"De la démocratie en Amérique" d'Alexis de Tocqueville le 20 décembre 2006



Un débat démocratique.
L'affaire était d'importance.
Il s'agissait de la France et de l'Amérique. Au printemps de 1831 un jeune français de vingt-six ans, Alexis de Tocqueville, partait vers les tout jeunes Etats Unis d'Amérique où régnait , disait-on, la Démocratie avec ses filles Liberté et Égalité.
Il en rapporta des idées sur l'Amérique en particulier, et en conçut sur la Démocratie en général.
Et c'est là que les deux meneurs de jeu s'affrontèrent. L'un enfourcha l'Amérique, l'autre la Démocratie.
L'un pensait que l'autre croyait le fils du ci-devant Comte de Tocqueville, très vieille noblesse normande, échappé de justesse à la guillotine au paroxysme de la Révolution Française grâce à la mort de Robespierre, l'un pensait donc que l'autre croyait Alexis de Tocqueville défenseur du concept d'Egalité, tandis que l'autre en question affirmait parler de l'idée enfantée par le christianisme, devenue inhérente à la Démocratie.
Le malentendu allait bon train, on comptait les points.
Malgré le qualificatif de "romantique résigné" donné par l'un à celui que l'autre désignait comme un "classique moderne", la zizanie ne s'instaura pas.
Tous deux se mirent d'accord sur sa lucidité, sa clairvoyance, sa perspicacité, et sur la richesse d'une oeuvre fondamentale dont, aujourd'hui encore, des despotes dits"éclairés" se méfient comme de la peste. En a témoigné un membre de l'assemblée qui connaît la question. Si les "despotes éclairés" étaient une vue de l'esprit de Voltaire, l'apparition d'un nouveau despotisme est ce qui inquiète Tocqueville:
"Je pense que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédé dans le monde...Les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle. Il faut donc tâcher de la définir puisque je ne peux la nommer. ...
Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux , retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres; ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine...
...Au- dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. ...
Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche , au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance...que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? ..
. ...Il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empèche de naître..."
Alexis De Tocqueville ("de la Démocratie en Amérique.")
Annie ROUZOUL-BIANCOTTO:
En ces années de la monarchie du " roi bourgeois " Louis-Philippe, Alexis Clérel de Tocqueville se sent désoeuvré à Paris. Le serment, résigné, prêté au nouveau régime issu de la Révolution de Juillet est sujet à un réel drame de conscience pour cet " héritier " de la tradition légitimiste. De fait, la mission pénitentiaire menée aux Etats-Unis avec son ami Beaumont n'est sans doute pour notre jeune magistrat que prétexte à noyer son " désenchantement "....romantique. La mission est d'ailleurs sollicitée par les intéressés eux-mêmes, non payée, malgré son caractère officiel et sera couronnée par un " rapport " remis aux pouvoirs publics, puis publié.... Ce n'est là, évidemment, que la partie immergée de l'iceberg.
En se rendant aux Etats-Unis, Tocqueville ne marche pas, loin de là, sur les traces du général de Lafayette ! A Paris, il ne compte pas parmi le " clan des libéraux " de toutes obédiences qui correspond, lui, aux sympathisants américains. Beaumont et Tocqueville sont totalement étrangers à cette tradition là. Alors, pourquoi les Etats-Unis ?
Tout d'abord, parce que c'est sur ce continent que notre apprenti sociologue découvre que l'Egalité des conditions est en marche de façon frappante. Tocqueville, de part ses origines, est terrorisé par ce constat ! Le sentiment éprouvé alors est sans doute celui de la " marche irréversible de l'Histoire ", comme d'autres de ses "romantiques" contemporains....à l'exception prés que, chez lui, ce fameux " destin " va prendre la forme d'un concept, directement tiré de l'expérience de son milieu : la victoire du principe démocratique sur le principe aristocratique. Tocqueville va donc, lors de ses pérégrinations outre-atlantique, chercher à savoir si cette Egalité est compatible avec la Liberté.
Ensuite, parce qu'aux Etats-Unis, l'Etat égalitaire s'est constitué autrement que dans le sang. En effet, la " Révolution " des Etats qui ont souhaité se séparer de la mère patrie britannique a été réglée et canalisée par la Loi. A l'inverse de la France et de l'Europe en général, la Démocratie n'a pas été abandonnée à ses instincts sauvages et ne risque donc pas de basculer dans la tyrannie de la majorité et dans l'individualisme, mal moral et " pourrissement du cœur " pour Tocqueville.
Enfin, parce que l'Amérique d'alors présente un double laboratoire d'observation : d'une part, la patrie s'est ici construite sur la négation de la noblesse, d'autre part, elle présente l'exemple d'une " expérience chimique pure " de la démocratie et permet l'analyse in vivo du principe démocratique à l'œuvre, à la fois dans les risques qu'il fait courir et des avantages qu'il offre à la liberté.
Tocqueville, du fait de ses origines aristocratiques, part de l'axiome de base selon lequel l'humanité marche à grands pas vers l'âge démocratique. Cela ne doit pas pour autant faire oublier que la noblesse reste le principe premier, comme le Montesquieu de " l'Esprit des Lois " le lui a soufflé, et que la dignité humaine réside avant tout dans la passion de la Liberté : " toutes les formes de gouvernement ne sont que des moyens plus ou moins parfaits de satisfaire cette sainte et légitime passion de l'homme " écrit-il. A la différence des penseurs politiques et des historiens des Idées qui l'ont précédé, Tocqueville s'intéresse moins aux causes de l'égalité qu'à ses conséquences sur la civilisation politique. Il va donc, en particulier, explorer les relations entre le principe qui gouverne les sociétés et le type de régime politique qui " peut " en découler, sans que cet enchaînement ne soit jamais nécessaire. Ainsi, si une logique d'évolution inexorable fait que la Démocratie va triompher inévitablement, notre homme va compenser cette acceptation rationnelle par un combat pour les valeurs inséparables du monde aristocratique, au premier rang desquelles figure la Liberté.
La Liberté de Tocqueville n'est attachée à aucun état social. Elle ne saurait être le désir principal et continu des hommes des âges démocratiques. Tocqueville se résigne à la fin de la noblesse si le legs aristocratique de la liberté peut survivre aux temps démocratiques C'est là que l'exemple américain trouve toute son originalité : les Etats-Unis veulent l'égalité dans la liberté et pour ce faire mettent en place des " garde-fous " pour éviter les risques d'une égalité sociale, puis politique, qui pourrait conduire à la souveraineté d'un seul et à la servitude de tous. Ainsi, la notion de " corps intermédiaires " s'interposant entre l'Etat et les Individus est-elle essentielle pour l'auteur de " L'Ancien Régime et la Révolution ". C'est en effet là un héritage de la société aristocratique qu'il faut absolument préserver si l'on ne veut pas courir le risque d'un pouvoir unique et centralisé sans intermédiaire. Les Etats-Unis ont compris que la liberté était en péril lorsqu'il n'y avait pas d' " obstacle " pour retenir la marche du peuple. D'où l'importance d'institutions libres destinées, pour Tocqueville, à " sortir les citoyens de leur apathie ". Le politologue à l'œuvre observe donc les corps intermédiaires que sont les communes de Nouvelle-Angleterre, institutions administratives décentralisées qui donnent " l'esprit de la liberté " et favorisent une vie politique dans chaque portion du territoire. Les libertés locales reconstituent, de fait, artificiellement les idées et sentiments de réciprocité, de dévouement et de sacrifice que produisent les âges aristocratiques. Tocqueville est également stupéfait par le nombre d'associations qu'il trouve aux Etats-Unis. Les hommes des sociétés démocratiques ne peuvent presque rien par eux-mêmes. Ils ont donc besoin de s'unir. L'art de s'associer se développe et se perfectionne alors même que l'égalité des conditions augmente.
L'importance des lois et des mœurs dans le maintien de la démocratie américaine a fasciné Tocqueville. Même s'il ne cherche pas du tout la transposition du système américain en France, il souhaite isoler, en bon analyste des sciences sociales, le rôle et l'influence d'une variable sur un processus d'ensemble. Le problème de la transcription des passions en lois et en mœurs se pose des deux côtés de l'Atlantique mais la différence essentielle vient, pour Tocqueville, du fait que les Etats-Unis ont su " canaliser " leurs passions par le Droit, la Religion, les Institutions. A l'inverse, les peuples européens, moins démocratiques que révolutionnaires, n'y sont pas encore parvenus.
Ainsi, la grande force d'Alexis Clérel de Tocqueville est d'avoir hasardé des opinions sur la Démocratie, faute d'avoir toujours pu adopter une méthode comparative efficace, et de l'avoir fait avec modestie, sans le pessimisme et la résignation vers lesquels sa " classe " aurait pu l'entraîner. S'il expose les périls que l'égalité fait courir à l'indépendance humaine, il a toujours le soin de nous dire que ces périls ne sont pas insurmontables.
Hervé CASINI
Un site très bien documenté sur Tocqueville www.tocqueville.culture.fr
JLM BENOIT nous a fourni les liens suivants de plusieurs sites internet consacrés à Tocqueville
Textes
http://classiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/benoit_jean_louis.html (communications sur Tocqueville et considérations sur la politique du temps : Restaurer la démocratie - sur la situation actuelle de la France - Réflexions sur le 11 septembre...

- en Français
Dans la très riche collection de textes en lignes, " Les classiques des sciences sociales ", dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi (Québec), téléchargeables gratuitement en format Word 2001, pdf et rtf :
De la Démocratie en Amérique
L'Ancien Régime et la Révolution
Deuxième lettre sur l'Algérie (1837)
Travail sur l'Algérie (1841)
Rapport sur l'Algérie (1847), extraits du rapport des travaux parlementaires de Tocqueville sur l'Algérie.
Tocqueville au Bas-Canada (écrits datant de 1831 à 1857)
- en Anglais
Sur le site du département d'American Studies de l'Université de Virginie, la Démocratie en Amérique, et un ensemble de documents sur l'Amérique des années 1830.
James Schleifer, The Making of Tocqueville's Democracy in America, Foreword by George W. Pierson (2nd edition) (Indianapolis: Liberty Fund, 2000).
Bibliographie
Une remarquable bibliographie universitaire des travaux sur Tocqueville, par Christine Alice Corcos (Associate Professor of Law, Louisiana State University Law Center).
" In Search of Tocqueville's Democracy in America "
Sur le site de C-Span, chaîne câblée éducative américaine, le " Tocqueville Tour ", organisé en 1997-1998 sur les traces du voyage de Tocqueville et Beaumont en Amérique, des extraits en anglais de leurs carnets de voyage, une biographie de Tocqueville, une galerie de photographies des lieux où Tocqueville a vécu, des propositions de programmes pédagogiques à partir de textes de la Démocratie en Amérique.
Un site dédié à Tocqueville par Éric Keslassy, économiste: http://www.ifrance.com/tocqueville
Présentation des thèses de son livre sur Le Libéralisme de Tocqueville à l'épreuve du paupérisme, anthologie de textes de Tocqueville et biographie, bibliographie et forum de discussion sur la pensée tocquevillienne

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