Atiq Rahimi (compte rendu de Gilbert Lehmann )

                                Terre et cendres Atiq Rahimi 1996
Un vieil homme avec son petit-fils ,assis près d'une guérite dans un paysage aride et désolé de
montagne , sur le pont d'une rivière à sec attend un véhicule qui pourra les amener auprès de son fils
qui travaille dans la mine de charbon , pour lui annoncer la destruction de leur village et la mort de
la famille sous les obus d'un char ennemi.
Rencontre redoutée car de quelle manière le dire à ce fils fier et violent, trop prévisible?
… mais finalement il n'y aura pas de rencontre au bout de la route.
Avec un style haché,sec,concis,dégraissé ,c'est l'écriture « à l'os » d'une histoire minimale ,le roman
de la perte, du désarroi et de l'humiliation d'un vieillard victime collatérale de l'éternelle guerre
afghane mais bouleversante parce qu'elle traite des universaux de l'âme humaine utopiques et uchroniques.
La soudaine violence guerrière, l'irruption du chaos suspendent le temps, le sens , le jugement
quand la jeune mère , la hammam détruit, court nue dans la rue en riant avant de se jeter dans les
flammes, : irruption de l'impensé,de l'informe,mélange de l'horreur ,de la beauté et de la honte pour
le beau-père qui regarde.
Il est dépossédé des choses – le village,la maison – , des gens -les siens morts écrasés sous les
décombres, mais aussi les survivants qui ne lui répondent plus ,y compris son petit-fils isolé des
autres car devenu sourd par les déflagrations du char qui a dit-il enlevé la vie à ceux qui parlent et
la voix au survivants.Et Dieu lui même a dû l'abandonner ,blasphème-t-il.
Il ne lui reste que des reliques,fils ténus qui le rattachent au souvenir de sa femme -le « gol-e-seb »
le foulard qui retient son parfum – et à son fils -la boîte à naswar que celui-ci lui a donnée jadis.
Il est surtout dépossédé de son être ,de cette identité fondée au plus profond sur la filiation , la
généalogie :tout est bouleversé ,il n'y a plus de temps,le fils tue le père et prends la mère.Il n'y a
plus de récit ,c'est la régression illustrée dans ses cauchemar où il se retrouve nu, incontinent,
impotent, mari et fils de sa femme, fils et père de ses enfants dont les sexes s'indéfinissent.
Les étrangers qu'il sollicite de ses questions et de ses demandes l'humilient et contribuent à le
dé-soler et le réduire à un fantôme indécis , habité complètement par la culpabilité radicale
originelle des hommes , le « j'ai dû faire mal ,mais quoi? ».
Paralysé, stupéfait ,torturé par la perspective de l'affrontement avec son fils , il lui manque même le
chagrin.
Brutale rupture de rythme dans les dix dernières pages du roman sous forme d'une stichomytie dans
le dialogue échangé avec le contre-maître de la mine :son fils savait ,tout le monde savait et
pendant sa propre confusion le monde a continué sans lui , tout s'est arrangé à son insu.
Floué la colère le réveille et le fait partir mais l'employé de la mine vient lui glisser en confidence
un autre mensonge ou vérité -mais qu'importe puisque le mur se fissure... et il confie à cet homme
pour le remettre à son fils comme preuve de son passage la boîte à naswar :libre à celui-ci de
rétablir ou non le « fil ».C'est la boîte de Pandore qui ne contient que l'espoir et son satellite
indissociable la souffrance ,mais qui autorise le retour du Sens et du vrai chagrin qui libère les
larmes de la douleur qui fond.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire