Albert Camus, la juste révolte.

Dans la collection « Le bien commun » (Michalon)  qui se propose d'éclairer les figures du Droit par le biais  de l'analyse et du commentaire d'oeuvres littéraires, Denis Salas analyse la problématique du juridique dans l' oeuvre d' Albert Camus et son évolution à partir de sa vie et de ses écrits.

Journaliste  d' « Alger Républicain » Camus écrit sa révolte face à la condition indigène en Kabylie en 1938 mais aussi dans ses chroniques judiciaires face au caractère  arbitraire et unilatéralement à charge de la Justice des prétoires dont la rhétorique construit des coupables afin de conserver l'équilibre social « colonial » en usant d'une violence d'Etat légale :les justiciables sont d'emblée des ennemis à façonner en coupables. (C'est aussi pour l'équilibre de la Société que le juge  condamne Meursault l' « Etranger » pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère. C'est l'injustice qui éveille le sens moral du héros « somnambule » : première révolte dans l'oeuvre fictionnelle de Camus). Ses plaidoiries sont d'autant plus passionnées que la  guillotine est au bout du verdict et son combat contre la peine de mort sera incessant y compris après 1945 quand il faudra juger Brasillach : les dilemmes de l'Epuration réactivent le déchirement de l'auteur qui exige de la Justice non pas le pardon de Mauriac mais la paix dans l'être ensemble :le mal absolu doit être combattu par la morale réfléchie : l'équivalence pénale n'efface pas le crime mais exacerbe l'escalade mimétique de la violence : ainsi se dessine la recherche passionnée et déchirante de la mesure dans l'oeuvre romanesque et philosophique de Camus.
En 1951 « L'Homme Révolté », généalogie de la Révolution ,réactive son opposition à l'absolu d'une Justice d'Etat  théorisée par l'Histoire  dont la violence est le moyen  qui rend indigne une fin évacuée dans un futur indécis : cela  lui vaudra  haine , incompréhension , solitude, et le malentendu persiste encore de nos jours. Si la Révolte est libératrice comme rupture non codifiée -  c'est aussi l'esprit de l'ami René Char - la Révolution éclairée  par l'Histoire et guidée par le Parti n'aura de cesse de juger l'individu libre  donc objectivement coupable et nécessairement repentant.
« Caligula » dramatise l’arbitraire de la démesure de l'individu, « L'Etat de Siège »  celui de l'Etat dissimulé derrière la Loi – si le crime devient Loi il cesse d'être un crime - et ses juges.
« Les Justes » :l'hubris du terroriste vainqueur en fait un assassin manichéen :il exécute le juste  qui s'offre en sacrifice mais l'absurde de sa posture ne peut  se résoudre que par sa propre mort.
 Le meurtre est nécessaire et injustifiable, mais combattre « La  Peste »c'est avant tout lutter contre la honte d'être  dans le mal pour rebâtir une cité juste.
Dernière déchirure et la plus charnelle après la Libération et la Guerre Froide, la guerre d'Algérie : comment choisir entre sa mère et la Justice? Il veut tenir écartées (et non pas se tenir à l'écart) les noces sanglantes de la répression et du terrorisme, proposer la trêve civile en 1956, ne pas intervenir -mais avec force- entre deux violences pour n'en  cautionner aucune, exiger un réformisme intransigeant : apories  tragiques ironisées par Sartre qui lui propose un exil aux Galapagos!
« La Chute » est  peut-être l'autocritique de la posture d'un moralisateur qui à force de tout se pardonner croit pouvoir juger les autres mais se trouve finalement en exil, sans patrie en esquivant le jugement de l'instance tierce du juridique, c'est à dire celui de ses semblables humains.Il ne saurait exister dans la cité des hommes une justice solipsiste perverse : le sentiment de culpabilité ne suffit pas, seule la responsabilité peut désinfecter la cité.
Dans « L'exil et le Royaume », récits de l'isolement de l'individu, « L'Hôte » met en présence celui qui se croit juste en ne choisissant pas - mais il y perdra la vie - et le gendarme ni injuste, ni violent qui incarne une loi modérée, entre deux visages du Mal : une justice stalinienne totale, meurtrière ou la démesure d' une liberté absolue qui menace la cité.
La médiation est toujours imparfaite mais c'est le rôle de l'Homme  d'ordonner le chaos en fixant les limites pour instaurer la loi médiocre, la Némésis au lieu de l'honneur, vertu des injustes.
Voyage tragique de Camus vers la modération grecque à reconstruire en permanence.

Gilbert Lehmann

En Attendant les Barbares de J.M.Coetzee


Amende honorable: Pour dire autre chose et ne pas réciter - à nouveau - le remarquable roman - qui n'en a pas besoin…mais en rajouter sur l'homme juste !
L'arrivée du colonel Joll les yeux obturés de verres opaques venu combattre ce qui menace l'Empire:c'est l'Évènement qui heurte le semi confort d'un magistrat excentré depuis trente ans dans une ville garnison aux confins d'un désert parcouru de rares et étranges barbares nomades.
Le corps expéditionnaire traque, capture et torture pour étayer sa Vérité : le mensonge d'une menace inéluctable aux portes de la ville,  terreur instrumentalisé  chez des habitants finalement  rendus tous complices par la publicité d'atroces et singuliers sévices infligés aux prisonniers auxquels on les autorise à participer.
Les pistes de l'oeuvre sont multiples: quelques unes prédominent.
L’irruption du Mal dans le quotidien actualise le problème de la Légitimité de l'Etat -qui par nature monopolise la violence mais aussi reconfigure le Réel pour asseoir son Autorité – et celui de la place de l’individu, du « juste » face à cette violence : personnage camusien*, le magistrat tout médiocrate qu'il soit « nous ne pouvons rien y faire. Nous sommes des créatures déchues. Nous sommes réduits à appliquer la loi, tous tant que nous sommes, sans laisser s'évanouir en nous le souvenir de la justice », mais représentant de la Loi, est le complice « objectif » de l'Etat : « contrairement à ce qu'il me plaisait de penser, je n'étais pas l'inverse du colonel, aussi complaisant et bon vivant qu'il était froid et rigide. J'étais le mensonge que l'Empire se raconte quand les temps sont favorables, et lui la vérité que l'Empire proclame quand soufflent des vents mauvais ».
Il n'a pas de plaidoirie audible pour les tortionnaires ni pour le peuple compromis et il ne peut que hurler le « non » de l'homme révolté! Battu, ridiculisé, facticement mis à mort -de façon pire qu'une vraie exécution -il n'est pas un martyr, il ne témoigne de rien  auprès des autres : absolument solitaire, réduit au seul corps souffrant , déshumanisé , objectivé. C'est un christ, mais un christ coupable qui ne meurt pas et demeurera dans l'humanité pour revivre toujours les recommencements .
Et  à l'imperfection radicale du juste est liée  l'insondable question du :« qui suis-je! », du :« Je est un Autre » qui participe aussi de l'aléatoire et de l'incomplétude du rapport à cet Autrui qui nous reste en tout ou partie opaque : au mieux tout est sous-entendu ou malentendu et même la communion apparemment profonde n'est jamais que ressemblante
»lorsque je l'étreins, elle ferme les yeux...ce n'est que du théâtre...mais…elle croit au rôle qu'elle joue. Quant à moi, ...ça m'est égal...me laisser couler encore dans le sombre fleuve de mon propre plaisir »
Cette communion en tous cas  ne relève que d'une  coïncidence heureuse et ne peut se commander ni par le geste, ni par le regard, ni par la parole.
L'altérité est dans le paysage des confins, dans l'Autre et en Soi , mais elle n'est pas radicale :sa complexité autorise l'espoir : il n'y a pas de monstre absolu ni dedans ni dehors et c'est peut être ce qui permet de comprendre pourquoi le Mal n'a jamais encore triomphé dans l'Histoire : le Bien se laisse entamer mais rebourgeonne obstinément :
»les enfants ne doutent pas un instant, quand ils jouent à l'ombre des grands arbres, que ces arbres si vieux ne soient là pour toujours; ils sont sûrs qu'un jour, ayant grandi, ils seront forts comme leurs père, fertiles comme leur mères, qu'ils vivront, prospèreront, élèveront à leur tour leurs enfants et vieilliront en ce lieu où ils sont nés »
ainsi peu à peu le don des habitants au magistrat recrée dans l'échange une humanité, même si l'on sait que les germes de la Peste restent nichés dans les vieux linges au fond des armoires .
                                                                                     
Gilbert Lehmann