"Le pont sur la Drina" d'Ivo ANDRIC le 19 février 2006



Beaucoup de monde à la Criée pour notre séance sur Ivo Andric et le pont sur la Drina. Ce livre avait été proposé par Chantal CONAN qui fut remerciée pour cela, ce roman ayant remporté tous les suffrages des lecteurs présents.
A la fois conte oriental et roman d'une actualité et d'une universalité incontestable.
Conte oriental dans les neuf premiers chapîtres qui narrent la construction du pont par les Turcs et la vie de la petite ville de Visegrad pendant les trois siècles de l'occupation ottomane, puis basculement dans la modernité à partir de l'occupation austro-hongroise à la fin du 19ème siécle, les quinze chapitres suivants sont consacrés à cette période de 36 années qui s'achève en 1914 par la destruction partielle du pont par les canons serbes. De lien le pont était devenu frontière.
L'écriture de ce roman est d'un très grand écrivain, d'ailleurs couronné en 1961 par un prix Nobel de littérature, passé assez inaperçu en France.
Les périodes de coexistence et d'affrontement entre Orient et Occident y sont montrées avec une subtilité et une profondeur d'analyse remarquables.
Lorsque tout va bien et qu'une autorité extérieure (Ottomans, Autrichiens ou Tito) exerce son pouvoir avec force, la tolérance règne à peu près entre les communautés musulmane, serbe, croate, juive et tsigane. Les heures s'égrènent selon les différents calendriers aux clochers catholiques et orthodoxes ou aux minarets. Mais dès que l'une des communautés semble prendre le pas sur les autres, souvent lors de l'affaiblissement de la tutelle extèrieure, la tolérance (au sens de "je te tolère") disparait et les haines se déchainent à nouveau.
Antoine VIQUESNEL
Le point de vue de Claude SIMONOT
Ponts du monde unissez-nous!
J'aime les ponts; parce qu'il sont, comme les livres, des lieux de passage et des moyens d'union. D'ailleurs que pouvons-nous faire d'autre dans la vie, que passer et tenter de nous unir?
Ainsi le pont sur la Drina qui unit l'Orient et l'Occident, qui ici, bizarrement, se trouvent être inversés sur la carte, la Bosnie se trouvant à l'Ouest et la Serbie à l'Est. Rien n'est relativement absolu, tout est absolument relatif. Et qui unit aussi les deux vies de Mehmed Pacha Sokoli, sa vie d'enfant serbe chrétien et sa vie de dignitaire de l'empire ottoman. Et la vie de ces peuples, tous de la même ethnie, slave, mais séparés par l'histoire; l'histoire que nous faisons, sans savoir quelle histoire nous faisons...
Passent les jours et passent les semaines, et passent les dominations turque, austro-hongroise et yougoslave, et sous le pont de Visegrad, fidèle sentinelle de l'éternité (éternité restreinte, certes, mais plutôt çà que pas d'éternité du tout) coule l'impermanence et la Drina, et jamais le temps passé ni les amours reviennent. Ce qu'on savait déjà depuis ce cher vieux Héraclite, poétiquement confirmé par Apollinaire.
Et, s'il est passé de l'eau sous les ponts depuis la construction de celui-ci, il est aussi passé du monde dessus, y compris sur le parapet verglacé, sans oublier (seuls les oubliés sont morts), celle (mais commment l'oublier...) qui s'en est jetée, celui qu'on y supplicia et celui qui, par l'étrange alchimie de la fatalité, amalgama sa chair à la pierre du pont.
Il n'y a pas qu'un pont dans ma vie: quelques-uns sur la Seine (dont le Pont-Neuf prolongé par le Vert Galant, où fut jadis brûlé Jacques de Molay), ceux sur l'Arno (foulés par Laurent le Magnifique et Guy Debord) et la Vltava (qui a vu passer Heydrich les pieds devant), les jolis ponts japonais du canal Saint-Martin (atmosphère, atmosphère...) et beaucoup d'autres, dont certains comme le pont de Tolbiac (celui de Nestor Burma au-dessus du chemin de fer) n'existent plus que dans la mémoire de ceux qui cultivent le souvenir et ses sens superposés. Jusqu'à maintenant, quand par hasard, sur le Pont des Arts, je croisais le vent fripon, je lui demandais, outre de bien vouloir faire un peu voler le jupon des dames, de porter mes pensées vers le Ponte Vecchio et le Pont Charles; désormais j'y ajouterai le pont sur la Drina, que je ne connais pas et que je connais si bien grâce à Ivo Andric... avec une attention particulière à l'âme légère d'Ali Hodja, mon frère en amour des ponts.
Claude SIMONOT, pontonnier honoraire
Une contribution de Monique BECOUR
Dès le début avec le mythe des jumeaux à emprisonner dans l'une des arches du pont, lors de sa construction, je suis allée rechercher « Le pont aux trois arcades » d'Ismaïl Kadaré, (Folio 2194) car je me souvenais du même genre de mythe qui y était décrit.
Dans ce deuxième livre, traduit de l'albanais, l'action se passe en 1377 en Albanie, à l'endroit d'où partent les bacs qui permettent de traverser l'Ouyane maudite. Chronique rapportée par le moine Gjon. J'ai alors étudié une carte ancienne et j'ai constaté compte que c'était un peu plus au-dessous que cette Drina, affluent de la Save, formée de la Tira et de la Pava.
L'édification du pont construit sur la Drina commence en 1567 et se termine en 1571.
Quid des deux légendes ?
Après des recherches fructueuses, je me suis aperçue que la littérature serbe écrite en slavon était l'adaptation d'œuvres étrangères, de romans venus de Byzance ou d'Occident (littérature Bogomolienne). Le genre biographique est créé en 1175-1235 pour des hagiographies ( des vies de saints : Saint Save, Saint Siméon) par des moines écrivains comme Stefan le Haut. La langue parlée est imposée comme genre littéraire. C'est une littérature orale recueillie qui devient une littérature populaire par le biais de différentes ballades.
Mon explication se tient car dans le livre de Kadaré, le moine Gjon s'entretient avec un personnage énigmatique, glaneur de légendes et ils discutent longuement sur les contes et légendes balkaniques – (p.95 à 108). La légende de Shköder dans ce deuxième livre est celle d'une jeune mère emmurée vivante et pour laquelle on laisse un trou vide pour qu'elle puisse par celui-ci allaiter son nouveau-né. De là, sera emmuré dans le pont en construction, un homme qui, la nuit, détruisait le travail de construction de la journée car « le batiment pour tenir demandait un sacrifice ». » Ce qui était nouveau et particulier dans les légendes balkaniques, c'était que le sacrifice ne se rattachait pas à une entreprise de guerre, à une expédition ou même à quelque rite religieux mais à une simple construction ce qui s'expliquait peut-être par le fait que nos ancêtres, les premiers habitants de ces contrées, les Pélasges, comme le reconnaissaient les anciennes chroniques grecques, avaient été aussi les premiers maçons au monde. » » Sacrifice au génie des eaux… »
Ma deuxième recherche sur « Le pont sur la Drina » a porté sur le Bogomolisme, secte qui niait la Sainte-Trinité, la naissance divine du Christ et la réalité de sa forme humaine. Elle proscrivait les rites, la hiérarchie ecclésiastique, le baptême et n'admettait le mariage qu'avec le droit de répudiation à volonté.
Le bogomolisme se répandit partout dans les Balkans, pénétra dans le monastère du Mont Athos, s'infiltra à Constantinople puis en Russie. Il fut combattu au XIIe siècle par Boris,tsar de Bulgarie et par le roi Etienne de Serbie. Les Bogomoliens se réfugièrent alors en Bosnie qui devint leur forteresse. A inspiré les Adamites, les Cathares et les Vaudois et certains courants de pensée ont même inspiré la Réforme.
J'ai admiré l'histoire du pont sur la Drina à travers les siècles avec les sacrifices qui y étaient assez récurrents. Là encore sacrifice au génie des eaux.
Ce qui m'a beaucoup intéressée était la cohabitation de quatre peuples d'origines différentes : les Serbes, les Bosniaques, les Juifs espagnols séfarades (Carlotta et ses bienfaits), ( les Musulmans jusqu'au moment de l'occupation par l'Autriche en 1878 au Congrès de Berlin.: « Cette ville (Visegrad) à la frontière de la Bosnie et de la Serbie, avait toujours vécu en relation directe et en contact permanent avec tout ce qui s'y passait grandissant à côté d'elle comme les deux doigts de la main. Rien de ce qui touchait Visegrad – mauvaise récolte, épidémie,violences ou rebellion – ne pouvait être indifférent aux habitants du district d'Uzice, et inversement ». Sur l'ancien plan géographique, Sebrenica est tout proche de la Drina et du confluent des deux rivières !…
A noter, avec des yeux d'Occidentale, que l'Administration autrichienne, bien que fortement contestée par les quatre populations, apporte le modernisme, un peu de richesse et de bien être, la rigueur, la consolidation du pont… jusqu'à le miner, hélas ! jusqu'à, après toutes les péripéties décrites, à la naissance du mouvement nationaliste « La jeune Bosnie » dont fit partie Ivo Andric, qui aboutit par la main de Gavrilo Princip à l'assassinat de François Ferdinand à Sarajevo en 1914 et ce qui suivit…
Pour conclure, quel bonheur, enfin, de rencontrer, (p.156), les bachi-bouzouks bosniaques, enrôlés de force, sans discipline ni enthousiasme comme les unités incomplètes de soldats de sultan, mal nourris, pauvrement vêtus et payés irrégulièrement. Ah ! ce cher Hergé qui les transforme en injure sympathique dans la bouche du Capitaine Haddock.
Monique BECOUR

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