Editions Garnier Flammarion (n° 460)
Thomas More, né à Londres de John, Chevalier et Juge, étudie dès 18 ans le Droit à Londres avec pour maîtres John Collet et Erasme, plus tard ses fidèles amis. A 21 ans, inscrit au Barreau des avocats, il enseigne le Droit et devient l’avocat des marchands de la City, élu Juge par les londoniens. A 26 ans, membre du Parlement, il s’élève contre les taxes imposées par Henri VII pour la guerre d’Ecosse. Il a 4 enfants de Jane Colt, puis veuf, à 33 ans, il épouse Alice Middleton, veuve avec 2 enfants. Il donne une éducation de haut niveau à tous ses enfants.
L’avènement d’Henri VIII en 1509 fait de More un politique très engagé : maître des Requêtes, conseiller privé du Roi, envoyé en missions diplomatiques et commerciales aux Pays Bas où il rédige l’Utopie. Speaker du Parlement à 45 ans, Trésorier de la Couronne, Chevalier de Lancaster, conseiller, ministre, il est extrêmement puissant et négocie la Paix avec l’Espagne en 1529.
Henri VIII, voulant épouser Anne Boleyn, veut répudier Catherine d’Aragon (amie de Th. More) se heurte au refus d’annulation du mariage du pape, rupture avec Rome et origine du schisme de l’église anglicane.
More à 55 ans (1533) reconnait la nouvelle reine d’Angleterre mais refuse d’assister à son couronnement, par amitié pour Catherine. Accusé, sans preuve d’avoir accepté des pots de vin puis comploté avec Elizabeth Barton (nonne) contre le divorce du roi, More passe devant une commission et jure allégeance à l’Acte de succession du Parlement mais refuse de prêter serment à cause d’une préface anti-papale affirmant l’autorité du Parlement en matière de religion et niant l’autorité du pape. Emprisonné à la Tour de Londres, il est accusé de haute trahison par ses juges (père, oncle et frère d’Anne Boleyn). Cromwell, le plus puissant conseiller du roi, se parjure en accusant More d’avoir, lors d’une conversation, nié la légitimité du roi comme chef de l’Eglise.
Condamné à être pendu, traîné et éviscéré (hanged, drawn and quartered) sa sentence est commuée en décapitation (Treason Act 1534). Il est exécuté le 6 Juillet 1535. Sa fille récupéra la tête de More, enterrée soit à Canterbury soit dans la vieille église de Chelsey.
Ses œuvres se composent de 27 volumes de traductions du grec, de poésies latines, de traités d‘une très grande spiritualité publiées par l’Université Yale.
UTOPIA (De optimo statu rei republica deque nova insula Utopia) paraît en 1516 en latin à Louvain en Flandres, porté par la réputation de More et d’Erasme, par son contenu qui entrait en résonnance avec les travaux des humanistes, avec les inquiétudes des clercs sur le devenir de l’église romaine, avec les intérêts des bourgeois cultivés des villes marchandes.
Comme Erasme qui dans « L’Eloge de la Folie » en 1511, dénonce de façon satirique les excès des clercs des moines et des pratiques religieuses (sur les indulgences, encore monnaie courante en France sous forme d’images pieuses il y a environ 70 ans), More, catholique fervent veut réformer ce que l’Eglise romaine a d’obscur et de superficiel. Un peu malgré lui, il a accepté de se prêter à l’exercice du pouvoir pour Henri VIII alors qu’il aspire à une vie savante et érudite et il se rend vite compte de ce que cet exercice du pouvoir comporte comme compromissions avec l’injustice et le mal.
Le mot « Utopie » est formé du grec ou-topos qui signifie « en aucun lieu » ou bien « lieu du bonheur » du grec « eu », bien heureusement et « topos », lieu, endroit.
Le thème de Utopie est inspiré de « La République » de Platon, Politeia, redécouverte à la fin du XVème siècle, république idéale par opposition au régime féodal anglais, corrompu et inégalitaire.
Le Premier Livre est donc une charge sans concession contre le régime féodal anglais. More est témoin des ravages sociaux engendrés par le mouvement des enclosures. Stimulée par le développement de l’industrie lainière, l’aristocratie tudorienne se met à créer de grands élevages de moutons d’où irruption de la propriété privée dans le monde rural au détriment des terrains communaux et de leurs usages collectifs, liés aux anciennes tenures qui contribuaient à la- subsistances des familles paysannes dans le cadre du régime féodal : la corruption du régime, la pauvreté qui en découle ont fait croître le nombre des « sans-abris », transformés en brigands pour survivre.
« Comment parler de justice dans un pays où l’on jette les paysans sur le bord des routes, pour mettre sur leurs terres des moutons : « ces bêtes, si douces, si sobres, partout ailleurs, sont chez vous, terriblement voraces et féroces, qu’elles mangent même les hommes et dépeuplent- les campagnes.(Livre I)
La potence devient alors le seul moyen de faire régner l’ordre ou un peu plus tard la déportation pour vol (exemple de Moll Flanders de Daniel de Foe, déportée en Amérique à deux reprises), donc conséquences sociales dramatiques.
More affirme l’incommunicabilité entre les princes et les hommes de bonne volonté en général et les philosophes en particulier : « L’air qu’on respire dans les hautes sphères de la politique corrompt la vertu même. Les hommes qui vous entourent, loin de se corriger à vos leçons, vous dépravent par leur contact et l’influence de leur perversité ; et si vous conservez votre âme pure et incorruptible, vous servez de manteau à leur immoralité et à leur folie » (Livre I).
Le Livre II : Par opposition au constat du Livre I, est le récit de Raphaël Hythlodée ou Hythloday, au nom extrait de deux mots grecs « uthlos », qui signifie bavardage et « diaios », adroit, nom du voyageur qui peut être traduit par « habile à raconter des histoires », ou « celui qui craint des conversations futiles » ; récit de son voyage dans l’île d’Utopie – UTOPIA s’appelait « Abraxa » ou « Apraxia », pays de la fainéantise Il passe en revue le régime social et économique de l’île et More décrit le contrepoint lumineux à l’Angleterre de son temps. Comme celle de « la République » de Platon, l’économie utopienne repose sur la propriété collective des moyens de production et l’absence d’échanges marchands.
Composée de 54 villes, 6000 familles, sont toutes gérées de semblable manière.
Trente chefs élisent chaque année un syphogrante ou philarque (sage, sorte de député annuel. Dix philarques et leurs familles dépendantes obéissent au tranibore ou protophylarque (Préfet) soumis chaque année à réélection. Ensemble ils élisent UTOPUS sur une liste de 4 noms, un préposé par quartier élu à vie au suffrage secret (p.146). S’il devient tyran, il est déchu. More prévient tout risque en punissant de mort toute discussion concernant l’Etat hors de l’Assemblée donc rigueur totalitaire.
(La Boétie en 1548 rédige « Le discours de la servitude volontaire » et reprend le même principe dans « Le Contr’un », qui pense que le monarque élu aspirera à la tyrannie.
Les Lois dans UTOPIA sont peu nombreuses et simples, critique de la complexité du système anglais du temps : conscription obligatoire, uniquement pour défendre le pays, méthodes peu glorieuses employées : mercenaires, montagnards voisins un peu arriérés (merci pour les Ecossais), assassinats politiques, corruptions de fonctionnaires étrangers, condamnés de droit commun envoyés au combat, menace de l’esclavage pour les déviants. La société vit sans monnaie et les échanges collectifs prennent la place de l’accumulation privée qui cause en Angleterre les malheurs du peuple, péréquation des richesses entre villes. Utopie commerce uniquement les surplus économiques avec l’étranger non pour s’enrichir – l’or n’a aucune valeur dans son économie (p.166) mais pour engager des mercenaires en cas de guerre, pour les chaînes des esclaves ou des plaques infamantes toujours
en or mises au cou des condamnés et ironie, pour la fabrication des vases de nuit !
Respectueux de la liberté religieuse, les Utopiens reconnaissent un être suprême et l’immortalité de l’âme : tous cultes respectables, mais matérialisme et athéisme refusés et leurs affiliés sont exclus des charges publiques. VIVRE SELON LA NATURE : condamnation de la chasse, des jeux de hasard, de la polygamie, de l’adultère mais divorce par consentement mutuel accepté. Les plaisirs de l’esprit joints à ceux du corps (épicurisme modéré), la santé est le principal souci du corps. Un doux suicide est conseillé à ceux qui ne l’ont pas. Travail obligatoire en journées de 6 heures, le reste du temps des ouvriers étant consacré à la culture de l’esprit.
La propriété privée est supprimée, les richesses appartiennent à l’Etat selon la doctrine platonicienne, l’argent aboli, la vie économique fondée sur les échanges de marchandises entreposées dans les magasins publics, repas pris en commun : style de vie monastique.
L’UTOPIA apparaît comme une pure fiction, une invention agréable dont la lecture devait procurer une plaisante impression : se laisser porter par l’imagination de More dans l’irréalité et comprendre sa satire acerbe de l’Angleterre de son temps. More, réaliste, attentif à l’inacceptable affirme le souhaitable, donc invitation à l’action aujourd’hui où il est encore possible de penser le politique à partir de cette œuvre.
UTOPIE ET SOCIALISME :
Certains voient en Th.MORE un précurseur du socialisme. Au XVIème également, Gargantua et Pantagruel, les héros de Rabelais font un séjour dans la ville d’Utopie Au XVIIème siècle, la vision reprise par des mouvements à la fois sociaux et religieux (Diggers, Levellers) qui essayèrent de traduire en actes leur lecture en s’appuyant sur sa conception collective des moyens de production. Je pense, personnellement, que MORE s’appuie sur l’idéal de vie monastique et qu’il n’annonce bien sûr pas la pensée socialiste des XVIIIème et XIXème siècle bien qu’il soit repris par cette pensée socialiste. (p.129, Livre I, GF Flammarion) avec la redécouverte de « La République » de Platon avec d’autres sources idéologiques : Saint-Simon, Voltaire (Candide) Charles Fourier a sa statue dans l’enceinte du Kremlin près de la flamme du soldat inconnu, Georges Duhamel (le phalanstère d’Igny),
Proudh’on, Karl Marx qui oppose socialisme utopique et socialisme scientifique
Ma critique féministe et humaine porte en priorité sur le concept « de la saine autorité des hommes sur les femmes, des vieux sur les jeunes….les maris châtient leurs femmes avec parfois réparation publique, les femmes se jettent aux pieds de leurs maris, avouent leurs péchés d’action ou dé négligence », : A PLAT VENTRE DONC.
Sur la sexualité, les Utopiens ne se marient pas en aveugle : il faut voir la marchandise : « Lorsque vous achetez un bidet pour quelques écus, vous prenez des précautions infinies….et quand il s’agit de choisir une femme vous y mettez la plus profonde incurie… » Il est vrai que le fiancé doit se montrer nu mais la métaphore du bidet n’est pas innocente, là, la symétrie entre homme et femme est oubliée : c’est la femme qu’on expose et qu’on achète et l’homme en veut pour son argent ! « L’adultère est puni du plus dur esclavage : la récidive de la mort ». Pas de relations sexuelles hors mariage, le plaisir au sens commun n’est pas bon : seuls quelques plaisirs du corps sont tolérés : secrétions intestinales, ( !), apaisement d’une démangeaison en frottant ou en grattant !... »
No comment !
LA MORT DE LA POLITIQUE ET LE TOTALITARISME COMME SEULE ISSUE :
Une fois l’Utopie réalisée, la politique disparaît puisqu’il n’est pas besoin de tenir par des lois des hommes absolument moraux, élevés dans le respect de la communauté monastique stricte, pas d’impôts puisque plus d’argent, nulle contrainte dans des armées puisque l’on achète les diplomates, assassine les chefs belliqueux, paie des mercenaires et envoie les condamnés mourir pour la société sur les champs de bataille. (Que fît la France avec les goumiers, les tirailleurs sénégalais envoyés en première ligne ?)
« Le philosophe n’a pas accès à la Cour des Princes, » dit Raphaël au Livre I « Qui voudrait dire la Vérité aux Princes sur leurs menées immorales ? (p.125)
Morus (figure d’un More rêveur et idéaliste, face à Morus (figure de More le réaliste) tente de garder espoir par le biais d’une philosophie plus maligne, voie oblique, qui réussit à faire passer la vertu subrepticement, parce qu’elle la dissimule habilement : « Sachez dire la Vérité avec adresse et propos ; et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent du moins à diminuer l’intensité du mal ».
Ce texte pourrait être repris sans modification par un Machiavel (1469-1536). « Le PRINCE » parait en 1616 la même année qu’ « UTOPIA » et « le ROLAND FURIEUX » de l’Arioste.
More parle aussi par métaphore : la politique est un théâtre où chacun joue son rôle : « Si jamais vous entriez sur scène pour ramener les princiers à la réalité politique, celle qui recherche l’intérêt général et la justice, cela ferait exactement la même impression que « si pendant une représentation de Plaute, au moment où les esclaves sont en belle humeur, vous vous élanciez sur scène en habit de philosophe en déclamant ce passage d’Octavie où Sénèque gourmande et moralise Néron ; je doute fort que vous soyez applaudi ».
Lorsqu’on sait ce que représente le ridicule en Angleterre, l’effet est rédhibitoire : on est en plein Monty Python où chez nos comiques français anciens classiques (Molière) et actuels (Bedos ainsi que le dernier apparu, tant controversé et évincé des chaines publiques.
Raphaël accuse cette philosophie « oblique » de connivence avec le crime et celui qui en use d’ « espion de traître », « mieux vaut refuser de délirer avec les fous » et rester seuls chez soi, comme les sages de «Platon » qui se content d’être seuls à l’abri puisqu’ils ne peuvent guérir la folie des autres ».
More définit le dilemme de l’utopie : soit elle prétend être un modèle pour les constitutions politiques futures et alors elle devra affronter le ridicule, exposer ses partisans au mépris, voire à la mort (le sort de Th.More), soit elle reste un doux rêve caressé en secret par ses inveurs, sans aucun effet sur le réel.
Que vaut-il mieux ? L’action à mort ou le repli stérile ?
L’Utopie doit-elle renoncer à sa vocation politique au profit du plaisir intellectuel de quelques « happy few » ? Donc l’Utopie est un non-lieu au sens où effectivement les politiciens qu’elle traîne devant la Philosophie ne se verront jamais condamnés à payer leurs crimes à cause de son impuissance tournée en dérision. L’Utopie ne peut être véritable efficace que comme voie oblique, entre l’engagement partisan à mort et la construction théorique idéale dans sa tour d’ivoire.
Comment St Thomas More (en 1935), grave, responsable a-t-il pu concevoir une utopie ? Divertissement comme Erasme avec « L’Eloge de la Folie », bouffée délirante ? UTOPIA est construite avec humour et auto dérision, des passages comiques (la réception des ambassadeurs étrangers que les Utopiens prennent pour les bouffons : ils saluent leurs sobres valets comme s’ils étaient les diplomates). Nous pensons au « Bourgeois gentilhomme » de Molière !
A noter les noms grecs ironiques forgés à partir de grec fantaisiste : les « Polylérites », « les aléopolites « : littéralement les citoyens insensés qui ne font et ne disent que des bêtises, le fleuve « Anydre », sans eau, les « Anémoliens « vides comme le vent, les Achoriens français (a-chôroi) sans patrie, sont en fait des Bons à rien (a-chreioi), les scribes (supra-grammatoi), des étables à cochons, etc…
More oppose à une réalité détestable, un vide, un néant politique à travers lequel tout est remis en perspective : ce n’est pas un miroir déformant, mais un « non miroir », aucun réel n’est à reconnaître, donc tout est possible.
Toute théorie politique a une triple fonction : nourrir le rêve d’une transformation de société en une autre meilleure, la deuxième est critique en amenant les esprits à plus d’indépendance et de recul, l’humour, (le non-sense anglais, humor) : humeur politique par le sarcasme, caricature, pamphlet révolutionnaire, les bouffons accompagnent toujours la politique, dernière arme restante, la troisième fonction est l’invitation à penser l’altérité qui peut déboucher sur l’alternance.
L’utopie serait alors cette mouche du coche, ce taon empêchant les dominants de dominer en rond d’où peuvent surgir changements et contestations. C’est alors un « principe d’espérance ».
« Je confesse aisément, écrit-il, qu’il y a chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établies dans nos cités. Je le souhaite plus que je l’espère. »
Monique BECOUR
Monique BECOUR
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