Le poème de James Sacré Quelque chose de mal raconté ?

Alain Nicolas Le poème de James Sacré Quelque chose de mal raconté ?


     J’aperçois une suite de mouvements, d’actes et de traces qui s’inscri     vent dans une vie, se prolongent, s’accouplent à la voix, aux lignes      de force d’un faire. Tous nos langages, en passant par les gestes du      corps, la geste de la matière et de la vie, sont des révélateurs, les      porteurs de souffle de ce qui vient à un ordre et le transforme.1

Broussaille de prose et de vers, « mots mal arrangés », « en allée du temps », « musique », « insignifiance », « formules qui ont l’air de dire », « savoir pas bien orienté », « geste parlé » ou « quelque chose de mal raconté », la langue de James Sacré est avant tout une matière contre laquelle le poète bute. On le sait, toute écriture se heurte sans cesse à sa propre impossibilité. Et le poète le dit souvent dans son poème : « À des moments c’est comme si plus rien à écrire », note-t-il dans Quelque chose de  mal raconté ; ou bien, « Parfois comme un ennui tout comme si plus rien à dire à propos d’un poème ou d’un jardin »2. Mais chez James Sacré, il s’agit d’une matière qui, même si elle échappe, engendre. Cette matière, ce si peu de matière, ce presque rien, est « la simple avancée d’un poème », un prolongement du désir, une sortie, pour un temps, du silence. Elle est également un élancement amoureux, un étonnement, un estrangement (à la fois éloignement et aliénation) ou bien encore cette « inquiétante étrangeté » comme le geste dansé peut révéler sans dire. Alors « quelque chose de réconcilié [...] se dénoue facilement »3, une « présence défaite », une « absence éblouie »4. Là où advient l’expérience du poème, assimilable à une transformation silencieuse5, un « geste parlé » vient à la parole. Et dans cette parole, le poète souhaite « être vivant plutôt que vrai »6. Le rapport entre les mots et les choses n’a plus exactement la même validité, pas plus que celui entre réel et réalité. Il y a comme un « embrouillement de la langue et du vécu »7.
                                             
 1 Lorand Gaspar, Approche de la parole, Paris, Éditions Gallimard, 1978, p. 63. 2 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, Paris : Poésie/ Gallimard, 2016, p. 157 et 170. 3 James Sacré, Un paradis de poussières, Marseille, André Dimanche Éditeur, 2007, pp. 19, 55, 84 et 92. 4 James Sacré, La poésie, comment dire ?, Marseille, André Dimanche Éditeur, 1993, p. 157. 5 Cf. François Jullien, Les transformations silencieuses, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2009. 6 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 121. 7 Ibid., p. 80.
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« La vraie mort d’un coquelicot / Sans doute que c’est dans les mots »8 ou bien, note le poète qui se heurte à l’origine de la langue ou des sentiments, « si c’est dans les mots ou dans les choses que s’est alors creusé un mystère (ou de l’insignifiance), allez savoir ? »9 Toutefois, du propre aveu du poète, les mots paraissent « bien vivants, jetés comme (linottes et moineaux) en averses d’eau rouillée dans le soleil et les herbes du jardin »10. Et « le premier jardin est une enfance »11. Écrire, selon James Sacré, est un sentiment de décalage et de coïncidence non seulement des mots avec les « choses » du monde, mais aussi des mots avec les mots […] Mais décalage et coïncidence aussi à l’intérieur d’un seul mot »12.  Si les mots et les choses s’embrouillent dans une langue qui semble proposer une forme de gauchissement de l’expression, il n’en reste pas moins que le poème de James Sacré s’est constitué peu à peu en une voix singulière, reconnaissable entre toutes, et offrant au lecteur une œuvre, dirais-je, parmi les plus originales et les plus belles de notre époque. Nous reviendrons sur « le geste parlé », sur l’atténuation permanente du propos et sur l’hésitation constitutive du poème de James Sacré. Nous reviendrons sur cette caractéristique du poème qui se prend lui-même comme objet de la poésie. Nous dirons quelques mots de ce parler paysan qu’il affectionne particulièrement. Nous n’oublierons pas non plus de convoquer l’autre du poème tant « la poésie a presque toujours été pour [James Sacré] une affaire de rencontre »13. Écrire, pour James Sacré, doit devenir avant tout « un équivalent d’aimer »14, même si le poète ne cesse de dire qu’il n’arrive pas bien à le faire avec son poème. Mais avant de convoquer cette équivalence (écrire = aimer), revenons un instant sur une biographie succincte du poète. Et il nous faudra accepter d’être très incomplet autant pour cette minibiographie que pour le reste de l’exposé tant est riche la poésie de James Sacré.

1. James Sacré James Sacré est né en 1939 en Vendée, où il passe son enfance à la ferme parentale à Cougou. Il est d’abord instituteur puis instituteur itinérant agricole. En 1965, il part vivre aux États-Unis où il poursuit des études de Lettres. Longtemps enseignant à l’Université de Smith
                                             
 8 James Sacré, La peinture du poème s’en va, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditeur, 1998, p. 98. 9 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 79. 10 Ibid., p. 79. 11 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, op. cit., p. 165. 12 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans la revue Nu(e), N° 15, mars 2001, p. 10-11. 13 James Sacré, Parler avec le poème, Genève : Éditons La Baconnière, 2013, p. 41. 14 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 158.
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College dans le Massachusetts, il vit désormais à Montpellier. Il a fait de nombreux séjours également en Tunisie ou au Maroc. La passion de l’auteur pour le Maghreb, donnant lieu à de nombreux voyages, donne aussi naissance à de nombreux livres. Les voyages sont l’occasion de repenser l’identité, l’altérité et la relation amicale ou amoureuse. Toutes ces influences se retrouvent dans la langue du poète, non seulement dans ce qui est raconté (mal raconté ?) mais également dans le comment c’est (mal) raconté.  Auteur d’une œuvre poétique abondante, principalement publiée chez Tarabuste, Obsidiane et aux éditions André Dimanche, James Sacré est aujourd’hui reconnu comme l’un des poètes les plus importants de sa génération. James Sacré commence à écrire dans les années 1970, dans un contexte marqué par le littéralisme (une esthétique poétique qui revendique le refus du lyrisme). Un de ses premiers livres s’intitule néanmoins Cœur élégie rouge : les sentiments ne seront donc pas absents de cette écriture. Toutefois, le poète ne sait pas trop ce que c’est : « J’ai voulu réfléchir à ce qu’est le lyrisme, et c’est resté sans conclusion. »15 Quoi qu’il en soit, c’est d’emblée une poésie charnelle qui s’écrit, associant étroitement le cœur qui aime et celui qui bat, le cœur qui saigne et celui qui nous fait vivre. Si le lyrisme (encore appelé « sentimentalité ») est bien présent dans son poème, c’està-dire l’expression d’un « je » et de ses sentiments, James Sacré n’est pas pour autant égocentré, l’œuvre s’ouvre à l’autre, l’appelle et l’accueille. Son poème est animé par un désir d’ouverture et de chaleur et se décline avec l’autre. Le poète cherche une manière d’être, avec cet autre, ensemble, heureux. La mémoire ou l’oubli (mais ne sont-ils pas les deux versants d’une même chose ?) jouent un rôle important : tout un travail de remémoration est à l’œuvre afin de rendre le passé aussi vivant que le présent jusqu’à les fondre, semble-t-il, l’un dans l’autre : « En tout cas, pour ce qui est du poème, je ne peux l’écrire que dans le présent [note James Sacré], un présent qui se trouve bien mêlé à des reconstructions nostalgiques du passé, et, parallèlement, à de vaines rêveries idéalistes du futur (comment s’en déferait-on ?) mais qui s’avive surtout, en tout cas je le voudrais, d’un peut-être plus vrai et quasi insaisissable passé qui l’irrigue aujourd’hui (et demain). »16 De cette intégration du passé, il faudrait sans doute dire quelques mots sur la nostalgie et la mélancolie, mais nous faisons ici le choix de les réserver éventuellement à l’entretien de tout à l’heure.
                                             
 15 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, Paris : Poésie/Gallimard, 2016, p. 229 16 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans Nu(e), op. cit., p. 15-16.
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James Sacré est très attaché également au paysage et à la géographie. De nombreux textes sont consacrés au terroir de l’enfance, et les motifs centraux en sont la maison, la ferme, le jardin et le village. Mais il consacre également de nombreux poèmes au Maroc ou aux États-Unis qu’il parcourt, et cette traversée est rassemblée dans America solitude.

2. Écrire = aimer Peut-être pour se rendre compte à quel point écrire est l’équivalent d’aimer, faut-il considérer ce livre Écrire pour t’aimer ; à S. B. suivi de S. B. hors du temps. Paru en 2018 aux éditions Faï fioc, il semble à même de dire ce rapport profond entre écrire et aimer. De fait, il s’agit d’une réédition d’un livre publié aux éditions Ryôan-ji (André Dimanche), en 1984, à Marseille, avec des reproductions d’empreintes de Claude Viallat pour la couverture, mais il était indisponible. Cette nouvelle publication, enrichie de la dernière partie, S. B. hors du temps, constitue un nouveau livre et permet de redécouvrir un ensemble emblématique de l’esthétique du poème de James Sacré. En effet, selon son avancée singulière de verset, où le vers est tombé dans la prose ou vice versa, on retrouve avec bonheur, outre un livre adressé à S. B. « en même temps qu’à d’autres », une langue à la fois simple et émouvante. Si cette langue « remue avec le bruit des mots », nous sommes tout autant émus, remués. Peut-être, aussi, une forme de gauchissement est-elle à l’origine de cette émotion : il s’agit ici de « raconter comment c’est quelqu’un qu’on aime bien, d’être avec » ; et nombre d’expressions disent ce gauchissement, comme une maladresse, je vais y revenir. Le poète semble également mettre en garde : « faut-il pas se méfier autant de croire / Que l’écriture peut briller à cause de son fond mal connu » ; et il avoue qu’il fait inévitablement appel à un « souvenir mal précis » et qu’il « s’empêtre dans cette histoire d’amour » quand son langage ne s’épanouit que dans un « silence et [des] mensonges mal musiqués ». Devant sa difficulté à dire, il s’en remet à un « ange inventé », mais il est toujours malaisé de dire l’amour, d’encourager le verbe « aimer ».

  Comment célébrer avec assez de ferveur et de convictions parlées   N’importe quel ensemble de gestes que ton corps magnifie À cause d’un sentiment (tellement vite, mais souvent) Qui fait chaud ton sourire ?

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Il faut encore compter avec des sentiments « mal dépris les uns des autres », « des sentiments mal clarifiés ». Pourtant, une musique s’épanouit « en de la tendresse et le silence battant du cœur », qui intègre « l’inutile tourment d’écrire ». Et, finalement, dans « la difficulté consentie », dans l’hésitation dépassée, le gauchissement se mue en « la jambe secrète de la poésie ».

  Ce que veut dire le verbe aimer j’ai pour en mesurer l’impact,   Les gestes d’aujourd’hui ou bien l’insensée rêverie   Qui me revient souvent, l’espèce de bonheur qui bat,   Pas plus dans mon cœur, en fait, qu’il n’est installé   À des endroits plus intimes de mon corps ; je garde Auprès des miennes tes lèvres qui dorment.

Aimer est convoqué selon une déclinaison de l’intime : le geste, le timbre et le volume de la voix, le corps, mais aussi l’indécision, la solitude ou le temps. Dans le geste intime, ainsi sont les poèmes de ce livre, se révèle « ce qu’on porte au plus profond de soi »3. Le corps est le poème et le poème est le corps. Le cœur y bat son rythme à la mesure de l’intime ; il n’est pas question d’atteindre la vérité, car celle-ci est « mal discernée », mais « de toucher à de la vérité ». Du reste, « en somme la seule vérité de mon poème c’est d’être précisément une musique », note le poète dans la « Figure 7 » de Figures qui bougent un peu, où le mot « figure » renvoie aussi bien à un visage, à un paysage, ou à leur absence, renvoie aussi à un mot ou à des mots du poème. Nulle pudeur dans l’intime. « Il y a c’est sûr des mots pas faciles à mettre dans cette histoire. / Des mots qui sont comme du linge et des affaires intimes. » Et l’on peut lire « slip », « poil », « bite » ou « cul », mais ces mots n’ont rien d’obscène, ici, ni ne disqualifient l’intime : « Mais pourquoi tant s’indigner que je cause d’affaires intimes, c’est / Pas moins grotesque en somme que n’importe quoi d’autre. » Peut-être faut-il lire ces mots comme une façon de battre en brèche la crainte de tomber dans la « mièvrerie », dans le cliché ou dans « d’insignifiantes niaiseries » : la méfiance à l’égard « des sentiments qui profitent des dimensions de la nuit » ne doit jamais cesser.  Le poème fait-il son geste de poème qu’une façon de dire je t’aime le traverse « dans le silence battant du temps ». On le voit, du « silence battant du cœur » au « silence battant du temps », il s’agit de peindre le passage comme dirait Montaigne (et l’expression de
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l’écoulement ne cesse de traverser l’œuvre de James Sacré, notamment avec le verbe s’en aller qui est utilisé pour de nombreux éléments). Mais une question se pose alors : si le cœur, c’est le temps, aimer, c’est le temps, alors comment le poème peut-il restituer la complicité et la proximité avec l’être aimé et ce, même hors du temps ? En effet, aimer est peut-être « du temps distendu ». Le poète doit-il alors « introduire du temps dans les choses » et sous quelle forme, car il ne dispose que des « mots de tout un chacun ». Peut-être suffit-il de « mettre ensemble des mots qui musiquent » et un peu de silence, d’être simple sans être banal ou, justement, banal. On en revient à une langue simple et émouvante. Mais il faut comprendre cette simplicité comme l’élégance même du poème, comme la voie d’accès à une grande profondeur. Le poème de James Sacré emmène le lecteur dans sa phrase et possède cette puissance heureuse de « bousculer le cœur ». Le poète a beau se demander « Redire dans un livre à nouveau publié / Ce qui fut dit dans le vivant / Si ça reste vivant ? », nul doute que l’on éprouve une émotion intacte, un plaisir renouvelé, et que se déploie du vivant. Le poème est la présence même. Si le titre « Écrire pour t’aimer ; à S. B. » semble annoncer le livre comme le seul lieu possible de l’intime, celui-ci se révèle être, dans le même mouvement, la présence continuée d’une parole gardienne du temps. Le temps du vivant poème prend le pas sur le temps mort des horloges. Il est la proximité dans l’absence. Hors du temps, c’est dans le poème.

3. Une langue de terre  Même si la Vendée est dépositaire des souvenirs d’enfance et de l’enracinement paysan, « on cherche pas à te fabriquer du folklore, lecteur, ni des légendes »17, note James Sacré dans Cœur élégie rouge. Du reste, on pourrait ajouter la Nouvelle Angleterre ou le Maroc au terroir vendéen. Peut-être cette terre n’est-elle d’ailleurs que de couleur rouge car « le mot rouge … convient parfaitement pour tout dire »18. Une terre, donc, comme une matière à boulanger, à malaxer, à creuser, à labourer, à cultiver : « la terre qui se défait, poussières, boue » mais également « écrire, cultiver, prennent forme dans la même argile originelle »19. Écrire, c’est « quitter perdre »20 à partir d’un silence. Des mots viennent selon un phénomène qui progressivement fait matière, dans une parole silencieuse d’abord, « des mots                                               
 17 James Sacré, Cœur élégie rouge, Marseille, André Dimanche Éditeur, 2001, p. 43. 18 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 71. 19 Ibid., pp. 110 et 117. 20 James Sacré, Les mots longtemps, qu’est-ce que le poème attend ?, op. cit., p. 52.
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qu’on sait plus / S’ils sont du bruit qui meurt, ou d’emblée, / Forcément du silence »21. Puis, à partir d’une expérience vécue ou imaginée, survient une sorte de cristallisation de la matière ou plutôt un précipité avec « des endroits dans l’enfance qui sont comme des nœuds de laine mêlée »22. Les mots venus,

  Soudain les voilà précipités en formulations qui ne sont   Ni vraiment des phrases, ni   De si précises mesures de rythme : un poème.   On n’y reconnaît plus rien mais quelque chose y bat, on aime à s’imaginer   Que cela nous parle et que c’est   Un commerce familier de notre corps   Avec le monde et ces mots qu’ils nous a donnés.23

Mais quelle matière d’écriture ?, interroge James sacré. Et il y voit du peu, un reste de ce qui demeure inaccessible, un désir de couleur mais « des mots qui sont pourtant très peu de matière »24, un « léger parfum d’encre », une « matière infime »25, un chatoiement. Quelque chose se lance dans un poème, une flambée « avec de grands rouges les mots jetés pour que ça brûle plus fort » ; « ça chauffe au visage », puis c’est « comme de la cendre ou des châtaignes froides »26, et finalement, après le ravage, tout revient à autant de silence après le dernier mot. Si ce quelque chose « brûle sentiments parole avec le feu qui bouge »27, le désir du poète est « d’installer le matin / Comme un moteur dans [son] poème »28, de la même façon que pour Lorand Gaspar il faut « former le signe nu d’un matin où rien ne fut interrompu, où tout peut être déchiré »29. Le poème peut partir d’une remarque anodine, d’un presque rien, mais il va toujours vers un sens profond, c’est-à-dire vers une façon de poser la question et de rencontrer l’autre. Prenons pour exemple ce poème qui évoque un pigeon mort trouvé dans un caniveau (« Figure 45 ») :

                                             
 21 James Sacré, La nuit vient dans les yeux,  Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditeur, 1996, p. 50. 22 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 90. 23 James Sacré, Les mots longtemps, qu’est-ce que le poème attend ?, op. cit., p. 52. 24 James Sacré, Les mots longtemps, qu’est-ce que le poème attend ?, op. cit., p.145. 25 James Sacré, Le poème n’y a vu que des mots,  Chaillé sous les ormeaux, le dé bleu, 2007, p. 73. 26 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., pp. 65-67. 27 Ibid., p. 67. 28 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 37. 29 Lorand Gaspar, Approche de la parole, Paris : Éditions Gallimard, 1978, p. 65.
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  Ça arrive qu’on trouve dans un caniveau il fait froid   n’importe quand plutôt le soir quand même un pigeon      mort une forme ramassée de plumes personne la remue on sent que le corps est rigide ça me rappelle des oiseaux qu’on a tués à la chasse alors on les tient chauds la plume brillante dans ses mains      j’en suis sûr ces oiseaux-là on les voit redevenus comme vivants dans le beau papier des vieux livres en particulier celui d’Eleazar Albin Histoire naturelle des oiseaux à La Haye en mille sept cent cinquante aujourd’hui un pigeon mort dans les feuilles sales d’un boulevard parisien n’est plus rien pour ainsi dire sauf un motif thématique dans ce poème qui le relie à d’autres peut-être est-ce qu’on va tourner aussi autour de ces mots qui sont morts sans qu’on remue rien dans le froid ?30

Nous voyons bien ici comment, une image mentale en amenant une autre, le fil de l’interrogation permanente qu’est le poème glisse vers ce presque rien, vers cette maladresse qui serait constitutive du poème et dont le poète dit qu’il s’y empêtre sans cesse. Le « geste parlé » semble un prolongement de l’anamnèse dans le silence. Il est une façon de dire « le cœur comme / Soudain partout volumineux »31. « Il y a comme une façon de faire silence de plus en plus dans les mots de ma poésie »32, note encore James Sacré. Et sans doute est-ce dans ce « geste parlé » proche d’un silence, fontaine ou puits, que le poète peut suffisamment disparaître pour toucher le silence de l’autre. Du reste, le silence est à ce point important dans le poème que celui-ci « silence ». Une langue de terre, c’est aussi la revendication d’un parler paysan. Le poète veut « écrire comme pour mieux s’égarer / à dire ce que c’est peut-être un paysan »33. Ce qu’il aime dans son passé paysan, c’est une certaine fragilité et « de vivre et inventer sans “vouloir”                                               
 30 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, op. cit., p. 119. 31 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 20. 32 James Sacré, Quelque chose de mal raconté, Marseille, Éditions Ryôan-ji, 1981, p. 22. 33 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, Paris, Poésie/Gallimard, 2016, p. 138.
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forcément inventer. Oui c’est aussi cela, pour moi, la fragilité du poème. […] C’est seulement s’avancer (affirmer même cette avancée) dans le mélange de misères et de merveilles qu’est la vie toujours »34.

4. Un parler paysan ou la grammaire de James Sacré La langue de James Sacré peut heurter de prime abord. Il est possible même que certains s’offusquent par exemple de l’absence de la double négation, ou de certaines tournures que l’on peut assimiler à juste titre à ce parler paysan, que James Sacré revendique. En effet, « la langue des autres est aussi la mienne », note-t-il, et elle devient indispensable, semble-t-il, dès l’ors qu’il s’agit du « désir de toucher à quelque chose de bouleversant et de nu dans le monde », de « toucher au monde qui reste silencieux »35 si on ne fait pas l’effort d’aller vers lui. Cette langue a quelque chose à voir avec « aimer » et « écrire », et pas seulement, ou pas du tout, parce que le poète avoue qu’il « écrit un peu comme on drague »36. La langue du poème tient d’une part d’une tension entre le patois de l’enfance et le français, d’autre part d’une imprégnation de la langue de la Nouvelle Angleterre. Le poète se découvre amoureux de certaines façons de dire et il veut qu’il y ait, par exemple, « le vrai visage de quelqu’un transporté par son poème »37. Selon lui, « le sans-fond du langage brille du même noir que le chaos du monde », alors « faire briller la nuit de la langue, est-ce que voilà pas l’essentielle affaire de l’écriture ? » Et d’ajouter « Grande quincaillerie qui remue les casseroles de l’académisme ou maladroit boitement dans les mots, peu importe. »38  Cette façon de parler paysan, le poète la revendique, je l’ai dit. Et son poème, s’il met en œuvre ce parler, prend aussi de la distance et essaie de dire pourquoi ou plutôt ce que permet ce parler paysan : 

  Vouloir écrire comme pour mieux s’égarer   à dire ce que c’est peut-être un paysan   les vieux outils encore une saison les paletots défaits       sourire et misères quel paysan ? est-ce qu’un poème en peut dire quelque chose sauf que justement c’est la même simple et compliquée                                               
 34 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans la revue Nu(e), op. cit.,p. 23. 35 James Sacré, Le désir échappe à mon poème, Neuilly-sur-Seine : Éditions Al Manar, 2009, p. 13. 36 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 73.  37 Ibid., p. 80. 38 Ibid., p. 81.
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     musique humaine qui s’en va elle s’en va à travers seulement des couleurs des cris le silence des façons d’être particulières ça s’en va ça n’en finit pas d’être à nouveau la musique partout      du monde si même bientôt on n’entend plus rien.39

Ce parler paysan, ce patois, le poète l’évoque souvent dans ses poèmes, sinon constamment, de même qu’il rend hommage souvent à son père. Deux livres sont d’ailleurs plus particulièrement consacrés à celui-ci, Portrait du père en travers du temps et Un effacement continué ? Pour James Sacré, les paysans « continuent d’inventer des nouveaux gestes »40. 

Le pays que je parle c’est pas loin dans le temps c’est vivant mais rien d’organisé les buissons les jardins tout mal délimités les arbres s’en vont dans les campagnes d’à côté aussi le patois c’est pas comme un cœur central à préserver plutôt comme un pâtis laissé les autres le traversent désordre les grandes herbes cassées quand j’y pense avec un poème ça détruit ça refait le pays. le cœur est à côté.41

Toutefois, outre ce parler paysan, la grammaire peut être mise à mal car « le langage en beau français c’est plein de trous qu’on cache dessous / d’hésitations lentes pétries dans la mièvrerie et souvent la bêtise un peu grandiloquente » (Figure 38 » + cf. « Figure 43 »). On pourrait s’en étonner, mais James Sacré rend hommage à la grammaire en quelque sorte dans un texte intitulé « Reconnaissance à la grammaire », où il avoue son amour pour celle-ci, en convoquant les linguistes Jakobson ou Greimas. Pour lui, c’est « par elle », par la grammaire, que lui est venue cette manie de « nouer la langue en poèmes chaque fois que vivre (dans le                                               
 39 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, op. cit., p. 138. 40 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans la revue Nu(e), op. cit., p. 23. 41 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, op. cit., p. 25.
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monde ou dans les mots) devient le sentiment d’une intensité ou d’une insignifiance obscures dans le temps ». En somme, la grammaire est « un moyen d’être (ou de ne plus être) à travers les paysages et les mots ». Nous pourrions l’envisager, avec le poète, dans une façon singulière de l’exprimer, « dans des façons de figurer le sens de la phrase » :

Façons d’être emporté dans la langue qui ressemblait à travailler ou se promener dans les champs, petit chemin qui s’en va dans les buissons, dont on croit comprendre le rapport au paysage, boucle dans le bas des prés à cause de la rivière, long trait mince d’une traverse le long d’un blé ou dans la solitude labourée de l’hiver. Premières leçons de rythme puisqu’il s’agisait d’allure : l’avancée fabuleuse à travers le foisonnement du vocabulaire, de chevaux et d’appareils agricoles volumineux et légers dans l’espace ou l’ennui merveilleux, dans l’été dur et silencieux : machines qui bientôt n’allaient plus nulle part.42

Enfin, il y aurait comme une sorte de défiance vis à vis de la langue : la littérature, « c’est important d’avancer dedans pour la bouger autrement » (« Figure 23 »). Défiance, méfiance, hésitation permanente que marquent des formules récurrentes comme « presque, « à peine », « un peu », « assez », « mal », « pas trop ». Ces formules se combinent parfois entre elles comme, par exemple dans « c’est comme un peu on sait pas trop ».

5. Le geste du poème Revenons à ce geste ou à ces gestes que ne cesse d’évoquer le poète de livre en livre. « J’aime penser qu’un poème est un geste de mots »43, note-t-il. Bien sûr, on pense d’abord à une transposition des gestes quotidiens, observés, décomposés, recomposés en mots. De livre en livre, le « geste » du poème se fait de plus en plus présent. Une telle insistance sur ce mot « geste », aussi bien le geste que la geste, ou plutôt l’un devenant l’autre pour revenir à l’un dans un reste44 de joute toute langagière, demande qu’on l’interroge. De quel geste parle-ton ? Qu’est ce « geste parlé » qui ponctue Un paradis de poussières ou celui qui interrompt le poème jusqu’à en devenir un de ses éléments dynamiques dans Cœur élégie rouge ? Qu’est ce                                               
 42 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 109-112 43 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit., p. 14. 44 « […] ce que j’aime dans un poème, ça finit toujours par être comme des restes » (James Sacré, Figures qui bougent un peu, « Figure 19 », Paris, Gallimard, 1978, p. 46)
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geste proche d’un silence ou d’une absence de geste tant il semble une intériorisation dans la langue ? Ce « geste parlé » s’organise-t-il autour d’un geste manquant comme dans le langage chorégraphique ? Un détour par la danse contemporaine pourrait bien ouvrir le mot « geste » de James Sacré et creuser en lui non pas un mouvement de langue mais un geste plus profond. Il faut peut-être envisager le geste comme la plus juste mémoire, celle du corps. Et peutêtre le poème ne vient-il au langage, ne devient-il « geste parlé », que parce qu’un geste précède toujours la langue dans son silence, aussi infime soit-il. Le geste parvient dans les mots comme faire un geste prolonge la parole souterraine ou revient à se soumettre à la geste des mots, à ce quelque chose qui survient, « devient un signe très au fond de nous qui se débat »45. Le poème serait un mouvement comme une écriture du corps, comme s’il fallait laisser subsister un vaste fond silencieux pour mieux entendre s’en élever le reste : « le monde et les mots mis ensemble […] Leur bruit de poème attise le presque rien du présent »46.  Dans Cœur élégie rouge, le mot « geste » (et peut-être un geste fait ou imaginé) interrompt le poème ou le précède comme une trace de l’éveil du mot dans le corps, et ce, même si le poète se « demande bien ce que ça remue le mot geste »47. Dans Un paradis de poussières, le « geste parlé » est décliné et comme interrogé dans son mystère générateur. Il est « le mot rien dans le mot vivant », « la poussière du poème », « comme une couture au temps », une « parole brouillée », « un brouillon continué ». Il questionne la langue : « Si le corps dit, vraiment ? », « Quel jardin du monde ? ». Et finalement, il dit « Je t’aime. On n’entend rien » et « comprendre et pas continue ». Comme l’écrit lui-même James Sacré : « Geste / Départ : des poèmes paraissent ; et déséquilibre : mouvement. »48  Pour James Sacré, ce « tissu de gestes mal osés » qu’est le poème est aussi bien un tissu de « gestes merveilleux », de « gestes véhéments», que de « gestes répétés ». Mais ces gestes, « peut-être que ça mène aussi à pas grand chose ».49 Pour autant, de tous ces gestes dans la langue, il en est un dont le désir est que l’autre le reconnaisse et qu’il y voie le surgissement d’un matin toujours déjà là : c’est le « geste intime ».

Quelle sorte de geste intime serait donc un poème dans la langue ? Le geste intime (presque rien souvent) c’est celui qu’on ne peut pas montrer ni dire, le geste qu’on ne peut pas faire en public (toute la valeur d’intimité qu’on lui                                               
 45 James Sacré, Cœur élégie rouge, op. cit., p. 64. 46 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 106. 47 James Sacré, Figures qui bougent un peu, op. cit., p. 49. 48 James Sacré, Cœur élégie rouge, op. cit., p. 52. 49 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., pp. 71, 72, 73 et 102.
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prêtait disparaissant soudain). Mais un geste qui peut se faire en présence d’un seul autre, de l’autre : c’est alors comme une plénitude et le plus grand vide, un partage en ne partageant rien : l’intime et l’autre, l’un dans l’autre en leurs indémêlables ressemblances et différences.50

Un tel geste semble celui que seul le silence dans le mot permettrait d’atteindre, et peutêtre le mot « nuit » est-il le plus fructueux pour cette ouverture : « Le poème comme un geste intime qui pense à l’autre. Dans la nuit. »51

  Écrire c’est quand même   Une affaire d’espace et de temps :   Bien être ou façons de peu vivre, des mots   Qui sont des gestes dans le monde52

Le geste d’écriture est une « façon d’attraper les mots / qui fait bouger la tête comme ça »53. Pour le dire avec le poète :

Gestes de langue : des signes que font des mots en produisant du sens, mais des signes qui proposent aussi autre chose que du sens dans l’agencement de leurs formes. Le poème en quelque sorte déroule un discours (pas toujours si clair), mais parle ou se manifeste aussi avec ses mains, avec un visage de mots.54


Comme dans la danse, le travail du poème est une force du corps à produire, depuis sa propre matière, ses sources d’énergie profonde. Pour James Sacré, « les gestes du corps tamisent le temps »55 et le poème est « l’impression d’un corps dans l’écriture »56. Mais de quel corps s’agit-il ? Car le poète souhaite la rencontre du corps de l’autre dans un silence, seule vibration vraie et communicante. 
                                             
 50 Ibid., p. 167. 51 Ibid., p. 168. 52 James Sacré, La nuit vient dans les yeux, op. cit., p. 12. 53 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 48. 54 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans la revue Nu(e), op. cit., p. 19. 55 James Sacré / Lorand Gaspar, Mouvementé de mots et de couleurs, Paris, Le temps qu’il fait, 2003, p. 22. 56 James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech, Marseille, Éditions Ryôan-ji, 1988, p. 86.
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  À des moments mon corps   Devient davantage un corps, autant   Pour mieux te dire que pour   T’entendre plus en entier.      Mon corps et le tien, sans quoi   Rien de vivant, ni sentiments ni pensée,   Ni cette énigme du désir (ce qu’il est, et d’où venu ?)      Le corps qui maintient   De l’inquiétude et du bonheur contre la mort.57

Dans ce désir de vibration de deux corps, dans cet entre-deux du poème hologramme, le poète cherche la transparence « comme un cœur et des joues rouges » ou des mots « finement baignés de lumière »58. Non pas a priori l’éternité, mais

  Fond de sac à grain, découpures de fer blanc,   Et si peu d’écriture,   Ça qui brille et ça qu’est rien,   Ça serait bien surprenant   Qu’on va la trouver   L’éternité ; mais sait-on   Si jamais la voilà pas   Juste à côté ?59

Dans une langue comme une terre, dans l’énigme du monde et le plaisir des mots, le poète n’a fait que labourer, retourner des mottes de langue, s’en aller comme dans des champs dans le presque rien du présent. Mais la matière brute précisément est hors mots. Il n’attend donc rien. Ça continue. « Qu’est-ce donc [qu’il] laboure ? »60 Peut-être « cette matière                                               
 57 James Sacré, Un paradis de poussières, op. cit., p. 59. 58 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 88. 59 James Sacré, La peinture du poème s’en va, op. cit., p. 101 60 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 117.
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première emportée par la danse »61, comme Lorand Gaspar l’écrit de son poème. Peut-être un cœur. Peut-être la couleur rouge. Le poème : un geste, le je, l’intime, l’autre.  Nous ne saurions terminer sans laisser le « geste parlé » à James Sacré avec un poème de Figures de silences, le livre publié en octobre 2018. Nous n’oublions pas – et je pense ici à Une petite fille silencieuse, ce recueil grave dans l’œuvre de James Sacré, dont nous avons choisi de ne pas parler ici – que les mots sont « une machine à vivre malgré le malheur ». Quant au bonheur, il s’agit de faire en sorte que les mots le « contiennent lorsque celui-ci s’installe trop et va jusqu’à peser, sur nous-mêmes ou, plus gravement, sur les autres »62. Voici donc un poème de Figures de silences :

  À la fin des mots se perdent dans le silence   À la fin tout le dictionnaire se perd   Dans le silence du monde.

  Un poème est là   Et ne sait plus (ou s’il ne sait pas dire ?)   S’il est un ensemble de mots dans l’errance   Ou chose du monde qu’on ne comprend plus.63


Régis Lefort, 4 février 2019