Notre amie, chilienne, Isabel Gutierrez, avait choisi ce livre magnifique et nous a dit que lorsqu'elle l'a terminé à deux heures du matin, elle avait les yeux remplis de larmes, ce qui provoqua ma grande envie de découvrir cet auteur inconnu pour moi, car ses choix sont toujours uniques. Le jour de la présentation, elle ne put venir et ce fut Anne-Marie d'Ornano et Christiane Vincent qui avaient travaillé de concert avec elle qui nous en parlèrent et nous le firent apprécier.
Julio Llamazarès nait en 1955 dans un village « Vegamian » ( Leon ) recouvert par les eaux d'un lac de barrage. Il fait des études de Droit, puis devient journaliste, il vit à Madrid et très attaché à sa province d'origine : le Leon. Il est possible de voir une filiation littéraire avec les écrivains de la « génération de 98 » , qui après la perte de Cuba, se retournaient sur leurs propres valeurs » Certains autres le rattachent au « Costumbrismo » ( origine costumbre : coutume, tradition) , mouvement littéraire qui, tout en participant aux tendances du roman de l'époque (fin 19ème, début 20ème : réalisme, naturalisme, mais hispanisé ), s'attachait à la description des paysages, des caractères et coutumes nationales et régionales. Christiane Vincent nous précise encore l'analogie qu'elle a ressentie avec « Hameau perdu » de Palacio Valdés et l'amour de la terre qu'elle retrouve chez les poètes de la génération de 1927 « Campos de Soria » de Machado , dont un poème nous est lu.
Llamazarès a écrit plusieurs œuvres, citées comme romans de campagne et montagne assez rustiques du Nord de l'Espagne : « Lune des loups » (1988), sombre tragique histoire de trois rescapés de l'armée républicaine, renforcés par des sentiments forts, « Scènes du Cinéma muet » ( Llamazarès a écrit des scénarios de films) et deux recueils de poèmes : « La lenteur des bœufs » (1979) et « Mémoire de la Neige « (1982) (Editeur Federop ) qui obtint le prix Jorge Guillen .
Pour donner mes impressions de lecture il me faut planter le décor naturel : l'histoire se passe dans un village totalement abandonné en 1970, Ainielle , suspendu au-dessus du ravin, avalanche de lauzes et d'ardoises torturées, « contre le ponant où la nuit arrive toujours beaucoup plus tôt » dans le massif des Pyrénées de Huesca ( Nord de l'Aragon), région humide qu'on appelle « Sobrepuerto ». Les maisons abandonnées résistent encore, pourrissant en silence au milieu de l'oubli et de la neige et l'auteur nous dit « que les personnages sont pure création, encore qu'à l'insu de celui-ci, ils auraient bien pu être réels ». Aucun signe de vie dans ce grand calme et ce grand silence.
Dix ans de solitude dans une seule maison encore habitée par un vieil homme omniprésent et son chien. L'histoire commence par la narration du vieillard avec « la fulgurance instinctive d'un souvenir », comment une nuit, en 1961, Sabina, sa femme, a quitté la maison et comment il la trouve pendue dans le moulin pourrissant avec le terrible pouvoir des orties « maîtresses des ruelles et des cours qui profanent le cœur et la mémoire des maisons ». Il réunit les affaires de celle-ci, souvenirs, photos, dans une valise en fer qu'il va enterrer près du puits, dans le sol gelé : la métaphore est magnifique « le nerf végétal d'une racine pour qui a creusé avec une pelle, un sol durci ».
Dès le chapitre quatre, il passe en revue toute sa famille fantomatique qui le cerne : parents, grands parents, tandis que « la pluie jaune de l'oubli » (métaphore filée) frappe les vitres.
La mémoire devient sa seule raison de vivre et son unique décor : « le temps s'arrêta et comme un sablier qu'on retourne, il commença à couler en sens inverse : « la vieille pendule délaissée, reste inutile », « Dès lors, j'ai vécu en me tournant le dos, sans retour vers le passé qui ne s'achèvera qu'avec moi » , avec des plages de brouillard tout autour.
La mémoire fait ressurgir de terribles histoires, celles de la mort de la fille de quatre ans, qui « meurt d'une lente asphyxie, un halètement étouffé et interminable qui consuma le corps de Sara lentement » (ch6), du départ à la guerre d'un fils qui n'en reviendra pas, et celle d'un jeune enfant Acin , monstrueux, attaché aux barreaux de son lit de bébé, où, bien plus tard, notre narrateur, découvrira dans le vieux matelas de laine un nid de vipères lovées, et enfin, le départ du dernier fils qui abandonne, avec tous les autres villageois, ce village fantôme.
Au printemps revenu, notre vieil homme courageux, restaure les terrasses, les jardins, les clôtures, la porte de l'écurie, les lauzes de la toiture, mais le découragement, la lassitude l'envahit lorsqu'au chapitre six, la boutiquière de Pallars dans Biescas lui remet une lettre vieille de plusieurs mois, d' Andrès marié en Allemagne depuis plusieurs années avec une photo de famille (deux enfants) sur une plage ensoleillée. Il ne lui répond pas que la mère est morte et qu'il n'est plus qu'un fantôme au milieu de ruines et de l'oubli. La photo colorée de la plage est déchirée parce que contraire à une vie péniblement endurée !
Le lecteur assiste à une décomposition ultime : l'air jaune qui jaunit insensiblement les yeux du vieillard, la pluie drue et jaune de l'oubli, la chaux jaunie des murs, les vieux calendriers, le bord des photos et lettres, le jaune de la paille, le vent chargé du sirocco jaune, « la folie qui déposa ses larves jaunes dans mon âme », « les yeux jaunes de Sabrina, blessés par la neige , les feuilles jaunes des peupliers « qui couvrent les champs de vieil or », mais qui, au matin, ont pris la couleur de la rouille . »
Je tiens à préciser que la rouille est un élément extrêmement important dans le « Nouveau Roman », courant littéraire des années 1950 en France, ( cf : mon article sur N.Sarraute . Exemple in La Modification de Michel Butor : les volets et charnières rouillés , signe de décomposition du couple ).
Les participants ont longuement commenté le symbolisme du jaune, « couleur de l'infamie, du démon, de la folie, signe de malheur et non jaune triomphant ».
Désolant, j'aime tant le jaune surtout en décoration. Cependant, il est rappelé que l'étendard espagnol est constitué de bandes rouges et jaunes…
Nos deux amies précisent qu'il s'agit d'une élégie, d'une lente mélopée avec l'accent doux-amer d'un « lamento » qui revient à trois reprises, la pluie sur les vitres , les cris des pierres ensevelies et des portes qui pourrissent , et, la végétation qui ensevelit le village abandonné . L'art du lamento , souffle poétique, disposé comme des versets, déchirure non émotive avec un traitement musical dans des chapitres courts dont le style concis, qui n'est pas plaintif, nous fascine. Le talent extraordinaire de l'auteur par une description universelle, personnalise de façon incessante la Mémoire involontaire, l'inconscient et permet la revue d'une vie dans un long soliloque qui fait réagir.
Anne Marie d'Ornano a décelé la colonne vertébrale du livre constituée de trois éléments :
La corde de la pendue que le narrateur retrouve dans le sol gelé et dont il se ceinture, qui est, selon elle est « la Mort cruelle de la Vérité », qui ressurgit de façon
psychanalytique .
Le miroir , retourné ou cassé qui est le « refus de sa condition de mortel » : « il me manque le courage de faire face à la Vérité, la force nécessaire pour me pencher vers la bouche d'abime, qui sans aucun doute, m'attendait de l'autre côté du miroir » ! « Comme si le regard n'était autre que la mémoire du paysage, et le paysage, un simple miroir de moi-même. »
Le pommier , (ch.14) et sa sève de mort. Sentant l'imminence de sa mort, il se pose la question du passage, de l'accompagnement du mourant pendant et après sa mort : « Quand quelqu'un mourait à Ainielle … la dernière personne du village qui apprenait sa mort, allait le raconter à une pierre. Quand Sabrina mourut, au lieu d'une pierre, j'ai été le raconter à un arbre du jardin ». Il s'agit du pommier que le père d' Andrès avait planté à sa naissance, arbre de 60 ans à la mort de Sabrina, « à peine s'il donnait une récolte tant il était rabougri », mais cette année là, « les pommes faisaient plier les branches sous leur poids. Des pommes grosses charnues, jaunes que j'ai laissé pourrir sur l'arbre sans les goûter parce que je savais que leur splendeur était nourrie de la sève putréfiée de la morte . Cette sève court maintenant .. à travers mes veines .. et va pourrissant mon souvenir lentement ».
Il y a une lutte perpétuelle du vieux père Andrès , le narrateur entre ses efforts pour garder les maisons et son inconfort moral qui nous renvoie à sa mort et à la MORT « Viva la muerte ».
Quelqu'un nous rappelle la noirceur et le rouge sang (cf. Garcia Lorca et Machado) à rattacher au franquisme et à l'impression du délitement de la Vie.
Ce livre m'a infiniment marquée, je l'ai profondément analysé mais ne veut pas trop le dévoiler.
Je pense que la construction du livre est celle d'un narrateur qui revoit toute sa vie lors de sa nuit d'agonie mais ce ne fût pas un avis général.
Monique BECOUR
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