"Miette" de Pierre BERGOUNIOUX le 16 décembre 2005



Un homme au corps sec et souple, au visage osseux ,mobile, passant très vite du sévère au souriant : ce sont mes premières impressions lors de la venue de Pierre BERGOUNIOUX à notre séance de Juin. D'emblée, il fait en sorte que chacun soit en même temps à l'aise et exigeant dans sa réflexion et son expression .

L'une de ses premières phrases sera:" J'ai horreur de revenir en arrière". Surprenant pour celui qui fouille sans cesse son enfance et la vie de celles et ceux après et autour desquels elle se déroula. En réalité, ce retour en arrière refusé, c'est celui sur ses écrits. Il lui faut poursuivre, avancer.

Puis il exprimera une volonté d'écrire contre la fatalité et l'oubli: "les gens de ma sorte ne bougeaient pas , ils ne quittaient pas cette région défavorisée, niée, soumise aux autres... région sur laquelle il ressent un besoin vital d 'écrire : J'avais un monde à tirer de son mutisme écrasant" ( L'héritage p.153).La discussion montra que l'une d'entre nous, originaire de Lorraine, et tel autre d'une région rurale du sud-est avaient des souvenirs , des images de leur enfance ou avaient connu des personnages très proches de ceux évoqués par Pierre BERGOUNIOUX. Question de génération sans doute au moment où finissait une France rurale aux gros bourgs endormis. Celles et ceux des générations précédentes avaient eu peu de choix et avaient dû se mettre au service de la survie du groupe . Ils pouvaient alors devenir cela même qu'ils avaient rejeté dans leur jeunesse ("Il n'était pas possible que les bonnes femmes ne se soient pas trouvées jadis dans la peau de petites filles...Elles avaient dû bouillir d'impatience, éprouver le découragement complet dont j'étais submergé, dire , en silence, le non que j'ai proféré... Et puis ce qu'elles avaient enduré, refusé, elles l'étaient devenues. Elles avaient pris le ton et la tournure , les procédés que, petites filles, elles avaient endurés, refusés."(La mort de Brune).

Ceux qui essayaient de rompre avec la grisaille et la continuité imposées , couraient le risque de l'incompréhension et de l'échec insupportable . Dans "La mort de Brune" , Pierre BERGOUNIOUX dit à propos du photographe , voisin de la maison familiale , à Brive, "Il a dû éprouver le désespoir spécial que l'endroit éveillait, à cette époque, chez quiconque élevait ses pensées quelque peu au-dessus des soins immédiats de la vie, portait ses regard au-delà du cercle de l'ancien rempart . Et le photographe se pendit parcequ'il avait besoin pour peindre, pour vivre, de l'approbation d'un tiers et que la réalité parfois, par endroits, n'a rien à voir avec ce qu'on a sous les yeux. Elle est ce qui se dit, se fait à cent lieues. Quand cela fut clairement établi, il ne lui restait plus qu'à mourir."

Pierre BERGOUNIOUX et son frêre furent de ces premières générations qui purent choisir d'autres voies , qui ont conscience que ce fut de peu. Il faut presque exorciser par l'écriture l 'abandon de l'existence qui se serait imposée à eux s'ils étaient nés quelques années plus tôt . Après l'ENS, Pierre BERGOUNIOUX doit choisir sa voie: "Ce fut une période difficile. Il me semblait que je m'étais fourvoyé, que j'aurais dû suivre mon penchant, revenir à l'origine pour y mener l'existence à laquelle tout me prédestinait. J'aurais pris un poste dans quelque collège de campagne"... Comme l'avait fait Octavie ( cf. Miette) quelques décennies plus tôt, renonçant à partir pour une Université Américaine où elle était attendue.

C'est pourquoi l'essentiel de son oeuvre littéraire parcourt sans cesse Brive et sa région, les ancêtres ou personnages proches de sa famille et ne dépasse pas sa dix-septième année (moment où il quitta la Corrèze pour poursuivre ses études). "J'avais peut-être bien attaqué ma dix-septième année, la dernière de ce temps où le temps, après s'être attardé sans mesure, comme arrêté aux pires défilés de son cours, sembla vouloir rejoindre celui qu'il était partout ailleurs..." (La mort de Brune), "Le présent existe, mais pour l'atteindre, il faut quitter le berceau, les êtres aimés, les vallons, dépouiller les certitudes, ou les incertitudes, qu'ils nous ont dispensées, révoquer en doutes les expériences fondatrices et leurs enseignements. "J'ai eu la sensation brutale d'être sevré du monde et de moi-même." (L'héritage p.99) "Je suis parti de Brive et j'ai péri. Mais j'ai vu le jour pour la deuxième fois" (p.93) .

Un autre élément historique déterminant est lié à la guerre de 1914 . On porte rarement attention à cette génération de gens sans père qu'elle entraina . Ce fut le cas du père de Pierre BERGOUNIOUX. Cause ou pas de son caractère ("Lorsqu'il nous épargnait les mots amers, les prophéties désespérantes que lui dictait son enfance orpheline, la tristesse des heures, du lieu qui, à force avaient passé en lui, il trouvait encore moyen de nous affliger par le truchement du piano..même lorsque mon père s'attaquait à des pièces plus légères, presque folâtres, son interprétation réussissait à en faire des marches funèbres ou des Requiem".) qui pesa lourdement dans sa relation avec ses fils.

Pierre BERGOUNIOUX nous parle encore de l'écriture et de l'écrivain. Ecrire c'est mettre à distance ce dont on parle , Ecrire c'est s'absenter provisoirement du monde , Il y a quelque chose de contre-nature, non seulement d'écrire mais de penser et de nous rappeler la phrase de Proust : Sentir, penser, cette souffrance . Mais en même temps l'écrit apporte libération et délivrance , sinon, ce n'est pas la peine . Pourtant la discipline de l'écrivain est contraignante: levé bien avant l'aube il passe cinq à six heures d'affilée presque chaque jour ‚à son bureau et il en sort physiquement vidé.

Lorsqu'on lit ou qu'on écoute Pierre BERGOUNIOUX parler de son travail d'écriture, lorsqu'on constate la ténacité avec laquelle il poursuit son projet, on songe à Baptiste l'un des personnages de Miette qui s'était donné pour tâche de transformer en forêt la lande dont il avait hérité , pour assumer à l'égard de ceux qui l'avaient précédé le devoir de continuité de l'héritage. Plus prisonnier de ce destin que propriétaire de cette terre. Et pourtant, pour gagner un peu d'argent , Baptiste avait , chaque année, plusieurs mois d'activités commerciales hors de sa région durant lesquels il rencontrait des gens instruits, socialement reconnus. Mais toujours il revenait à sa terre et à son destin . Ainsi, il convertit chaque pouce carré des champs pierreux, des pâtures maigres, des landes sèches et des mouillées qu'il avait reçus, en un seul massif forestier et changea la face du monde (Miette).

Autres thèmes abordés : Littérature et fiction : Dans La mort de Brune tout est vrai ,répond-il à une question posée à propos du magnifique duo du jeune Pierre BERGOUNIOUX, au piano, avec le volailler à la voix d'or. "Il m'a d'abord fallu liquider le préjugé qui veut que la littérature soit imprégnée d'imagination, tire vers la fiction "( L'héritage p.180)." L'expérience intime est partout dans ce que j'écris. Ecrire revient à tirer au clair les malentendus et les drames qui ont obscurci nos jours." (entretien avec Yves Charnet)

Pierre BERGOUNIOUX nous affirma aussi qu'aucune autre littérature dans l'histoire du monde n'égale la littérature française . Elle a été pendant cinq siècles ouverture sur le monde et sur l'Autre. Mais les manants, mal lavés et illettrés en ont été exclus jusqu'à il y a peu.

C'est en évoquant l'universalité des écrits de Pierre BERGOUNIOUX que se termina notre séance. Cette littérature, ancrée dans ce petit territoire corrézien dont l'auteur souligne à l'envi la spécificité , transcende les destins particuliers qu'elle évoque. Elle est humaniste et universelle. Comme l'étaient les paroles et les combats de l'instituteur de son enfance auquel il a eu le temps de dire sa dette :" J'ai pu rappeler au vieil instituteur qu'il y avait des instants pareils à des bourrasques, à des éclairs, à des étendards. Il n'imaginait pas, lorsqu'il s'avançait avec ses chimères, sous son oriflamme, et qu'il savait que c'était en vain, il ne pouvait savoir que les ombres et les spectres de la réalité avaient reculé en désordre devant lui, sous mes yeux et ça, je lui ai dit" ( La mort de Brune ).

Lecteurs et lectrices ( et le jour de notre débat auditrices et auditeurs) , ont fortement ressenti dans ces paroles l'élan de fraternité qui les porte. Ecrivain, certes, qu'on a davantage encore envie de lire, mais homme avec lequel on ne se lasserait pas d'échanger.

Dans un aparté d'après séance, Pierre BERGOUNIOUX rappela qu'il avait été troisième ligne aile de rugby pendant les années de sa jeunesse briviste. Nous lui avons dit notre attente impatiente de son travail sur ce thème qui ne peut pas ne pas avoir révélé de fortes personnalités et des spécificités du terroir corrézien.

Jean COURDOUAN