Tristan et Iseut de BEROUL


Tristan et Iseut par Salvador DALI    le 16 novembre 2005
"L'Histoire est faite de l'Eternel Retour d'un pourquoi sans réponse" Schopenhauer
"Amour, par force vous démène" Béroul
Lors de la séance de DireLire le temps a manqué pour évoquer le contexte historique autour de la "publication" de Tristan et Yseult. On trouvera ci-dessous la quatrième de couverture de "Le chevalier, la femme et le prêtre" de Georges DUBY (Hachette 1981) qui montre que ce contexte donne aussi une entrée intéressante à la lecture de ce texte.
"Entre l'An Mil et le début du XIIIe siècle se place un moment très important de l'histoire du mariage européen: la lutte des dirigeants de l'Eglise pour imposer leurs conceptions de l'institution matrimoniale. En même temps qu'ils forcent, non sans peine, les prêtres à vivre dans le célibat, ils rêvent d'enfermer le peuple laïque dans la cellule conjugale, cadre consacré, contrôlé par le clergé. L'ordre qu'ills veulent instaurer, ne se substitue pas au désordre mais à un ordre différent, contrarie d'autres obligations morales et de vieilles habitudes. Les hommes n'acceptent pas facilement de ne plus pouvoir à leur gré renvoyer leur femme lorsqu'elle ne leur donne pas de fils, ou tout simplement parce qu'un meilleur parti se présente; ils n'acceptent pas non plus de ne pas pouvoir épouser leur cousine.
Le conflit fut long, spectaculaire: un roi de France, Philippe 1er, fut excommunié trois fois de suite pour ce que les prêtres appelaient adultère, bigamie, inceste. Toutefois, tandis que le mariage venait prendre place parmi les sept sacrements de l'Eglise, des accomodements permettaient aux deux morales de s'ajuster. En compensation, se développait dans la société mondaine l'amour que l'on dit courtois; mais les règles et les rites du mariage chrétien s'installaient."
G.DUBY complète:"Ce système a duré jusqu'à nous, jusqu'à cette nouvelle crise de l'institution matrimoniale dont les péripéties se déroulent sous nos yeux."
Jean COURDOUAN
Plus fort que la mort, l'amour
Plus forte que la ronce, l'étreinte.
L'amour n'est pas enfant de Bohême mais de Cornouailles. Enfin, si l'on en croit le poème de Tristan et Iseut. Mais au fait, de quoi parle t-on, de quelle histoire ? Ici, on a choisi la version Béroul, laissant sur le côté celles de Thomas d'Angleterre ou de Bédier. Va donc pour le texte de Béroul, le plus ancien des fragments tristaniens, augmenté d'épisodes ajoutés par d'autres. Au-delà de l'auteur, ce qui importe, n'est-ce pas l'ivresse ? L'ivresse, Tristan et Iseult en connaissent un rayon : ivres du philtre et de vin herbé, ivres d'amour, ils vont pour (v) ivre leur passion interdite, multiplier les ruses et les mensonges. Pauvre Roi Marc ! Pourtant tout avait bien commencé pour lui : de belles noces, l'arrivée d'un fort et fier neveu. Un conte de fées…C'était sans compter avec cette écervelée de Brangien. Ca tourne alors au drame.
Béroul raconte une épopée qui oscille sans cesse entre le merveilleux (combat avec un dragon, combat avec le géant Morholt) et le sordide (les lépreux demandant le corps d'Iseut et qui l'obtiennent. Ignoble Roi Marc !).Tristan et Iseut c'est le miracle de cet équilibre. Et puis on apprend au passage comment dormir avec sa douce, séparés par une épée, ça peut servir…
Attention : le manuscrit retrouvé de Béroul ne révèle pas la fin de l'histoire. Tout reste ouvert. Tout est possible. On peut rêver …Depuis, beaucoup se sont emparés du mythe des amants, en toute liberté. Tristan et Iseut est une oeuvre ouverte qui ne demande qu'à vivre.
Tristan et Iseut est encore une histoire d'aujourd'hui, elle est une histoire de toujours. Mais à qui s'adresse t-elle ? Abandonnons Béroul et écoutons la réponse que donne Thomas d'Angleterre :
Aux rêveurs, aux enamourés, aux envieux, à tous ceux que mord le désir, aux enjoués, aux éperdus, à tous ceux qui lieront ces vers ! (…) Puissent-ils avoir réconfort, contre les trahisons, contre les torts, contre les peines, contre les larmes, contre toutes les ruses d'amour ! ".
Chrsitian BAILLON

Merci à Christian BAILLON-PASSE d'avoir proposé, préparé et présenté cet "O.V.N.I." que certains jugeaient désuet.
"Ce fut ainsi chose manifeste et avérée devant tous, que le très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme simple étoffe... Il se prète et s'adapte à tout, selon le coeur de chacun, à la sincérité comme à la tromperie. Il est toujours ce qu'on veut qu'il soit." Gottfried de Strasbourg (1205, Tristan und Isolde).
Ce, à propos d'Iseut accusée d'adultère, soumise à l'ordalie - le jugement de Dieu- et reconnue par miracle innocente. Innocente ou coupable? Le couple mythique que présentent au XIIe siècle dans les Cours d'Amour (via les troubadours) Marie de France, Béroul de Bretagne, Thomas d'Angleterre, Chrètien de Troyes, est au delà du Bien et du Mal; si faute il y a, ni l'Amant ni l'Amante n'en sont responsables. Ils ont bu par erreur "la drogue" d'Iseut la Mère, magicienne de l'Extrème Occident, qui les lie pour trois ans comme chèvrefeuille à la branche de coudrier: si l'un meurt, l'autre ne survit. Pour trois ans. Au delà de cette limite, ils pourront choisir le repentir et demander grâce à Dieu par l'intercession de l'ermite Ogrin. Ce qu'ils font.
Mais on connait la suite faute de connaître la fin dernière: et après? Depuis, comme l'a mentionné dès le début de son intervention Monsieur Karl KRIEG, précieux pour les Marseillais au temps où existait un "Goethe Institut" disparu depuis - qui sait pourquoi?-, cette invention de conteurs français romanesques du XIIe siècle est devenu l'Amour aux yeux de l'Occident: syncrétisme des mystères de religions païennes archaïques et la Passion que subit Jésus-l'Homme-Dieu- par Amour. Pour effacer la Tache Originelle. "Christ qui se plie comme une simple étoffe" Voile Blanche qu'une femme jalouse fit croire Noire.
Oeuvre de génie, que le génie de Wagner a transfiguré en opéra romantique dont le long duo d'Amour atteint au sublime à moins qu'il n'ennuie à mourir. Est-ce ainsi que les hommes vivent...chantait Ferré, "Et leurs baisers au loin les suivent..."
Annie ROUZOUL

Tristan et Iseut en Allemagne par Karl KRIEG
"L'amour est une invention française du douzième siècle".
La belle phrase de Charles Seignobos est particulièrement vraie pour l'histoire de Tristan et Iseut (comme pour les romans de Chrétien de Troyes et les poèmes des Troubadours et des Trouvères): invention française, très tôt adaptée en langue allemande.
Deux oeuvres majeures sont à mentionner:
1) Eilhart von Oberg, "Tristrant und Isalde" (1)
2) Gottfried von StraBburg, "Tristan und Isold" (2)
Sans oublier l'opéra de Richard Wagner "Tristan und Isolde" de 1865 au livret de grande qualité littéraire sans lequel on parlerait sans doute moins de cette histoire du Moyen-Age aujourd'hui.
- Eilhart von Oberg raconte (en 9.524 vers ; Béroul: 4.485 vers) toute l'histoire de Tristan, de ses parents jusqu'à la mort des amants. C'est la seule version complète pour le douzième siècle.
Dans sa préface il s'adresse directement à son auditoire en le prévenant du côté "scandaleux" de son histoire. Il veut raconter à un public sans doute déjà "courtois" les aventures qui ne le sont pas, d'un couple adultère d'une autre époque, brutale, héroique et "pré-courtoise". "Comment Tristrant mourut pour l'amour d'Isalde et Isalde pour l'amour de Tristrant". Amour, mais aussi la mort: la dialectique qui est liée dès le début à cette histoire, différente, de ce fait, des romans de chevalerie et d'amour, de Chrétien de Troyes, par exemple. Eilhart (comme ses prédécesseurs français) met l'accent sur les exploits guerriers du héros, les combats (cruels), les tromperies, les ruses, les déguisements, les trahisons, le tout souvent présenté sous un aspect burlesque et comique.
Eilhart se réfère à une "estoire" qui pourrait être celle de Béroul. Il vit comme "ménestrel" à la cour du duc Henri le Lion à Brunswick dont la femme Mathilde, fille d'Aliénor d'Aquitaine, a fait très probablement connaître cette "invention française" à la cour ducale.
- On n'a aucune information biographique de Gottfried von StraBburg. Son "Tristan und Isold" est pourtant un des "best-sellers" du Moyen âge, vu le nombre des manuscripts conservés (au nombre de 27). On date l'oeuvre entre 1200 et 1210. Gottfried se réfère à Thomas de Bretagne. Son épopée volumineuse (19.552 vers) raconte l'histoire avec tous les épisodes connus, avec de nombreux commentaires de l'auteur et des monologues des protagonistes jusqu'au mariage de Tristan avec Isolde-aux-Blanches-Mains. La fin manque. (On la trouve chez Thomas). C'est une version courtoise. Dans son prologue, Gottfried s'adresse à un public des "edele herze": des coeurs nobles, une élite courtoise cultivée et sensible qui comporte aussi bien des hommes que des femmes.
En une langue très belle et musicale, il interprète p.ex. le mot "et" du titre par des moyens stylistiques simples. ("Dies siiBe Wôrtlein: und" = "Ce doux petit mot: et" dans le texte de Wagner au 2eme acte): "ein senedaere, ein senedaerin, ein man ein wip, ein wip ein man Tristan Isolt, Isolt Tristan" (Un amant, une amante; un homme, une femme, une femme, un homme . . .)
Le roman de Gottfried est cohérent et présente pourtant aux lecteurs d'aujourd'hui (comme aux "auditeurs" du Moyen âge d'ailleurs) de grandes difficultés de compréhension et d'interprétation, notamment dans les épisodes centraux, p.ex.:
1) L'histoire des parents de Tristan, sa naissance, son éducation.
2) Ses deux voyages en Irlande
3) Le philtre
4) Le Jugement de Dieu
5) L'exil dans la forê
t 6) Le mariage de Tristan avec la 2e Isolde
Ad 1 ) La vie malheureuse des parents de Tristan, Riwalin et Blancheflur, préfiguration de la vie "triste" de Tristan orphelin, pleine de solitude, de souffrances, de blessures fréquentes, menaces de mort, déshonneurs. De l'autre côté une éducation courtoise par le maréchal Ruai "li foitenant": Priorité à l'intelligence, bonnes moeurs, ruses, avant les valeurs chevaleresques de forces militaires et de qualités viriles traditionnelles: la courtoisie prime le côté "chanson de geste".
Ad 2) Ce sont des voyages au double aspect: chez l'ennemi héréditaire, pour des raisons politiques (demande de femme pour le roi Marke) et pour trouver la guérison. Ruses (Tristan = Tantris) et forces (combat contre le dragon), éducation courtoise de la princesse Isolde sont les qualités nécessaires du héros. Apprentissage de la lecture, expression orales ( "DIRELIRE"!) éducation musicale, "moraliteit" sont les valeurs étonnamment "modernes" de cet enseignement. En plus, on trouve la constellation Abélard - Héloïse des deux âmes sensibles ("edele herze") Tristan et Isolde.
Ad 3) L'amour entre Tristan et Isolde prend naissance bien avant la consommation du "philtre" qui est chez Gottfried (comme chez Wagner) plutôt une simple méprise qui révèle un état bien antérieur qu'un choc inattendu. Mais Amour fatidique et mortel en tout cas. "La poison" de Béroul est Minnetrank et Zaubertrank (=boisson d'amour et magique) chez Gottfried (et Wagner), une allégorie.
Ad 4) La coutume ancestrale et non-courtoise provoque chez Gottfried un commentaire étonnant pour le 12e siècle: " Ce fut ainsi chose manifeste et avérée que le très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme une simple étoffe ... Il est toujours ce que l'on veut qu'il soit". (Traduction de Denis de Rougemont. L'Amour et L'Occident. Édition 10/18, 1972. p. 114).
Ad 5) À l'inverse de toutes les autres versions, l'exil des amants dans la forêt ne signifie pas punition, privations, faim et malheurs, mais plénitude dans la grotte, "la maison de Minne" ("Minne" = terme allemand pour amour courtois, spirituel, la "fin'amor" française). La grotte de l'amour est décrite comme une cathédrale, avec un lit en cristal, dans un "locus amoenus" classique. Y régnent les valeurs de "triuwe" (= Treue, fidélité) "ère" (= Ehre, honneur), "tugent" (= Tugend, vertu), valeurs hautement sociales et politiques du Moyen âge, valeurs entre roi et vassal. L'épée entre les amants endormis est une vérité pure de l'amour, un mensonge pour le monde réel et pour la dignité du roi Marke. L'acceptation de ces deux valeurs, égales au sens moyenâgeux, ("Jour" et "Nuit" chez Wagner), met les amants chez Gottfried dans uns situation qu'on pourrait qualifier de tragique au sens strict et moderne. Une situation sans culpabilité ni "péché".
Ad 6) L'épisode d'Isolde-aux-Blanches mains et les suites manque chez Gottfried (et Wagner). Il donne l'impression d'un ajout tardif et au fond inutile dans la "dramaturgie" de l'histoire ainsi que la fin sentimentale avec le rosier et le cep de vigne au-dessus de la tombe des amants. Le "Liebestod" chez Wagner (= la mort pour l'amour de l'amour) donne une fin dans le grand Néant plus convaincant.
1) Eilhart von Oberg, Tristan et Iseut Traduit de l'allemand par Danielle Buschinger et Wolfgang Spiewok Ed. Babel (Actes Sud). 1997
2) À ma connaissance, il n'existe pas de traduction française de Gottfried de Strasbourg

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