Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel


Monique Bécour (4.10.2010)

Philippe Claudel nait le 2 Février 1962 à Dombasle-sur-Meuse (Meurthe et Moselle).
Il est agrégé de français et a consacré une thèse de doctorat à André Hardellet. Il est Maître de conférence à l’Université de Nancy où il enseigne à l’Institut Européen du Cinéma et de l’Audiovisuel. Il est écrivain, réalisateur, scénariste français, auteur de pièce de théâtre « Parle-moi d’amour ».
Ses œuvres littéraires paraissent en 1999 pour « Meuse, l’oubli » (Ed Balland).
« Les âmes grises » Prix Renaudot 2003, dont un film fut produit au cinéma, est le premier volet d’un triptyque qui essaie d’explorer une situation de guerre, juste à côté d’un village près du front.
En 2005, « La petite fille de Mr Linh » est un écrit sur les conséquences de la guerre, sur la perte et l’exil.
En 2007, « Le rapport de Brodeck – Prix Goncourt des Lycéens 2007- s’interroge sur la manière d’être après le chaos.
En Octobre 2010, sort « L’Enquête », voyage dans le genre littéraire, une fable qui va vers la fiction, roman psychédélique, absurde, à la Kafka ( Le Château) , l’abandon des Hommes par Dieu, sentiment de perdition des Hommes dans l’entreprise , entraînant une vague de suicide.(reprenant un problème d’entreprise actuel connu).
Le scénariste obtient le « César du Meilleur film » pour « Il y a longtemps que je t’aime » -(.1,6 millions d’entrée). Il tournait en 2010 un film dans le XVIème arrondissement parisien « Tous les soleils » avec Kristin Scott Thomas.
Dans son interview intégrale par Bernard Demonty en Octobre 2007, Philippe Claudel disait : «Avec « Le Rapport de Brodeck » j’ai le sentiment d’avoir fini quelque chose. J’ai le sentiment d’être allé assez loin sur des sentiers que je pressentais depuis des années, mais où je n’étais pas allé à la fois dans les thèmes mais aussi dans la construction, dans le rapport à l’écriture aussi, roman que j’ai écrit sur deux ou trois ans »…. Dans « Le rapport de Brodeck on est confronté au collectif. Qu’est-ce qu’une foule ? Qu’est-ce qu’une société ? Comment une société se regarde-t-elle ? Comment intègre-t-elle ou expulse-t-elle celui qui est différent ? Comment le sacrifie-t-elle ? Pourquoi ne supporte-t-elle pas qu’on la peigne ? Donc ce qui m’intéressait c’était de mettre en roman le groupe, la possibilité du groupe et lorsque le groupe devient inhumain, montrer comment il se conduit dans l’inhumanité, quelles en sont les transes. Il y a une expression militaire effroyable : les dommages collatéraux . C’est cela en fait un livre sur les dommages collatéraux de la guerre. »
Il dit encore que lorsqu’il écrivit ce roman, il commençait un chapitre sans savoir où il allait.
Brodëck est « le passeur d’histoires : celui qui sait dire mais surtout écrire, » retransmettre les faits de mémoire parce que c’est le seul du village où se passe l’action qui a été délégué en ville pour faire des études. Il a reçu de son vieil instituteur une vieille machine à écrire dont il sait se servir. Il a un petit travail d’agent forestier financé légèrement par une Administration de la Ville pour établir de brèves notices sur la flore, les saisons, le gibier, les renards trouvés morts sans raison « fils de maudits, signe de déchéance de l’humanité ». Il ne sait même pas si ces notices sont lues !
Il n’est ni avocat, ni policier. Il parle de sa propre écriture hachée, il va de l’avant, revient, saute le fil du temps comme une haie, de manière discursive car «il craint de perdre l’essentiel : Ecrire, soulage mon cœur et mon ventre »
Le pays est indéfini, près de la Hongrie puisque l’Université de S. est dans un palais magyar, quelques indices géographiques : Les Balkans, la rivière Staub, le plateau du Hanneck, la vallée de la Doura, la crête des Prinzhorni qui borde la combe. En 1567, l’Empereur de Prusse, d’Autriche-Hongrie a fait une halte dans le village alors qu’il se rendait en Carinthie (à l’ouest de l’Allemagne). Présentant ce livre j’ai effectué des recherches très fines sur les lieux géographiques dans l’Atlas détaillé, dans de grosses encyclopédies sans résultat. Des amis autrichiens parlant trois langues germaniques consultés sur le texte m’ont dit que le patois germanique (le Deeperschaft) est inventé, ni autrichien, ni alsacien, ni dialecte de l’Italie du Nord ! Brodeck et la vieille Fédorine qui l’a recueilli enfant près d’un village en feu, rescapé d’un pogrom peut être en Pologne, parlent sans doute le yiddish. Ils ont cheminé longtemps avant de se poser là.
Brodeck écrit l’histoire de petites gens, de villageois deux ans après la fin de la guerre de 1940.
Mais surtout il est le narrateur qui dès le début du livre annonce qu’il reviendra sur le rôle des couteaux. Dès cette amorce, le lecteur est à l’affût du drame caché, l’Ereignïes, il n’est arrivé à l’auberge que quelques minutes après le drame, requis par Fédorine pour acheter un peu de beurre.
Le récit est coupé, feed-backs, fondus enchaînés, reflet de Ph. Claudel scénariste, les envahisseurs jamais cités (nazis) arrivent dans le village, exigent la reddition des armes, demandent de dénoncer les étrangers (juifs) du village pour la purification : Aloïs Cathor, raccommodeur de faïence, a la tête tranchée sur un billot devant les villageois, exposée une semaine sur la place du village parce que les soldats ont trouvé chez lui « une vieille pétoire ».
Seuls sont livrés Simon Frippman et Brodeck, emmenés en déportation, sont épargnées Fédorine et Emelia, la jeune femme de Brodeck violée avec trois jeunes filles étrangères réfugiées, par la troupe dans une grange, sans qu’aucun villageois n’essaie ou ne puisse s’opposer.
Mais Brodeck n’a pas l’esprit de vengeance malgré qu’Emélia ait perdu la raison, qu’une petite fille Poupchette soit née du viol. Emélia est pour Brodeck « sa chance, son pardon, le rien de la salissure ».
Les remords de Brodeck sont très forts, multiples, remontent au voyage de déportation dans le train où avec son ami étudiant retrouvé, assoiffés ils s’emparent de la carafe d’eau d’une jeune mère endormie, bébé dans les bras, mais aussi car il n’a pu éviter le drame réservé à l’Anderer et à ses animaux. En camp de concentration, pour survivre, il est devenu dans la niche, le « chien Brodeck »
Mais qui est l’Anderer, l’Autre ? Sans nom Il est différent . Quelle importance, son nom ce n’est rien dit le Maire.
Petit homme, avec favoris et moustache, grosse tête ronde aux cheveux frisés , « habillé comme pour prendre place dans une vieille fable pleine de poussière et de mots perdus , des yeux pleins qui lui sortent du visage, yeux couleur d’étang, odeur de violette,.. à l’habit d’opérette, plein de chichis ».
Certains le nomment « De Murmelnër » le Murmurant ou « Mondlich », le lunaire qui parle d’une petite voix basse à l’oreille de Melle Julie la jument ou de Socrate, l’âne.
« C’est celui qui est arrivé de là bas, celui qui a l’air d’être de chez nous, tout en n’y étant pas !
Brodeck a deviné l’Eireignïes (la chose qui s’est passée ) avant qu’elle n’arrive, après des colportages entendus sur la place du marché. Le Maire du village Orschwir, reçoit Brodeck lui confie le rôle d’écrire le rapport sur la disparition de l’Anderer et alors qu’il veut voir le corps lui dit « Ne cherche pas ce qui n’existe pas ou n’existe plus » et l’emmène voir sa porcherie : « de vrais fauves, sans cœur, sans esprit, sans Mémoire, ils ne songent qu’à remplir leur ventre », dit-il, « avec un sourire énigmatique. Ils ne pensent pas et ne connaissent pas le remords » !
Brodeck est cerné par le voisin Goebbler qui l’épie alors qu’il tape son rapport à la machine et formule des menaces contre lui comme Orschwir, le maire, par le souvenir de son ancien instituteur Diodème mort depuis trois semaines lorsque commence la narration. Présent lors du drame à l’auberge, il ne s’y est pas opposé mais en a laissé le récit caché dans sa table de travail.
Brodeck va écrire le RAPPORT DEMANDE, mais en marge, en doublon, la relation de sa propre histoire car il reste toujours l’étranger dans le village.
Le curé Peiper, a perdu la Foi en Dieu et dans les Hommes. Ivrogne, il ironise sur la Consécration du Vin et la transsubstantiation, ponctue d’un éclat de rire son sacrilège.
« Dieu est parti pour toujours, plus d’espérance pour le curé », mais celui-ci tient les villageois en mains parce que les habitants ont peur de lui, de ce qu’il sait sur eux ; il les tient par les petites couilles ». Le curé Peiper porte un avis sur l’Anderer : « cet homme c’était comme un miroir : il renvoyait à chacun son image, le dernier envoyé de Dieu, avant qu’il ne ferme boutique et jette les clés. Moi, je suis l’égout, lui c’était le Miroir, les miroirs ne peuvent que se briser. »
Dans son interview, Philippe Claudel déclare « les miroirs ne sont que des miroirs pour nous regarder…Pour que chaque lecteur fasse un travail sur soi-même, vis-à-vis des autres, vis-à-vis du monde, pour justement qu’il y ait une sorte de dissipation de la noirceur. »
L’auteur nous dépeint une humanité sombre, roman des ténèbres, perfection et froideur. Les quelques touches d’amour et d’espoir à la fin du livre n’en sont que plus éblouissantes

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