politiques brisent sa vie chinoise . Shan Sa , romancière et peintre, a exposé pour la première fois en 2001 à la Galerie Enrico Navarra .
En 1997, elle obtient le Prix Goncourt pour son premier roman « Portes de la Paix Céleste » sur les mouvements de résistance de Tian' anmen . Cette porte borde au Nord la place et l'entrée de la Cité Impériale
En 1930-1931, le dernier empereur de Chine ( cf.le film) règne sans pouvoir sur la Mandchourie occupée par l'armée japonaise et Shan Sa décrit les mouvements politiques des années 30 en reflet des événements de 1989, donc surimpression entre les horreurs décrites et celles du 15 Avril au 4 Juin 1989.
L'héroïne est sauvée par deux jeunes étudiants qui l'emportent par la Porte du Nord et l'initient à une sexualité ardente qui me fait penser, personnellement à « L'amant de la Chine du Nord » de Marguerite Duras.
La jeune fille, à 8 ans a été initiée par son oncle au jeu de Go, sous-tendu qu'il aurait aimé continuer l'initiation de l'adolescente à d'autres jeux, érotiques ceux-là, sans succès.
Devenue experte en jeu de go, « elle bat au go, tous ceux qui la défient », elle devient singulière, étrangère par rapport aux autres alors qu'elle se rend sur la Place où attendent les joueurs qui ont suspendu, un oiseau en cage sur la branche d'un arbre le plus voisin, signal de disponibilité pour ouvrir une partie avec qui le souhaite. Elle va y rencontrer « l'Inconnu », qui est, en fait, un jeune soldat japonais, observateur, espion durant la guerre sino-japonaise.
C'est une fable à double partition, dans laquelle de courts chapitres entremêlent les destins croisés du japonais et de la joueuse de go de 16 ans qui gardent le plus grand silence lors des parties.
Dans une interview de 2001, dans la revue « Lire », Shan Sa signale qu'elle avait eu la prescience de son livre à Venise. Le jeu de Go lui a donné une forme, un cadre qui permet de mettre en jeu ses personnages, donc gestation difficile pour ce roman, dit-elle, avec une inspiration poétique et philosophique. L'héroïne reflète une partie des questionnements de Shan Sa, de ses rêves. Leur combat est la métaphore de ses propres combats ».
Claude S. avait apporté un Jeu de Go et nous en a expliqué les règles qui reposent sur la notion d'encerclement, avec la pose aux intersections et sur les bordures, non dans les cases, de « pierres » (pions blancs ou noirs).
Il y a inversion entre les chapitres impairs (coups noirs), récits de la joueuse et ses pions blancs : points pairs. Et inversement pour l'Inconnu. C'est aussi une figure du Taoisme : « Le Ying et le Yang », guerre et spiritualité, qui rejoint Eros et Tanatos avec un aspect philosophique du pion posé, sans remède car le pion ne peut se déplacer : « Nous sommes les pièces que joue le Ciel et nous retournons dans une boite qu'est le néant ».
Claude, joueur de Go, nous indique qu'il y faut les mêmes qualités que pour se battre au sabre.
Robert V. professeur de mathématiques précise que ces jeux, bridge, go, échecs sont des paradigmes mathématiques donc, que la joueuse de Go a le goût infini des mathématiques. Un texte d' Euclide fonde la géométrie et l'arithmétique. Claude insiste : Arthur Koestler in « La corde raide » emprisonné durant la guerre d'Espagne, dit qu'il a alors tenu le coup, parce qu'il s'est posé un problème et l'a résolu. Il recherche la démonstration d'Euclide de l'infinité des nombres premiers » . « Un problème résolu », dit-il, « vous rend l'égal de Dieu aussi bon qu'un coït bien fait ».
Nous voyons, autour de cette table de jeu, une figuration de l'amour impossible de l'Inconnu pour cette joueuse de Go qui montre une volonté de puissance, vis-à-vis de l'adversaire. Chacun est représentatif de sa civilisation propre. Elle est l'unique femme admise dans le cercle fermé des amateurs, donc affrontement Chine / Japon et jeu de domination territoriale mais aussi jeu de Go : jeu du mensonge ; Dans la première partie, le japonais est réticent pour jouer avec elle mais la joueuse de Go se ploie au rythme de l'Inconnu. Ainsi le lecteur constate que le livre est construit sur une série de paradoxes, de conquêtes ; c'est une lecture extrêmement sociale car la joueuse a une volonté de liberté, d'affirmation de soi, de refuge dans le jeu de Go mais aussi de délivrance sexuelle., donc dialectique pour s'ouvrir à une autre sorte de comportement, d'égal à égal : donc « le jeu de l'amour et de la mort » .
De nombreuses assimilations culturelles ont été données par les participants : Judith , jeune juive, héroïne de la résistance aux tyrans, qui coupe la tête d'Holopherne, général assyrien ennemi au bout d'une nuit d'amour, ou encore la rencontre de Penthésilée, reine des Amazones qui se porte au secours de Troie, tuée par Achille , qui admire sa beauté et pleure sa mort. Mais aussi les références musicales que donne Danielle Grégoire, de Tancrède , preux amoureux de Clorinde (guerrière sarrazine ), selon « La Jérusalem délivrée » du Tasse, tragédie de Voltaire en 1760, dont Rossini tira en 1813, un opéra.
Nous avons discerné bien sûr, des rapprochements avec la littérature japonaise de Kawabata , par de nombreuses références symboliques, culturelles du côté aussi de la littérature allemande du 19 ème siècle. Tout est antérieur à l'écrivain qui a aussi écrit « L'Impératrice ». Christiane recommande la lecture de « ‘ L'abécédaire de la Cité Interdite » chez Flammarion .
Dans « le jeu de Go, » il y a une règle du suicide. Le roman est situé à l'intersection de la civilisation ancienne et de la civilisation moderne, un jeu de miroirs inversés. La fonction du Soldat est de mourir, après avoir tué la jeune chinoise malgré l'amour qu'il lui porte.

Séance sur René CHAR du 15 mars 2009


Le billet à CLAUDINE par Michel BOUDIN

René CHAR ou une autre manière d'habiter les mots

J'acquiesce volontiers, Claudine, à ton réprobateur haussement d'épaule qui accompagna ma décision d'aller à la séance de DIRELIRE consacrée à René CHAR.

"Ne te crois pas obligé d'être obscur" conseillait déjà à Alain un de ses amis. J'ai longtemps pensé la même chose à l'égard de la poésie de René CHAR et j'étais secrétement complice de ta désapprobation.

Mais l'éblouissant talent de Mr Jean-Christophe CAVALIN m'a amené à revenir sur ces positions paresseuses. Il m'a ainsi été donné de réactualiser des connaissances enfouies.

- Je me suis donc souvenu que déjà dans Rabelais, l'échange des discours semble, comme le dit Pierre Mari "tantôt acquis aux riches transparences de la communication, tantôt livré à d'obscures forces qui l'affranchissent de toute contrainte figurative ou pragmatique" et que donc ces "obscures forces" avaient quelque chose à voir avec la poésie de René CHAR.

- Je me suis souvenu aussi que le langage "pouvait osciller entre l'économie fluide des signifiés et les concrétioons allégrement opaques du signifiant" et qu'ainsi cette opacité méritait réflexion.

- Je me suis souvenu que pour Ponge "le poète doit descendre dans la nuit du logos jusqu'en ce lieu où se confondent les choses et les formulations" et que donc il existait "une nuit du logos" qu'il fallait prendre en compte.

- Je me suis souvenu que pour Rimbaud le poème incarne la révélabilité de l'être par le surgissement des formes matérielles du langage.

- Enfin j'ai retrouvé ces propos de Garelli qui me semblent en parfaite harmonie avec notre sujet : "Nul message dans la voix du poète, nulle force implacable de démonstration. Mais au sein du lagage l'inscription sauvage d'une brèche d'où coule l'inépuisable hémorragie des mots truqués, tronqués auxquels la sagesse humaine cherche obstinément à conférer un sens".


Quelques clefs peut-être, Claudine, pour lire autrement René CHAR? C'est tout le bonheur que te souhaite ton cousin:


FLORENTIN

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Un texte d'Andrée CORSE sur René CHAR


« Obéissez à vos porcs qui existent, moi je me soumets à mes dieux, qui n'existent pas ».

La poésie de René Char est parfois rugueuse, comme sa voix.

Garde-t-il de son enfance une rancune (probablement envers son frère aîné) mystérieusement évoquée dans « l'adolescent souffleté » ? :

« … Les mêmes coups qui l'envoyaient au sol le lançaient loin….vers les futures années où, quand il saignerait, ce ne serait plus à cause de l'iniquité d'un seul ».

Il garde intact pour autant la richesse des sensations et le goût de la nature tels qu'il les a connus (que nous les avons connus) dans l'enfance :

« Ils sont privilégiés ceux que le soleil et le vent suffisent à rendre fous».

« La pente de l'homme faite de la nausée de ses cendres….ne suffit pas à nous désenchanter.. »

C 'est le caractère de l'homme. : il vit avec la tragédie, la beauté et l'espérance…et dans la poésie (jusqu'au cou - il semble que le terme soit de lui) :

« …traverser avec le poème la pastorale des déserts, le feu moisissant des larmes….dans les noces de la grenade cosmique »


mais aussi dans la morale de l'action : « L'acte est vierge, même répété ».


Dans cette sa poésie, difficile de ne percevoir que la musique des phrases ; il « dit » et si son dire ne s'engouffre pas dans des concepts ni dans une quelconque sagesse, il trace son sillon dans les étincelles de l'entrechoquement des mots et la fulgurance des images avec un verbe dont le sens, métaphores à l'appui, ignore souvent la logique pour atteindre la pensée plus violente plus fugace et plus mystérieuse qui habite la sensation.. « …l'angle où s'épousent intelligence et sensation…le climat souhaitable de la vie. »

Le langage peut être porté à incandescence mais la réflexion y est inscrite ; s'il évoque avec une sensualité légère (à peine voilée de regrets) :

« …la rencontre odorante d'une fille dont les bras se sont occupés aux fragile branches…. »


Il s'attarde avec gravité :

Sur la liberté : « Elle est venue …son verbe ne fut pas un bélier mais la toile où s'inscrivit mon souffle. »


Sur la réception de l'Art :

BALTHUS « …place sous nos yeux les ressources de la tragédie (où) nous désirons cette guêpe matinale que les abeilles désignent du nom de jeune fille.. »


DE STAEL qui « …met en chemise et au vent la pierre fracassée.. »


Plus troublant l'étrange « éloge à Sade » :


" Le mystère allume de monstrueux feux de paille.. "

" ….celui qui sur les ailes de la folie précipite à hauteur d'aigle la morale démasquée "

" ..celui dont les étranges propos découvrent aux paralytiques les impressions saisissantes.. "

" Pour pouvoir s'en approcher, il faut avoir cru plus que de raison……"»

" Sade, l'amour enfin sauvé de la boue du ciel, l'hypocrisie passé par les armes, cet héritage suffira aux hommes, leurs belles mains d'étrangleurs sorties des poches."


S'interroge-t-il, sur l'inquiétante étrangeté de la sexualité, déviante ou pas, ou bien fait-il de Sade un visionnaire des crimes commis au nom de la pureté.… de la race ou des idéaux.?

La grandiloquence du verbe de René Char peut demander parfois un atterrissage plus ou moins forcé ; on peut y trouver des métaphores survoltées, des contradictions ignorées, mais sa « parole en archipel » qui gronde comme un torrent, parfois juge et souvent aime, (« ne te courbe que pour aimer ») nous permet de reconnaître et de saisir pour les revivre dans l'instant des émotions (y compris la pensée ; pense t-on sans émotions ? même des mathématiciens en doutent…) qui sont les nôtres,


Andrée CORSE



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« LES FEUILLETS D'HYPNOS » tirés de « FUREUR ET MYSTERE » René CHAR (1907-1988)

Chronique de Monique BECOUR

Mr Christophe CAVALIN, professeur à l'Université d'Aix-en Provence, nous parlait le 15 Mars 2009 de l'œuvre poétique de René CHAR. Il faut le remercier et lui rendre un éloge pour sa présentation, sans être toujours d'accord avec ses réticences. A signaler que le Lycée Français de Londres, fait travailler, cette année, les élèves de classe de première, sur René Char dont les qualités sont mieux reconnues, semble-t-il, par nos anciens Alliés qu'ici.

J'écris mon étude personnelle en rendant hommage aux maîtres qui m'ont formée à Paris X Nanterre, ainsi qu'à Jean SUQUET , poète ami disparu en 2007, dernier des Surréalistes, ami de Breton qui lui avait remis sa carte de « correspondant emphytéote », au Collège de Pataphysique. Le peintre DUCHAMP lui avait confié par un courrier de New York, daté du 25 Décembre 1949, l'analyse du « Grand Verre rêvé » (J.SUQUET Aubier), ce dernier admirait l''écriture poétique de René CHAR.


René CHAR , capitaine d'un maquis durant l'occupation allemande traduit, - dans « SEULS DEMEURENT » et « Feuillets d'HYPNOS » (1943-1944) tirés de « FUREUR ET MYSTERE »- une volonté militante et une expérience des hommes.

C'est donc moins l'action de la Résistance que l'émotion du résistant qui se délivre dans l'expression forte et parfois très dure avec comme point de départ quelques règles d'action ( cf. Hypnos de 1 à 5). Comme Camus et Malraux, Char engagé, décrit la condition humaine à travers cette action, donc, combat pour la Liberté et politique deviennent en lui et par sa création, combat pour la liberté de l'esprit créateur, humanisme réservant à tout prix « l'inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils ».

L'introduction des « Feuillets d' Hypnos » précise « que ces notes furent écrites dans la tension, la colère, la peur, l'émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l'illusion de l'avenir, l'amitié, l'amour, c'est dire combien elles sont affectées par l'événement ». (p.85 ). Ses notes, non d'historien, mais libres sont une décharge émotionnelle au gré des circonstances et protestations contre une tyrannie. Ce n'est pas une œuvre SUR La Résistance, répétons-le , Char transcende tout son être et son langage par ses aphorismes. Il veut agir sur le lecteur comme sur un résistant novice : c'est sensoriellement , par l'image qu'il s'applique à lui faire toucher le progrès.

La condensation, c'est-à-dire le regroupement de plusieurs éléments et d'images permet d'accumuler l'idée en une seule image : ce n'est pas la pensée « du – ou » mais « du – et ». De même les prépositions « à » et « de » sont utilisées par Char pour donner un enrichissement symbolique utilisé dans la « Théorie du Surréalisme » et aussi par A. Breton pour réunir ce qui ne peut être réuni.

Citons l'intériorisation de l'image : « les amis anonymes », les « êtres furtifs que nous sommes devenus » (n°159 p.128), les compagnons de combat, ou la nature, ou la femme aimée : « les vieux ennemis transformés en loyaux adversaires »( n°6 d' Hypnos ) et non les nazis en face ; ou encore « la souris d'enclume » qui fait exploser le feu, jaillir les étincelles.

L'homme pense, le poète écrit, la pensée suit les mêmes processus en face de procédés qui ne sont pas des procédés logiques. Les images donnent toujours un sens ambigu au poème. On ne passe pas de l'illogisme au logique. A remarquer aussi le mouvement en avant, la libération de la jeunesse, l'obstacle franchi « mon épaule peut bien sommeiller, ma jeunesse accourir » (p.190).

La symbolisation, une idée abstraite est souvent représentée dans le passage du concret au concret ; le rêve aussi par une image : comme exemples, « le point d'or de cette lampe inconnue de nous » : c'est-à-dire, l'espérance, la persévérance pour continuer le combat (n°6, p.87), ou « la jeune fille comparée à une lampe, l'auréole en serait le parfum » ; la synecdoque (élargissement ou rétrécissement du champ sémantique), utilisation de la partie pour le tout : le bras signifie la jeune fille.

La dramatisation ou éléments du rêve organisés selon un drame ; elle permet toutes les comparaisons, toutes les métaphores et donne un mouvement de pensée qui n'est plus logique d'où correspondance entre désirs différents : ainsi dans le poème « Liberté » (p.52), les assonances de la première strophe reprises dans la dernière, (l'absence, l'issue, associées au « cygne posé sur la blessure » : sous entendu la Liberté ). Au n°23 d' Hypnos « Présent crénelé. .. » aphorisme en deux mots étendards, métaphore politique de la France veillant au château-fort de ses maquis crénelés, la situation est suggérée avec sobriété, pittoresque ..

Nous voyons tout le travail du rêve qui rejoint celui de la poésie avec des divergences que l'on peut réunir, les redondances sur le Feu ou la métonymie utilisée : le phénix à la place du Feu.


"Les bienveillantes" de Jonathan LITTELL le 15 février 2009



Pour prolonger la question à laquelle Littel ne répond pas (qu'en est -il de nous dans cette affaire? ) les réflexions d'Alain Caillé sur l'après-totalitarisme:

3 renversements
  • après le Grand Savoir du chef, la désintellectuelisation des décideurs palliée par les experts et une perte du sens
  • rapport au Temps (tout dans le futur devenu tout dans le présent) et à l'espace (après la clôture, l'indistinction des frontières)
  • l'espace social "plein" organique remplacé par la différentiation extrême des particularismes et l'effacement du lien social

5 continuités

  • le mouvement permanent , exaltation des fluctuations hiérarchiques et des convections socio-économiques -rien de stable
  • une dénégation de l'autorité au profit de la "gouvernance" comme fiction du pouvoir émané des masses(le chef est l'expression de la volonté de tous)-pas de responsable
  • une société prométhéenne:"l'homme nouveau"racial ou social devenu l'homme des greffes,des chirurgies plastiques ou du clonage-le corps marchand
  • un monde fictionnel devenu aussi virtuel - ("brave new world") - et l'éffacement du Réel
  • position centrale de l'Ennemi et du Complot (du "protocole de Sion" aux terroristes dormants) - mobilisation par la seule peur sans autre projet sociétal

Faire prendre conscience aux humains qu'ils sont nombreux et superflus (dans l'optique d'une bonne sélection de la race ou de la classe,ou d'une bonne rentabilité économique) jusqu'au désintérêt profond de soi et jusqu'à participer de bon gré par le "nettoyage" à l'idéologie de l'amélioration du modèle évolutif de la société qui est proposé!
Et s'il faut aller vite autant être radical !

"Les solutions totalitaires peuvent survivre à la chute des régimes totalitaires" (A Arendt).

Gilbert LEHMANN
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Prélude aux Bienveillantes par Annie ROUZOUL
"Eh bien, filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes? Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?". Délire d'un Oreste halluciné, sorti du cerveau de Racine quelques vingt siècles après celui d'Eschyle. L'un comme l'autre sont des assassins. Les deux échapperont pourtant aux Erynnies, déesses de la Vengeance., d'autres disent de la Justice, qui veillent sur l'ordre du monde en poursuivant inexorablement le Crime: "Lorsqu'avec ses enfant vêtus de peaux de bêtes...".
Pylade, l'ami fidèle, sauvera l'Oreste racinien, comme Athéna, sortie du cerveau de Zeus, armée d'un attirail guerrier et du Logos, sauvera l'Eschyllien en instituant, en lieu et place de la loi de justice archaïque, "mort pour mort", celle du Logos humain, moins simplette.
Il n'en reste pas moins, qu'aujourd'hui encore, bien des serpents sifflent encore sur la tête des Erynnies veillant sur l'ordre du monde, que les Grecs, par antiphrase, appelaient "Euménides" - Bienveillantes - pour conjurer sans doute le mauvais sort.
"Aue" n'est pas Oreste. Né du cerveau de Jonathan Littell, il ne sort pas de l'Iliade, histoire de dix ans de guerre fratricide inaugurée par Agamemnon, assassin de sa fille aînée, pour finir par le génocide sanglant des Troyens.
Il ne sort pas non plus d'un XVIIème siècle où la Passion Funeste brille de tous ses feux, mais du XXème siècle, celui du progès, celui du Fuhrer.
"Aue" comme Oreste a une soeur. Pas une grande soeur nourrie de passion vengeresse dont il sera l'instrument, mais une soeur jumelle:
"Mon enfant, ma soeur ,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble."
Ensemble ils ont joué à des jeux interdits.
Comme Oreste, "Aue" peut aussi compter sur un ami fidèle...
"Le Monde...
Une histoire de bruit et de fureur, racontée par un idiot et qui ne signifie rien" L'ami Shakespeare
Inspiré par le dictionnaire Quillet-Flammarion
Idiot : un qui est particulier, pas comme tout le monde
Ne signifie rien: se dit d'un comportement don on ne peut rien induire
Induire: conclure d'un fait particulier, une loi générale.

"Magnus" de Sylvie GERMAIN le 15 février 2009



Monique BECOUR
« MAGNUS » qui reçut « le PRIX GONCOURT des Lycéens » en 2005 n'a pas plu à quelques participants, en raison de la dernière partie du livre qui présente le côté merveilleux d'un moine ermite mystique, peu crédible, m'a-t-on assuré ; étonnée de cet avis alors qu'il nous est montré actuellement des hommes et femmes, la quarantaine mature, se tourner vers le mysticisme, en se retirant trois ans ou sept ans dans un monastère bouddhiste français.
A la question d'un participant « Pourquoi fût-il primé par les lycéens Goncourt en 2005 ? » , je réponds que ces jeunes lycéens ayant gardé l'âme d'enfant ont aussi certainement été très touchés par l'histoire de ce jeune héros allemand du livre, Franz-Georg et par le côté merveilleux du conte final de l'ermite « le don de Dieu qui laisse l'homme libre, comme l'est notre héros devenu adulte. Dès « l' ouverture , Sylvie Germain donne à comprendre « le sens du livre, une esquisse de portrait, un récit en désordre, ponctué de blancs, de trous, scandé d'échos , … car une vie humaine n'est jamais aussi linéaire qu'on le croit . » La construction non linéaire du livre a pu gêner le lecteur : constitué de trente chapitres appelés fragments , le n°2 commence le livre, le fragment 1 (au milieu du livre) décrit l'opération «Gomorrah » de la R.A .F. en été 1943 sur Hambourg et le dernier fragment annonce peut-être le passage vers un autre livre. Le récit est coupé de « notules» ou notices explicatives éclairantes d'une page ou deux, prises dans des dictionnaires, des manuels philosophiques, des référentiels d'Histoire, de géographie, d'échos de divers poèmes de Thomas Hardy , de Shakespeare, de Paul Celan, de Jules Supervielle , de biographie de Dietrich Bonhoeffer , de la lettre du 16 Avril 1963 de Martin Luther King sur la ségrégation refusée par une noire de 72ans dans un autobus à Montgomery dans l'Alabama. (cf. le discours récent d'OBAMA). Le plus extraordinaire est que notre auteur qui avait lu « Pedro Paramo » de Juan RULFO, avant 2004, en fait l'élément porteur leitmotiv de son histoire. Ce dernier livre a beaucoup marqué nos participants en 2007 et a même été, pour eux, élément constituant d'une soirée poésie à DIRE LIRE.
L'histoire de Magnus est celle de la Mémoire perdue d'un petit garçon candide Franz-Georg de dix ans auquel manque le souvenir des cinq premières années de sa vie. Sa mère Théa , lui a dit qu'à cinq ans il a subi une forte fièvre, il n'est pas autiste : il n'a gardé de sa petite enfance qu'une seule relique un petit ourson, un peu brûlé au nez et à l'oreille, qui porte au cou un petit mouchoir avec des lettres de couleur M.A.G.N.U.S .
Franz-Georg a une adoration pour son père, le Docteur Clemens Dunkeltal qui chante de sa voix de baryton basse, le soir, des lieds de Schubert, Bach, pour ses amis. Dans la journée, dans un vaste asile de la lande, il « soigne des milliers de malades du thyphus » ! (amorce). Le lecteur ne lira que bien plus loin que la belle demeure est proche deBergen- Belsen !
La mère, aux oreilles diamantées, rééduque l'enfant, lui réapprend sa langue lui raconte les récits de ses propres frères, héros morts à la guerre mais le petit est « parcouru par des ombres venues on ne sait d'où » Nous comprenons par les yeux de cet enfant merveilleux, magique qu'il y a une histoire complexe et l'on attend la suite. Il essaie de se tourner vers son propre passé et il a « des fulgurations clandestines, des giboulées d'aiguilles de feu éclatant, de rouge strident, intense jaune franc d'un feu dans le poêle, soleil de midi aveuglant, crépuscule bariolé de rouge vif, de safran, d'orange » qu'il reçoit avec une sensualité extrême. La langue est superbe ; palimpseste : la mère Théa voulut le blanchir et réécrire sur lui comme sur un parchemin gratté. Nous sommes en 1945, en Allemagne, Hitler est mort, tout se délite et la famille va évacuer, misérablement jusqu'à la rive Nord du Lac de Constance d'où le père s'enfuit au Mexique. Franz-Georg ne comprend rien et continue à se confier à l'ours Magnus « qui entend tout, se rappelle tout et n'oublie rien ».
Adulte, il essaiera de retrouver les traces de son père au Mexique, à Comala : l'insolation et le choc de sa lecture de Pedro Paramo à Comala même vont lever son inhibition et lui restituer «ses anciennes voix qui l'ont consolé ». Juan Preciado va être son double dans les décombres de sa mémoire, dans le labyrinthe de l'oubli. Diverses identités, divers pays, diverses femmes… La solitude revient. « A-t-il jamais su aimer qui que ce soit en vérité ? La nuit de Gomorrhe , il avait perdu toute faculté d'aimer »