"Ubu roi" d'Alfred JARRY le 18 juin 2006



BILLET A CLAUDINE par Michel BOUDIN
UBU ROI
Comment mieux finir la saison littéraire de DIRELIRE, belle cousine, qu'en brandissant la chandelle verte du père UBU?
Comme tu le sais, la pièce est d'un abord déconcertant et on hésite toujours un peu entre la farce sans consistance et le canular pour lycéen en révolte.
Il a fallu tout le talent du présentateur pour faire tomber les dernières résistances et nous mettre devant UBU comme on peut l'être devant les DEMOISELLES D'AVIGNON. Car tu sais bien Claudine, qu'à partir de ces oeuvres fondatrices rien après n'est tout à fait pareil.
Coup de pied dans la fourmilière des conventions scéniques et littéraires, UBU ROI, avec son crochet à phynances et son ciseau à oneilles, ouvre la voie au surréalisme et au théâtre d'avant-garde. Sans la chandelle d'UBU, malicieuse cousine, pas de moulinette à bébés à la télévision ou de Cantatrice Chauve sur les planches. (comme sans les DEMOISELLES, pas de montres molles peut-être ou de compotiers en morceaux.)
Quand tant d'horribles gidouilles spiralées ensanglantent encore le monde, Claudine, que des trappes obscures s'ouvrent comme celle d'UBU pour engloutir les espoirs de notre pauvre humanité, comment ne pas saluer JARRY et sa belle insolence?
Sans compter tous les UBU qui grouillent en nous, toutes ces chandelles et ces crochets...
Heureusement qu'il y a la Pologne "Sans quoi il n'y aurait pas de polonais". Ce dernier cri du père UBU réconforte le coeur de ton cousin
FLORENTIN


De Claude Simonot : Ubu ou la dialectique de la merdre et de la phynance
Il est certain que Jarry n'a pas eu connaissance de la théorie de Freud Sur les transformations des pulsions, particulièrement dans l'érotisme anal, (1917) qui postule qu'au stade sadique-anal les valeurs de don et de refus s'attachent à l'activité de la défécation et met en évidence l'équivalence symbolique fèces = cadeau = argent. Georg Simmel dans la Philosophie de l'argent nous suggère que la valeur est objectivation du désir, l'échange objectivation de la valeur, l'argent objectivation du rapport d'échange et l'autonomisation de l'argent objectivation des rapports sociaux. Cornegidouille ! nous voici dans la phynance jusqu'au cou, merci d'éviter de faire des vagues... Surtout que Marx de son côté considère l'argent comme équivalent universel ce qui en quelque sorte referme la boucle sur l'égalité merdre = phynance. On conviendra que si la phynance se transforme en merdre, voire en merdes (je me suis acheter trois merdes...), pour avoir de l'argent il faut se faire chier (surtout si l'on n'est pas né fils de riche...).
L'affirmation du "linteau" des Minutes de sable mémorial (1894) : "faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots" est le programme même du symbolisme et si l'on est un tant soit peu amateur de lacanisme amusant on pourra méditer utilement sur la substitution de maux pour mots, sans oublier que les mots (même traitement, même motif) qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d'eux ; on pourra alors se demander si Ubu, ce gros tas de ça à l'état pur n'est pas un peu le précurseur de la psychanalyse. Nous voici assez loin de la récupération a des fins de théâtre symboliste, et sous forme de ready made, d'une fumisterie de potaches de rhétorique. Le scandale provoqué par les représentations d'Ubu au théâtre de l'Oeuvre de décembre 1896 fait d'une certaine façon écho à ceux d'Hernani et des Hurlements en faveur de Sade, car les braves gens n'aiment pas qu'on transgresse lefigurativement correct et encore moins qu'on les mettent face à eux-mêmes.
Dans un entretien pour le Nouvel observateur (hors-séries "Les mythes, aujourd'hui", juillet/août 2004 ) Jean Baudrillard dit :"J'ai trouvé une voie de dérivation dans la pataphysique dAlfred Jarry. Dans "Ubu", le monde est immédiatement une farce. Marx disait qu'il y a un événement original, puis sa répétition sur le mode de la farce, et de fait nous sommes dans une ère pataphysique de dérision généralisée. "Ce qui est dérisoire est mis en spectacle et ce qui a un sens est rendu dérisoire. La peste bouffonique ravage la société contemporaine, et en raison de la fin parodique de la division du travail qui s'organise dans une allégresse carnavalesque, l'homme de la rue, promu par la caméra à la fonction d'oracle, nous dira ce qu'il pense de la grippe aviaire en se croyant obligé de rire en terminant sa déclaration. Autrefois tout finissait par des chansons, aujourd'hui tout se termine par les gloussements du con qui rit.
La pataphysique donc, science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.
Si, comme le dit Sartre, on est ce qu'on fait, Jarry qui passa sa (courte) vie à faire Ubu, fût Ubu, mais il ne le fût que pour dénoncer ce qu'il y a d'ubuesque dans le monde que nous sommes contraint d'accepter. Car si le Reich ne dura pas mille ans (ouf !), le règne d'Ubu, c'est à dire celui du salaud sartrien qui par mauvaise fois refuse d'admettre le caractère absurde et injustifiable de l'existence, prend les vessies de l'idéologie pour les lanternes de la nature humaine, et préfère la brutalité joviale aux émotions spirituelles, commencé bien avant Jarry, lui survivra encore longtemps (merdre !). Persuadé que la survie, c'est à dire perdre sa vie à la gagner, est à la vie ce que le cheval est au pâté d'alouette, Jarry, dont Marinetti disait qu'il lui était apparu comme une oriflamme de la pauvreté volontaire, nous propose, pour résister aux marionnettes qui tirent nos ficelles, le culte de la chandelle verte, l'incantation à la gidouille, l'équarrissage pour tous et la machine à décerveler, derrière laquelle Patrick Le Lay peut courir de toute la vitesse de ses jambes bouyguesques (c'est un synonyme d'ubuesque) sans espoir de jamais la rattraper.
L'orgueil étant la forme de modestie la moins coûteuse, je suis particulièrement fier d'avoir, à dix-sept ans, détourné les deux tiers de ma classe des révisions de fin d'année pour les répétitions (délicieuse compulsion de répétition) d'une adaptation d'Ubu en comédie musicale, pour une fête de fin d'année plutôt subversive. Aussi, aujourd'hui encore, quand j'ai besoin d'un petit renfort pour résister aux clauses de style de la survie (voir ci-dessus), remonte le vieux cri de guerre de ces années- là: "Hourra ! Cornes au cul, vive le père Ubu".
Claude Simonot (palotin intérimaire)

"La femme de sable" d'Abe KOBO le 5 juin 2006



Un professeur parti à la découverte de quelque insecte des sables échoue dans un petit village du fond des dunes - village dont il ne pourra plus sortir. Comme les autres habitants, le voilà prisonnier du sable : le sable qui envahit tout, qui s'infiltre dans la moindre fissure et qu'il faut sans répit rejeter. Particulièrement dans le trou où est tapie la maisonnette qu'il habite en compagnie d'une femme fruste, vraie maîtresse-servante. Jour après jour, mois après mois, l'homme et la femme rejettent le sable. Cet esclavage est la condition même de leur survie. Lassé de cette routine, l'homme tentera de s'échapper, de retrouver sa liberté... Roman insolite d'une extraordinaire richesse, dur et angoissant, qui, sous l'exactitude et la précision des détails d'une fiction réaliste, retrouve la dimension des mythes éternels. Il ne s'agit de rien d'autre que de la condition humaine avec ses limites désespérantes, ses illusions et ses espoirs.
Le piège de sable (image tirée du film "La femme des sables")
BILLET A CLAUDINE par Michel BOUDIN
LA FEMME DES SABLES de Abe KOBO
Surtout jolie cousine, n'ouvre pas ce livre!
Un vent de sable t'emporterait aux confins des pires délires de la littérature.
Imagine un grand trou de sable et au fond une maison, un homme et une femme. Les habitants d'un improbable village, là-haut sur le plateau, dirigent sournoisement les manoeuvres de désensablement.
Car il faut, pour survivre en ce trou, lutter contre le sable.
Comme il faut dans la vie, Claudine, lutter contre l'adversité.
En même temps que l'ensablement méthodique des êtres et des choses s'effectue l'ensablement symbolique du lecteur. Pas un grain de sable, dans son action têtue, qui n'évoque au choix la lutte des consciences contre la rugosité du monde ou les malheurs du Pour-Soi se cognant la tête contre l'En-Soi ou le grand rouleau compresseur de l'entropie triomphante. (Tout retourne au sable, belle cousine, et il y a longtemps que l'on sait que nous retournerons en poussière.)
Alors quoi? S'asseoir et laisser monter le sable?
Peut-être pas. Car au fond du trou, Claudine,
il ya une femme
il y a un homme
il y a même un peu d'eau
et une échelle de corde...
Finalement, curieuse Claudine, tu peux ouvrire de livre d'Abe KOBO. Il te fera rêver comme il a fait rêver ton cousin:
FLORENTIN
Ce qu'en a pensé Annie ROUZOUL
Le Vieux captura l'Homme et l'offrit à la femme.
C'était son plus cher désir. Sans cesser ses tâches domestiques elle allait savoir enfin à qui se vouer. L'Hôte était de marque: enseignant de métier, entomologiste à ses heures perdues.
Captif, il n'eut de cesse de tenter l'évasion. Peine perdue.
Alors elle se mit à enfiler des perles pour passer le temps et gagner de quoi acheter une radio et un miroir.
L'histoire ne dit pas si elle y réussit.
Et les sables dans tout çà?
et Andrée HAGEGE
L'homme s'étiolait gentiment auprès de ses collègues et de la femme, (l'autre). Alors il partit seul vers la mer à la recherche d'un insecte improbable.
Manque de bol, la mer est restée lointaine et lui il est tombé dans le sable dans un trou profond d'où il ne pouvait pas sortir, où personne ne songeait à l'aider et où personne ne répondait à ses questions, même pas la femme (la vraie), la silencieuse, compagne de captivité, qui lui a toutefois appris une chose : le sable recèle tellement d'eau que tout s'abîme, les poutres même pourrissent. « De l'eau dans ce sable, sous ce soleil brûlant ? Non mais…pourquoi pas des glaçons dans le four ? »….. L'homme était un scientifique….
Et il voulait toujours sortir, il a essayé souvent ; il voulait tellement sortir qu'une fois il faillit mourir atrocement dans une évasion ratée même qu'il a supplié qu'on le ramène dans sa geôle.
Et puis un jour, il a trouvé au fond d'un trou qu'il avait fait dans le sable, quoi ? Une réserve d'eau. La femme avait donc raison ? Il y avait de l'eau dans ce sable insaisissable, étouffant, instable, traître ? L'étudier, le vendre, pourquoi pas, mais lui demander de l'eau !….. Et pourtant l'eau était là et si on l'empêchait de s'évaporer, le récipient se remplissait et on ne dépendait plus de personne pour avoir de l'eau, pour avoir la vie, et il a ri très fort.
Exit la mer, l'insecte improbable. Exit les administratifs qui lui apportait sa ration quotidienne d'eau ; il pouvait, il savait recueillir l'eau que contenait le sable. Exit l'absence d'échelle qui le tenait captif ; d'ailleurs une échelle était revenue par miracle dès le départ de la femme ; la femme, la vraie, qui avait joué son rôle et qui disparaissait en le laissant libre.
Andrée HAGEGE
Les réflexions de Daniel BOUCHARA
Qui peut parmi nous s'identifier immédiatetement à la femme ? Nous acquiesçons sans trop s'y arrêter au raisonnement de l'homme, il est rationnel, il observe celui qui dans ses pesées du pour et du contre et le probable opère en scientifique. Son espoir dans tous ses buts est dans le rationnel de la science. Ainsi pour ses relations avec la femme, il procède d'un calcul d'homme d'une civilisation avancée. où la sophistication des détours des sujets est de mise. Mais la femme pas tant déjoue ses calculs que les dépasse en les ignorant. Ignorance premiere mais pas sans un savoir bien bien lié sur ce qui vaut au fond .Au fond du puits seuls comptent l'obstination et le labeur, contre lequel lequel homme n'a pas de prise Aucune manœuvre ne peut circonvenir aux éléments : le soleil, le vent, le sable bien sûr et aussi la femme et les villageois. Aussi implacables que le sable. que le temps qui nous imprègne partout et toujours. le jour, la nuit dans les rêves et dans le sommeil
Certes les calculs pour monter un échafaudage sont sophistiqués et sont dans des lieux autres, nécessaires. Une fois le bâtiment en terre et les coutumes et nécessités de la vie quotidienne établies, l'échafaudage est oublié, inexistant. La bâtisse et ses pierres font partie de la terre. Quand l'habitation est un puits, le puits fait partie fondatrice de l'existence sans déchet ni calcul.
Obstination et labeur sont le socle et la charrue qui mènent à toute l'expérience humaine ; dans ce lieu désertique. L' amour, l' honneur, l'ironie et le rire existent mais n'engendrent rien d'autre que la prise nue sur la vie et la mort. Dans ce dépouillement presque rien. S'il y a des bidons d'essence et des journaux, rêves de miroir et de poste de radio ceci est accepté comme un dû, du fait de vivre dans une civilisation qu'ils n'ignorent pas mais qu'ils délaissent, tirant leur cohésion de leur isolement.
Daniel BOUCHARA

"La conscience de Zenon" d' Italo SVEVO le 21 mai 2006



Marie GOBLOT
Sans cesser de s'occuper de l'entreprise familiale de vernis pour les navires, Svevo a écrit solitairement, pendant plusieurs années, publiant à compte d'auteur. Encouragé par James Joyce qui lui apprenait l'anglais à l'école Berlitz, il a poursuivi une oeuvre qui n'a connu le succès qu'avec "Zeno".
Svevo connaissait l'oeuvre de Freud: la courte préface du début du roman est signée par le docteur S. (comme Sigmund) et le dernier chapître du livre a pour titre Psychnanalyse.
"Grande uomo questo nostro Freud, ma piu per i romanzieri che per gli ammalati", écrivait ironioquement Svevo. Son personnage, soumis à une cure psychanalytique, donne aux lecteurs une foule d'occasions de rire, car Svevo fait de la psychanalyse un usage très ludique.
Pour rendre à Svevo l'hommage qui lui est dû, on peut savourer ce qu'un autre grand triestin, Claudio Magris, écrivait en 1997 sur le jardin public de sa ville.
Comme dans tout parc qui se respecte, dans le Jardin il y a des hermès et des bustes dédiés aux gloires de la ville dont la réput ation, dans quelques rares cas, a franchi les limites communales et s'est répandue dans le monde
Il y a aussi Joyce, avec son chapeau sur la tête et son pince-nez, opportunément placé derrière l'écran géant du cinéma de plein air, comme il sied à sa passion pour le « ciné » - cultivée à Trieste en même temps que beaucoup d au i tres, celle pour les tavernes et pour le dialecte. en si parfaite consonance avec le monologue et 1e mar monnement de ventriloque de l'Histoire. Années de Trieste et d'Ulysse, , les cafés, une ville médiocre, impure et emou vante comme la vie, les cours d'anglais à des emplyés et des commerçants qui ne savaient pas qu'ils suggéraient des visages et des gestes à une odyssée moderne.
Le buste le plus surprenant du jardin est celui de Svevo, qui aimait tant ces banc et ces allées où Zeno se promène avac Carla ou Emilio, dans Sénilité , rencontre Angiolina. La réalité et le hasard manifestent une inventivité digne du grand écrivain selon lequel, pour reprendre son expression, la vie est originale. Svevo se trouve non loin de Joyce et de Saba, près du petit lac et de ses rives boueuses. Sur le piedestal de marbre est écrit : « Italo Svevo, romancier, 1861-1928 », mais au-dessus de ce piédestal il n'y a pas de tête, il n'y a que la cheville qui devrait la tenir, et qui ressemble à un cou minuscule
Cette tête manquante semble un des nombreux malentendus , erreurs, échecs, déboires et affronts qui constellent l'existence de Svevo, l'écrivain qui a scruté à fond l'ambiguïté et le vide de la vie, voyant que les choses ne sont pas en ordre et continuant à vivre comme si elles l'étaient, dévoilant le chaos et feignant de ne pas l'avoir vu, percevant à quel point la vie est peu désirable et peu aimable et appre nant à la désirer et à l'aimer intensément.
Pour ce génie - qui est descendu jusqu'aux racines les plus obscures de la réalité, qui a vu se transformer et se dis­soudre toute identité et qui a vécu comme un honorable bourgeois et un bon père de famille - les choses allaient souvent de travers. Il était un "Schlemihl", ce personnage de la tradition juive à qui on met toujours des bâtons dans les roues ; un de ces malchanceux irréductibles dont on dit que, s'ils se mettaient à vendre des pantalons, les hommes naîtraient sans jambes, un de ces maladroits et intrépides collectionneurs de catastrophes qui se relèvent indomptables après chaque culbute.
Le parcours de Svevo est tissé d'incidents tragicomiques, depuis l'insuccès de ses premiers romans jusqu'au mépris bienveillant de sa famille, du moins pendant des années, à l'égard de son travail littéraire, depuis la carte par laquelle un des principaux notables de Trieste, à qui il a envoyé La coscienza di Zeno, le remercie pour « votre magnifique roman La coscienza di ferro » jusqu'à tant d'autres marques d'incompréhension, actes manqués, imbroglios burlesques et mélancoliques devenus proverbiaux.
Son ceuvre et son existence tournent, sans perdre la capacité d'aimer et de jouir, autour d'absences, de vides vertigineux dissimulés sous un sourire de sphynx, de comiques et tragiques abdications quotidiennes, du manque et du néant de la vie, de la vanité de l'intelligence.
L'hermès acéphale est donc approprié et il conviendrait de le laisser en l'état, en tant que monument rappelant dignement la mémoire d'un des grands de ce siècle, ltalo Svevo, le bourgeois juif triestin Ettore Schmitz, à propos duquel on raconte qu'un ancien collègue de bureau, entendant dire qu'il avait écrit des romans, s'était exclamé avec surprise « Qui, ce fada de Schmitz ?
Claudio MAGRIS Microcosmes - 1997
Ce qu'en pense Maryvonne NICCOLAI
Monsieur SVEVO croit peut-être livrer aux lecteurs un livre sur sa psychanalyse. Malheureusement il confond un récit anecdotique et superficiel avec une recherche souvent douloureuse sur le pourquoi et le comment (déplacement, projection, retournement en son contraire,.. etc).
Il ramasse les feuiles mortes à la pelle, certes, mais il ne va pas bêcher la terre sur laquelle elles reposent. Son narcissisme, sa complaisance envers lui-même, finissent par lasser, malgré quelques brèves lueurs d'humour.
Ne le comparons pas à Proust du point de vue de la littérature! Séparons plutôt le bon grain de l'ivraie. Amen!
Maryvonne NICCOLAI

"Le meilleur des mondes" d'Aldous HUXLEY présenté par le Professeur Henri ATLAN le 20 mai 2006



La société est totalement rationnalisée : les individus sont fabriqués artificiellement, dans des cuves, leur programme génétique les destine à une fonction précise dans une catégorie sociale déterminée à l'avance.
Les messages qu'on leur répète pendant leur sommeil les conditionnent. [Par exemple, les Epsilons, la plus basse catégorie d'individu, sont extrêmement heureux de veiller au fonctionnement des machines]. Les sentiments sont neutralisés par une drogue, le soma, qui rend perpétuellement heureux...le sexe est totalement libre, mais l'amour, le mariage et la parenté sont refusés et jugés obscènes. Bref, c'est le meilleur des mondes possibles...
Deux personnages échappent au système : Bernard, un Alpha - la plus haute catégorie d'individu - dont le programme génétique a partiellement échoué. Et John, le Sauvage, qui vivait dans une réserve au Nouveau Mexique, et qui découvre le meilleur des mondes
La spécialité du professeur Henri Atlan s'est d'emblée inscrite dans l'interdisciplinarité entre deux sciences devenues la « bio-physique », conjuguées ensuite à des applications génétiques. Médecin de formation, il devait être animé d'un intérêt de voir appliquer ses recherches.
Henri Atlan est l'un des pionniers des théories de la complexité et de l'auto-organisation du vivant. Soulevant les problèmes fondamentaux touchant la vie et la science, savant et philosophe, connaisseur incomparable de Spinoza, Henri Atlan met en regard la science, les textes bibliques, mythologiques, talmudiques, la philosophie… Révélant une réflexion profonde et originale sur la nature complexe des relations entre la science et l'éthique, sa pensée interroge la compatibilité entre la pensée scientifique, tout entière tournée vers les déterminismes, et la compréhension des complexités, source continue d'indéterminismes. Elle contribue grandement à éclairer les questions de société que soulève le clonage, les découvertes récentes sur les prions, ou la biologie du développement.
Il n'y avait jamais eu autant de monde au Beau-Rivage pour une séance de DireLire, plus de cent personnes et plus de sièges disponibles. Pourtant le démarrage fut difficile, personne ne voulant se lancer face au professeur Henri Atlan. C'est donc lui qui commença à nous entretenir du sujet de son dernier ouvrage," l'utérus artificiel" . Rapidement les problèmes philosophiques prirent le pas sur les considérations scientifiques. A ce propos quelqu'un demanda à Henri Atlan comment coexistait en lui le biologiste et le philosophe, ce à quoi il répondit: "Fort bien, ma foi, le philosophe examine de façon critique le travail du biologiste, mais de manière non conflictuelle".
Pour moi, j'ai beaucoup apprécié les interventions d'Henri Atlan qui tranchaient avec le pessimisme conformiste dont la bien-pensance actuelle nous abreuve à longueur d'articles de presse ou de journal télévisé. Il faut un certain courage aujourd'hui pour afficher un optimisme raisonné et argumenté sur l'avenir de l'humanité.
De manière inattendue dans un débat sur le Meilleur des Mondes, un mot est revenu très souvent dans le débat, la démocratie, dont on s'est plu à souligner tous les travers, les insuffisances, voire pour certains l'hypocrisie, alors que malgré ses faiblesses et même certains de ses dangers, c'est le seul régime possible pour nous éviter le meilleur des mondes ou 1984 et son Big Brother. C'est le poids de la société civile qui peut nous protéger des éventuelles dérives des scientifiques. Les controverses actuelles autour du clonage thérapeutique sont l'illustration de ce que l'évolution vers le Meilleur des Mondes n'est pas inéluctable.
Autre idée reçue sur le réchauffement climatique: faire croire qu'on pourra l'empêcher ou même le ralentir de manière significative est évidemment complètement utopique; on ne pourra pas empêcher le climat de changer et nos efforts doivent être consacrés à nous adapter à ces changements et non à tenter vainement de le contrarier. Nous avons le temps de le faire.
Le temps : une controverse jaillit sur la notion de temps, cinquante ou cent ans est-ce long? Oh non, c'est très court pensait la plupart des auditeurs. Et pourtant, fit remarquer Henri Atlan, replacez-vous cent ans en arrière en 1905 et essayez d'imaginer comme nos grand-parents pouvaient prévoir ce que serait le monde en 2005.
Lorsqu'Henri Atlan évoqua la levée de la double malédiction biblique: tu travailleras à la sueur de ton front, et tu enfanteras dans la douleur, une fois de plus des objections fusèrent. Quelqu'un contesta que la notion de malédiction soit inscrite dans la Bible et là aussi Atlan montra sa connaissance approfondie des livres sacrés du judaïsme, la Torah et le Talmud.
Antoine VIQUESNEL
Ni Huxley, ni Orwell...
"Avec le développement de la société bourgeoise d'abondance, l'obscur horizon du mythe est éclairé par le soleil de la raison calculatrice, sous les rayons d'acier duquel mûrit l'Etat de la nouvelle barbarie." (Adorno et Horkheimer, Dialectique de la raison).
A ceux qui seraient tentés de croire que les prophéties d'Huxley et d'Orwell sont en voie de réalisation, il convient de faire remarquer que le soleil politique placé au centre de la constellation se trouve n'être, en réalité, qu'un simple satellite de l'économie toute puissante devenue folle autour de laquelle ne tourne dans une ronde saugrenue un monde unitaire dont le principe est la séparation.
Et si notre société (historiquement fondée sur la division du travail) fonctionne, certes à coup de matraquage publicitaire de répétition des id&es reçues déversées par les télécrans et de prozac généreusement dispensé par l'industrie pharmaceutique, on est loin de l'harmonie et de la complémentarité des alpha et des epsilon conditionn&s au bonheur pavlovien par l'hypnopédie et le soma, baignant dans la liberté sexuelle et le consensus rose bonbon de la stabilité sociale et émotionnelle.
Si la fin de l'histoire (alors qu'elle n'a pas encore comméncé sous sa forme historique..) de Francis Fukuyama semblent parfois un substtut possible au meilleur des mondes, il convient de remarquer que s'étend sur lui l'ombre inquiétante du choc des civilisations de Samuel Huntington, relayé à l'échelon national par les banlieues de l'Islam de Gilles Keppel; en effet cette société si parfaite (et si parfaitement autoproclamée parfaite) préfère être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats, et on la comprend, car si le danger pour la vache folle d'attraper la grippe aviaire est minime, la contamination des boîtes à neurones par la décadence de la logique est généralisée.
Et quand les banlieues se paient un feu d'artifices et le lumpenprolétariat (que dèjà en leur temps Marx et Engels qualifiaient de racaile) sort de sa réserve, les images qu'on en tire fournissent à la fois de la marchandise et de l'idéologie; rien ne se perd, rien ne se crée, tout se récupère.
Big Brother n'est que le contremaître du monde et 1984 est déjà derrière; Mustapha Menier est aux abonnés absents, le soft despotisme n'est en effet éclairé que par le soleil de la raison marchande, et le sauvage joue sur la dialctique de la carotte spectaculaire et du bâton policier. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Possible...
Claude SIMONNOT
Le point de vue d'une autre lectrice, Andrée CORSE
Le ton est donné dès le départ : Les hommes vont-ils détruire l'HOMME (sans oublier sa part féminine , car l'utérus…..,) L'arme du crime ? La technique, fille de la science qui sait transformer et utiliser la matière. La victime ? Un concept issu de l'aventure de la conscience dans la matière qui s'interroge sur elle-même depuis pas mal de temps.
A une question (presque) angoissée : les études du scientifique quant aux réalisations techniques envisageables à plus ou moins longue échéance, ne sont-elles pas objet d'un conflit avec la pensée du philosophe ?
La réponse est claire et rapide : non. Henri ATLAN n'est habité d'aucun conflit dans ses recherches ; l'étude des civilisations dans leurs diversités, leurs traditions, leurs mythes, leurs textes fondateurs, le monde des mystiques, de la psychanalyse et même de la magie sont pourtant pour lui l ‘objet d'une vaste érudition et d'une investigation jamais tarie, mais. il nous invite dans ses ouvrages à ne pas faire des connaissances acquises, qu'elles émanent de la raison, des régions plus profondes de l'être, ou de notre vécu (à l'intérieur de chacun ou à l'intérieur d'un groupe social) des objets de Foi mais des grilles de connaissance particulières et relatives, et des possibilités d'action
.Des deux systèmes de connaissance à notre disposition, l'un, est dit « irrationnel » (mais il a sa logique, et son mode d‘action,) ; il est tourné vers l'intérieur : c'est celui du symbolique, des affects, des fantasmes, de l'Art, de la poésie, L'autre est dit est « rationnel » (présent surtout dans le monde occidental ) à base de séparation , d'identité, de tiers exclus, déterminé par la causalité ; il est tourné vers l'extérieur et l‘action sur la matière. A travers les formulations mathématiques nous est révélé un monde qui échappe à toute information de nos sens et à nos représentations, mais pas à notre action. L e vivant n'a pas échappé à son emprise.
L'utérus artificiel et le clonage humain ont occulté , au moment où ils ont été évoqués, les apports miraculeux de la médecine et l‘amélioration des conditions de vie …des hommes ; nous pensions à des monstres et à une vie figée, mécanisée, détruite.. La littérature fantastique venait de faire intrusion.
L'éthique du philosophe n'est sans doute pas d'être un imprécateur dans l'inconnaissance où son érudition l'invite à se situer, mais plutôt de guider la collectivité en l'aidant à se libérer des effrois fantasmatiques, des habitudes de penser, tout en préservant des modes de vie et des valeurs, qui pour n'être pas des VERITES n'en sont pas moins des cadres de vie (provisoires ?) solides, protecteurs des individus surtout parmi les plus vulnérables…
La corruption des scientifiques, des politiques, par l'argent ou par la vanité ? quel naïf niera que toutes les sociétés vivent en symbiose avec elle depuis toujours, quel pessimiste affirmera qu'elle en gangrène la totalité, quel utopiste dira qu'il existe un système susceptible de l'éviter totalement …. et ne se sentira pas quelque part un (mini ?)-corrompu potentiel ?
Nous avons l'expérience des dangers qu'entraîne un enchevêtrement des grilles de connaissance : quand le rationnel devient irrationnel dans les idéologies totalitaires ; quand l'irrationnel dérape dans le rationnel aux mains des faiseurs de dogmes qui tuent , le LIVRE (qu'ils ne savent pas lire) à la main.
Dans un autre cadre, peut-on évoquer ce que deviennent les particules que personne n'a jamais vues, sous le regard d'un HOUELLEBEC, écrivain à la triste figure, qui trace pour l'avenir une courbe droite et sans déviation possible vers la mort .. de l‘HOMME bien sûr ?
Ou bien que devient la mystique aux mains des scientifiques devenus spiritualistes qui décrètent avec une interprétation ciblée de la pensée orientale, que ces mêmes particules élémentaires sont si étranges qu'un « principe premier » peut être , ... ah bon ? Vous croyez ?
En l'absence (provisoire ou définitive) de la « réalité ultime unifiée» qui nous tenaille dont l'HOMME est le support (et qui revient actuellement parmi certains chercheurs sous la forme du « dessein intelligent»), sommes-nous condamner à boiter ? Boitons, plutôt que de « militer » pour ou contre des fantasmes… rien ne nous empêche d'appeler cela une danse. ( aie !... macabre ? entend-on quelque part…).
Merci à Henri ATLAN de dévoiler pour nous une pensée rigoureuse, responsable, vaste et vivante qui ouvre, sans jamais en refermer aucune, toutes les portes des « très sérieux » JEUX de la connaissance, jubilatoires et…. tragiques, car le monde, lui, s'il se contorsionne sous nos filets d'interprétation, de temps en temps, passant à travers les mailles …..
Andrée CORSE

"Bobby Fischer vit à Pasadena" de Lars NOREN le 16 avril 2006


Présentation de la pièce par Renaud-Marie LEBLANC, metteur en scène

Fin des années 80, dans une famille bourgeoise où les fonctions sociales les plus rassurantes vacillent. Le père, chef d'entreprise soumis à la concurrence internationale, voit pour la première fois son emploi menacé. La mère, ancienne comédienne, domine la sphère familiale. La fille, Ellen, ne se remet pas de la mort de son enfant. Le frère sort juste d'une période d'autisme. Après une sortie au théâtre, parents et enfants poursuivent la soirée autour d'un verre. La conversation essaie d'être bienveillante mais dérape de plus en plus violemment. 

La figure de Bobby Fischer hante la pièce de Norén. Joueur génial, caractériel et « borderline », il n'aura de cesse d'imposer sa volonté au monde à travers sa pratique des échecs. La pièce est construite comme une partie d'échec, avec son ouverture, son milieu et sa fin. Trois actes pour trois moments d'une partie. Elle est brillante au début, comme les ouvertures célèbres de Fischer, rapides et efficaces. Puis le deuxième acte est sur la défensive, plus lent, où chacun prend le temps de s'exposer d'avantage. Enfin la dernière partie se solde par un échec et mat, ni violent ni glorieux mais incertain avec la mort à la clef.[...]

Renaud-Marie Leblanc

Compte-rendu des débats
Encore une séance très intéressante de DireLire, sur l'auteur suédois Lars Noren présenté par Renaud-Marie Leblanc qui met en scène à la Criée la pièce « Bobby Fisher vit à Pasadena » en présence des deux acteurs masculins, Thierry Bosc et Julien Silvéréano.
Peu de personnes avait lu le texte de la pièce, par ailleurs difficile à se procurer en librairie.
Ceux qui l'avaient lu ont trouvé un texte très dur, provoquant un malaise grandissant, mais d'une force et d'une justesse exceptionnelles.
Quatre personnages reviennent du théâtre, le père et la mère, la soixantaine, et le fils et la fille, quarante ans environ.
Le fils souffre d'une schizophrénie légère et vit toujours chez ses parents . La fille, institutrice, vit sa vie de manière indépendante, mais a des problèmes avec l'alcool.
La pièce va donc être un huis clos, qui va durer toute une nuit, pendant laquelle les personnages vont se déchirer.
Incommunicabilité , non-dit, responsabilité de chacun, paroles blessantes mais jamais la parole libératrice n'est possible.
Pourtant il ne s'agit pas de théâtre psychologique, où l'on explique tout. Beaucoup de choses resteront dans l'ombre car Noren ne nous aide pas à résoudre une énigme et laisse les spectateurs remplirent les trous avec leurs expériences personnelles. On ne sait pas ce qui s'est passé il y a 17 ans lors d'un voyage à Paris où le père prenait des photos pendant que la mère, ancienne comédienne, se promenait avec un comédien très beau et homosexuel (Jean Marais ?… tiens, RM Leblanc n'y avait pas pensé)
Le fils Tomas est une enigme, sa sœur ne croit pas à sa schizophrénie. (Noren fut lui-même atteint des ces troubles à l'adolescence et subit même des électrochocs).
L'écriture de la pièce rappelle un peu la structure des grandes tragédies grecques où se succèdent longues tirades et dialogues avec des échanges composés de phrases brèves.
Pourquoi avoir choisi de monter cette pièce ?
RM Leblanc avait monté l'Orestie, drame de famille s'il en est. La lecture de Noren lui a donné l'envie de mettre en sène ce huis-clos dans un bocal où l'on va voir de l'extérieur une histoire de famille, ce que l'on ne peut jamais vois dans notre vie, même si nous avons vécu quelque chose de semblable, car nous étions partie prenante.
Les acteurs nous ont parlé de leur façon de travailler, comment la prise en charge de leur personnage se fait progressivement et n'est d'ailleurs jamais terminée. Un spectacle théatral est la rencontre de quatre composants : l'auteur et son texte , le metteur en scène, les acteurs qui vont incarner les personnages, enfin la scène où tout cela va se confronter face à un public qui participe au résultat.
Pourquoi ce titre, « Bobby Fischer vit à Pasadena » ?
Il s'agit du joueur d'échecs américain, qui était dans les années 80 allé jouer en URSS contre Kasparov malgré l'avis des autorités américaines et qui se trouvait encore en Californie, à Pasadena, d'où il partirait un jour pour s'installer à l'étranger.
Ce titre suggère que le jeu d'échecs inspire la pièce de Noren, mais RM Leblanc n'a pas voulu insister sur cette relation pour ne pas utiliser dans la mise en scène un symbolisme trop voyant qui aurait dénaturé la richesse de l'œuvre.
Antoine VIQUESNEL

"Don Quichotte" de Miguel de CERVANTES le 19 mars 2006



Sainte Beuve a dit: "Don Quichotte a eu le sort de ce petit nombre de livres privilégiés qui sont devenus le patrimoine du Genre Humain. Ca été un livre d'à propos et c'est devenu un livre d'humanité. C'est entré pour jamais dans l'imagination de tous...Chacun est Don Quichotte à son jour et chacun Pança. Il se retrouve en effet plus ou moins en chacun, de cette alliance boiteuse de l'idéal exalté et du bon sens positif et terre à terre. Ce n'est même chez beaucoup qu'une question d'age: on s'endort Don Quichotte on se réveille Pança."

La Sainte avait-elle raison? Excusez-moi je n'ai pu résister...

Si Pança n'était que la figure du bon sens positif et terre à terre pourquoi ne serait-il pas resté tranquillement auprès de sa femme et de ses enfants? Pourquoi se serait-il embarqué (1606) et réembarqué (1616) avec un patron si bizarre dans cette histoire si singulière? "Mais que diable allait-il faire dans cette galère?" Certes il y avait la promesse d'une île et même de tout un archipel faite par un maître qui n'aurait su mentir. Y croyait-il vraiment? Sinon à la promesse du moins à la possibilité...Il y avait aussi l'Amitié fidèle. "Parce que c'était lui , parce que c'était moi." Un peu de ci un peu de ça, un peu de tout ce qui fait l'Homme.

Comment s'orienter dans cette forêt de Brocéliande? Heureusement nous avions un guide et quel guide! Jean CANAVAGGIO, biographe de Cervantés, auteur de la nouvelle traduction du Quichotte parue dans la Pléiade.

Il nous a d'abord conduits dans le siècle (dit) d'Or d'un Empire Espagnol "sur lequel le soleil ne se couchait jamais", où nous avons entrevu l'effrayant Philippe II dans son Escurial, les Maîtres de l'Inquisition, le Gréco... Puis se fut Montaigne, le français ( encore que par sa mère il fût d'origine espagnole) et l'Anglais Shakespeare mort en 1616. Nous avons suivi les pérégrinations de Miguel de Cervantés, le Manchot(1547-1616) - voir la biographie par Jean CANAVAGGIO) qui créa en prison la figure de l'Ingénieux Hidalgo. Premier grand roman moderne, dit-on. Pourquoi cataloguer? "On ne se grise pas avec l'étiquette d'un flacon" affirmait Paul Valéry. Quel contenu? Un philtre.Non pour entrer dans l'Illusion pure mais dans une réalité mêlée, la nôtre, Frères Humains comme disait, en prison lui aussi, François Villon, un bon siècle avant Cervantés.

Et Dulcinée? C'est une autre histoire.

Annie ROUZOUL

"Le pont sur la Drina" d'Ivo ANDRIC le 19 février 2006



Beaucoup de monde à la Criée pour notre séance sur Ivo Andric et le pont sur la Drina. Ce livre avait été proposé par Chantal CONAN qui fut remerciée pour cela, ce roman ayant remporté tous les suffrages des lecteurs présents.
A la fois conte oriental et roman d'une actualité et d'une universalité incontestable.
Conte oriental dans les neuf premiers chapîtres qui narrent la construction du pont par les Turcs et la vie de la petite ville de Visegrad pendant les trois siècles de l'occupation ottomane, puis basculement dans la modernité à partir de l'occupation austro-hongroise à la fin du 19ème siécle, les quinze chapitres suivants sont consacrés à cette période de 36 années qui s'achève en 1914 par la destruction partielle du pont par les canons serbes. De lien le pont était devenu frontière.
L'écriture de ce roman est d'un très grand écrivain, d'ailleurs couronné en 1961 par un prix Nobel de littérature, passé assez inaperçu en France.
Les périodes de coexistence et d'affrontement entre Orient et Occident y sont montrées avec une subtilité et une profondeur d'analyse remarquables.
Lorsque tout va bien et qu'une autorité extérieure (Ottomans, Autrichiens ou Tito) exerce son pouvoir avec force, la tolérance règne à peu près entre les communautés musulmane, serbe, croate, juive et tsigane. Les heures s'égrènent selon les différents calendriers aux clochers catholiques et orthodoxes ou aux minarets. Mais dès que l'une des communautés semble prendre le pas sur les autres, souvent lors de l'affaiblissement de la tutelle extèrieure, la tolérance (au sens de "je te tolère") disparait et les haines se déchainent à nouveau.
Antoine VIQUESNEL
Le point de vue de Claude SIMONOT
Ponts du monde unissez-nous!
J'aime les ponts; parce qu'il sont, comme les livres, des lieux de passage et des moyens d'union. D'ailleurs que pouvons-nous faire d'autre dans la vie, que passer et tenter de nous unir?
Ainsi le pont sur la Drina qui unit l'Orient et l'Occident, qui ici, bizarrement, se trouvent être inversés sur la carte, la Bosnie se trouvant à l'Ouest et la Serbie à l'Est. Rien n'est relativement absolu, tout est absolument relatif. Et qui unit aussi les deux vies de Mehmed Pacha Sokoli, sa vie d'enfant serbe chrétien et sa vie de dignitaire de l'empire ottoman. Et la vie de ces peuples, tous de la même ethnie, slave, mais séparés par l'histoire; l'histoire que nous faisons, sans savoir quelle histoire nous faisons...
Passent les jours et passent les semaines, et passent les dominations turque, austro-hongroise et yougoslave, et sous le pont de Visegrad, fidèle sentinelle de l'éternité (éternité restreinte, certes, mais plutôt çà que pas d'éternité du tout) coule l'impermanence et la Drina, et jamais le temps passé ni les amours reviennent. Ce qu'on savait déjà depuis ce cher vieux Héraclite, poétiquement confirmé par Apollinaire.
Et, s'il est passé de l'eau sous les ponts depuis la construction de celui-ci, il est aussi passé du monde dessus, y compris sur le parapet verglacé, sans oublier (seuls les oubliés sont morts), celle (mais commment l'oublier...) qui s'en est jetée, celui qu'on y supplicia et celui qui, par l'étrange alchimie de la fatalité, amalgama sa chair à la pierre du pont.
Il n'y a pas qu'un pont dans ma vie: quelques-uns sur la Seine (dont le Pont-Neuf prolongé par le Vert Galant, où fut jadis brûlé Jacques de Molay), ceux sur l'Arno (foulés par Laurent le Magnifique et Guy Debord) et la Vltava (qui a vu passer Heydrich les pieds devant), les jolis ponts japonais du canal Saint-Martin (atmosphère, atmosphère...) et beaucoup d'autres, dont certains comme le pont de Tolbiac (celui de Nestor Burma au-dessus du chemin de fer) n'existent plus que dans la mémoire de ceux qui cultivent le souvenir et ses sens superposés. Jusqu'à maintenant, quand par hasard, sur le Pont des Arts, je croisais le vent fripon, je lui demandais, outre de bien vouloir faire un peu voler le jupon des dames, de porter mes pensées vers le Ponte Vecchio et le Pont Charles; désormais j'y ajouterai le pont sur la Drina, que je ne connais pas et que je connais si bien grâce à Ivo Andric... avec une attention particulière à l'âme légère d'Ali Hodja, mon frère en amour des ponts.
Claude SIMONOT, pontonnier honoraire
Une contribution de Monique BECOUR
Dès le début avec le mythe des jumeaux à emprisonner dans l'une des arches du pont, lors de sa construction, je suis allée rechercher « Le pont aux trois arcades » d'Ismaïl Kadaré, (Folio 2194) car je me souvenais du même genre de mythe qui y était décrit.
Dans ce deuxième livre, traduit de l'albanais, l'action se passe en 1377 en Albanie, à l'endroit d'où partent les bacs qui permettent de traverser l'Ouyane maudite. Chronique rapportée par le moine Gjon. J'ai alors étudié une carte ancienne et j'ai constaté compte que c'était un peu plus au-dessous que cette Drina, affluent de la Save, formée de la Tira et de la Pava.
L'édification du pont construit sur la Drina commence en 1567 et se termine en 1571.
Quid des deux légendes ?
Après des recherches fructueuses, je me suis aperçue que la littérature serbe écrite en slavon était l'adaptation d'œuvres étrangères, de romans venus de Byzance ou d'Occident (littérature Bogomolienne). Le genre biographique est créé en 1175-1235 pour des hagiographies ( des vies de saints : Saint Save, Saint Siméon) par des moines écrivains comme Stefan le Haut. La langue parlée est imposée comme genre littéraire. C'est une littérature orale recueillie qui devient une littérature populaire par le biais de différentes ballades.
Mon explication se tient car dans le livre de Kadaré, le moine Gjon s'entretient avec un personnage énigmatique, glaneur de légendes et ils discutent longuement sur les contes et légendes balkaniques – (p.95 à 108). La légende de Shköder dans ce deuxième livre est celle d'une jeune mère emmurée vivante et pour laquelle on laisse un trou vide pour qu'elle puisse par celui-ci allaiter son nouveau-né. De là, sera emmuré dans le pont en construction, un homme qui, la nuit, détruisait le travail de construction de la journée car « le batiment pour tenir demandait un sacrifice ». » Ce qui était nouveau et particulier dans les légendes balkaniques, c'était que le sacrifice ne se rattachait pas à une entreprise de guerre, à une expédition ou même à quelque rite religieux mais à une simple construction ce qui s'expliquait peut-être par le fait que nos ancêtres, les premiers habitants de ces contrées, les Pélasges, comme le reconnaissaient les anciennes chroniques grecques, avaient été aussi les premiers maçons au monde. » » Sacrifice au génie des eaux… »
Ma deuxième recherche sur « Le pont sur la Drina » a porté sur le Bogomolisme, secte qui niait la Sainte-Trinité, la naissance divine du Christ et la réalité de sa forme humaine. Elle proscrivait les rites, la hiérarchie ecclésiastique, le baptême et n'admettait le mariage qu'avec le droit de répudiation à volonté.
Le bogomolisme se répandit partout dans les Balkans, pénétra dans le monastère du Mont Athos, s'infiltra à Constantinople puis en Russie. Il fut combattu au XIIe siècle par Boris,tsar de Bulgarie et par le roi Etienne de Serbie. Les Bogomoliens se réfugièrent alors en Bosnie qui devint leur forteresse. A inspiré les Adamites, les Cathares et les Vaudois et certains courants de pensée ont même inspiré la Réforme.
J'ai admiré l'histoire du pont sur la Drina à travers les siècles avec les sacrifices qui y étaient assez récurrents. Là encore sacrifice au génie des eaux.
Ce qui m'a beaucoup intéressée était la cohabitation de quatre peuples d'origines différentes : les Serbes, les Bosniaques, les Juifs espagnols séfarades (Carlotta et ses bienfaits), ( les Musulmans jusqu'au moment de l'occupation par l'Autriche en 1878 au Congrès de Berlin.: « Cette ville (Visegrad) à la frontière de la Bosnie et de la Serbie, avait toujours vécu en relation directe et en contact permanent avec tout ce qui s'y passait grandissant à côté d'elle comme les deux doigts de la main. Rien de ce qui touchait Visegrad – mauvaise récolte, épidémie,violences ou rebellion – ne pouvait être indifférent aux habitants du district d'Uzice, et inversement ». Sur l'ancien plan géographique, Sebrenica est tout proche de la Drina et du confluent des deux rivières !…
A noter, avec des yeux d'Occidentale, que l'Administration autrichienne, bien que fortement contestée par les quatre populations, apporte le modernisme, un peu de richesse et de bien être, la rigueur, la consolidation du pont… jusqu'à le miner, hélas ! jusqu'à, après toutes les péripéties décrites, à la naissance du mouvement nationaliste « La jeune Bosnie » dont fit partie Ivo Andric, qui aboutit par la main de Gavrilo Princip à l'assassinat de François Ferdinand à Sarajevo en 1914 et ce qui suivit…
Pour conclure, quel bonheur, enfin, de rencontrer, (p.156), les bachi-bouzouks bosniaques, enrôlés de force, sans discipline ni enthousiasme comme les unités incomplètes de soldats de sultan, mal nourris, pauvrement vêtus et payés irrégulièrement. Ah ! ce cher Hergé qui les transforme en injure sympathique dans la bouche du Capitaine Haddock.
Monique BECOUR