"A l'ombre des jeunes filles en fleur" de Marcel PROUST le 16 mars 2008


Le billet à Claudine de Michel BOUDIN


Marcel PROUST (Art et rédemption)

Nous étions très nombreux, jolie cousine, ce dimanche 16 mars, à être venus écouter M. Bruno VIARD, professeur à l'Université d'Aix-Marseille, qui nous parla de PROUST, à partir de "A l'ombre des jeunes filles en fleur".

On croit toujours tout savoir sur PROUST, Claudine, et on pense un peu facilement en avoir fait le tour quand on a évoqué la trop célèbre petite madeleine et le déroulement infini de ses phrases à subordonnées gigognes.

Mais qu'un lecteur averti, doué d'un grand talent professoral tel que celui de M. VIARD, s'en empare et voila que se dessine sous nos yeux le profil d'un auteur d'une richesse et d'une profondeur qui nous paraissent insondables.

Le coeur du propos toucha les rapports existant entre l'Art et la Vie et la façon dont l'un pouvait peut-être sauver l'autre.

"L'art qui permet de convertir la douleur en beauté".

"La vraie vie, nous dit PROUST, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent vécue, c'est la littérature."

On peut, cousine, ne pas acquiescer à cette conclusion brutale mais force est de reconnaitre qu'elle éveille en nous bien des échos.

MALRAUX par exemple:"Chacun des chefs-d'oeuvre de l'art est une purification du monde."

Ou encore: "Les arts ont lié l'homme à la durée sinon à l'éternité et tendu à faire de lui autre chose que l'habitant comblé d'un univers absurde".

On connait aussi: "L'art est un anti-destin".

On peut penser également à KUNDERA et à sa légèreté de l'être". Légèreté si totale qu'elle en serait "insoutenable" sans le secours de l'art.

Voila, Claudine, des pensées bien sévères en cette approche du printemps. Tu voudras bien ne pas en tenir rigueur à ton cousin.

FLORENTIN



Le compte-rendu de Monique BECOUR pour "A l'ombre des jeunes filles en fleur"

Le dimanche l6 Mars 2008, nous étions réunis, assemblée maximum, à la Brasserie Massilia afin d'écouter Monsieur Bruno VIARD, Professeur en Littérature, Philosophie, Psychologie politiques à l'Université d'Aix Marseille, nous parler de l'amour et « du baiser volé » dans l'œuvre de Marcel Proust.

Mr VIARD qui sort très prochainement en librairie, un opuscule « La littérature ou la vie ! » sous titré « Mauss lecteur de Proust » aux Editions Ovadia, s'est volontairement limité à ce thème du « baiser volé », à partir de l'expérience de l'enfance : le baiser donné chaque soir ou non par la mère, - non donné lorsque la famille Proust reçoit des invités, parmi lesquels Swann, - donc un sevrage raté provoquant un concentré de nœuds affectifs chez l'enfant frustré, difficile à élever, jamais satisfait ensuite lorsqu'il découvre les jeunes filles.

Mr Viard a beaucoup insisté sur l'expérience toujours décevante pour le jeune Marcel car si le baiser est donné par la mère, malgré qu'elle le lui ait refusé plus tôt dans la soirée, il se reproche ensuite qu'elle lui ait cédé. Provoquant ainsi une double expérience de l'angoisse car l'objet empêché puis en deuxième lieu, donné. « L'angoisse de l'attente de la mère est la matrice…des attentes amoureuses futures. » (cf. B.Viard, p22).

Le deuxième baiser volé est celui qu'il tente auprès d'Albertine, dans la chambre de la jeune fille au Grand Hôtel de Balbec (le Grand Hôtel de Cabourg où Proust loue toujours quatre chambres) : c'est elle qui a invité le héros à monter alors qu'elle est déjà couchée.. Il s'était dit, le naïf, « que ce n'était pas pour ne rien faire, qu'une jeune fille, fait venir un jeune homme en cachette, en s'arrangeant pour que sa tante ne le sache pas, que d'ailleurs l'audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions, « etc. etc.(cf.p.333, JFF)

Approchant ses lèvres de la joue, il entendit un son précipité, prolongé : « Albertine avait sonné de toutes ses forces . » !

Je fis remarquer que dans le premier tome des JF en fleurs, est décrit un épisode bien plus érotique et abouti (p.157-158), le jeune Marcel qui rejoint Gilberte chaque après midi dans les jardins des Champs Elysées pour des jeux (barres, etc) se voit subtiliser une lettre de Swann, le père de Gilberte, qui lui est destinée. La jeune fille assise, « aux joues rouges et rondes » lutte et se penche en arrière, lettre à la main : « je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j'aurais voulu grimper,…..je répandis comme quelques gouttes de sueur arrachées par l'effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m'attarder le temps d'en connaître le goût » ! Gilberte, naïve ? plutôt perverse, lui propose de recommencer ! Quel âge a le jeune Marcel ? Difficile de répondre à cette question. Cependant, sur une photo le jeune Albert Proust, Gilberte et un troisième garçon posent au Parc Monceau, âgés d'environ treize, quatorze ans.

Pour revenir au baiser donné à Albertine, il faudra attendre « Du côté de Guermantes » pour qu'il soit réalisé, chaque soir, sur la joue, sur le grain de beauté, toujours le lien avec Maman.

Notre groupe a apprécié l'humour de l'homme Marcel Proust avec l'épisode de la potiche chinoise, héritée de la tante, vendue pour que le héros Marcel puisse se rendre avec son copain de lycée, Bloch, dans une maison de passe. Héros, dégoûté de cette fréquentation lorsqu'il reverra le canapé rouge vendu ou donné provenant de la vieille tante où sont alanguies les filles dénudées.

L'aspect sociologique a été cerné par une auditrice lors de sa lecture de la métaphore filée de la « salle à manger –aquarium » du Grand Hôtel, contre les vitres de laquelle s'écrasent les visages des gens, « de peu », les habitants de Balbec qui ne parviendront jamais à ce luxe étalé sous leurs yeux. Proust dénonce … aussi la riche société décrite, du Boulevard St Germain,- le livre est écrit entre 1905 et 1912 - qui se promène le midi au Jardin d'Acclimatation au Bois de Boulogne avec la description fabuleuse d'une toilette de Madame Swann, l'ex maîtresse (Odette de Crécy), demi-mondaine, épousée, mise quand même au ban de certaines, et qui deviendra, après la mort de Swann, l'épouse d'un ex amant. Les codes sociaux de la riche bourgeoisie ont changé mais je fis remarquer que cette société des réseaux,- des clubs,(du Jockey Club, des Cent, du Country Club, du St James Club) des Cercles ( de l'Etrier, du Pen Club, du Bois de Boulogne, de l'Union Interalliée etc) - existe encore (plus de trois mille actuellement) et que de nombreux diplomates, altiers et fermés entrés dans la « Carrière » portent encore des noms aristocratiques (exception faite de Gary, en raison de son implication en résistance).

"Le ravissement de Lol V. Stein" de Margurite DURAS le 17 février 2008



C'est un livre fascinant car il atteint en nous le plus enfoui de nous-mêmes: la scène primitive, l'impossibilté de fusion du deux en un, la présence d'un tiers regardé ou regardant, l'attrait de la mort ou de la folie, ou alors la possibilité de la vacuité bouddhique, de la transcendance des mystiques (Marguerite Duras lisait Saint-Jean de la Croix et Sainte Thérèse d'Avila). François Nourrissier déclare: "Marguerite Duras atteint une forme blessée de nous-mêmes". Elle va ravir Lacan mais elle-même est éloignée de la psychanalyse, elle brouille sans cesse les significations et pervertit même l'idée du sens.
Dans toute son oeuvre on retrouvera le thème de l'exil intérieur, l'approche et la dérobade, la douleur et la transgression. Lol incarnera cette volupté intérieure à ne pas être.
L'été 1963 après une cure de désintoxicarion alcoolique après avoir rompu avec son amant du moment, Gérard Jarlot, elle était seule à Trouville face à la mer. "C'est fait, dit-elle à Gallimard, je ne peux pas me relire, je n'en peux plus, l'animale est là, je l'aime". La même année elle écrira "Le Vice-Consul". "Il fallait le faire quand même!" dira-t-elle.
On retrouve là Michaël devenu Richardson et Anne-Marie Stretter vieillie et toujours belle, toujours ravisseuse d'hommes. "C'est une femme du Nord, elle vient, elle passe, elle voit la mendiante et l'enfant dans les bras, mourant et dévoré par les vers, les lépreux dans l'odeur fade des lauriers roses, les poubelles et les mendiants, et elle voit et elle passe et elle meurt.
Lol meurt-elle? devient-elle folle? Après avoir été ravie, elle décidera à son tour, elle ravira l'amant de son amie, le manipulera à sa guise, se gavera de la vue de leurs corps nus et enlacés, puis fatiguée du "voyage" dormira dans le champ de seigle.
Maryvonne NICCOLAI

Monique BECOUR
Ce livre au titre déjà ambigu nous incite à nous interroger sur chaque mot le composant.
Lol ou Lola V (Valérie -Valéria) STEIN. Ce V, « dont les ailes » dit Lacan « évoquent les ciseaux, Stein :la pierre ». Donc ce jeu « de la mourre » de mains d' adolescents : les ciseaux coupent la feuille, mais la feuille entoure la pierre et la pierre tombe dans le puits…
Le « ravissement » pour moi, le premier sens de Lol, la ravie, c'est le sens provençal, la fada (de), la simplette, « elle n'est pas tout à fait normale »… « petite, elle n'était jamais là » dit son amie de pension, Tatiana, jusqu'à la fin où Lol , « si constamment envolée de sa vie vivante » dit Jacques Hold, s'échappe en une terrible crise de folie. Et peu à peu, d'autres sens surgissent éclairant le ravissement.
Lacan parle de « l'objectif ou du subjectif du ravissement qui fait énigme ». Pour éclairer, Lol va être victime d'un rapt, mais elle même va se rendre coupable d'un rapt, elle prend, (p112) elle ravit.
Toute l'histoire est basée sur trois nœuds ou relations triangulaires. Premier triangle : à dix huit ans, Lol, est fiancée à Michael Richardson, - (elle a vécu avec lui un seul acte d'amour dans une chambre de l'hôtel des Bois, refuge d'un autre couple ). Lol, voit au bal du Casino de T.Beach, Michaël, séduit par une arrivante Anne Marie Stretter, d'âge mur puisqu'elle est accompagnée de sa jeune fille. La séductrice «avait la grâce abandonné e d'un oiseau mort, elle était maigre, l'avait toujours été et revêtait cette maigreur d'un robe noire à double fourreau de tulle, à la souriante indolence de la légèreté d'une nuance, d'une cendre »
« Elle promène un non-regard sur le bal » et subjugué, Michaël, « dans la plénitude de la maturité », danse avec Anne-Marie Stretter, collé, serré, durant toute la nuit, sous les regards voyeurs de la salle de bal sur Lol atterrée, la blonde et de son amie Tatiana à la chevelure luxuriante brune, cachées derrière des palmiers en pot. La ravisseuse et sa conquête dansent, dansent jusqu'au matin et dix ans après, lorsque Lol retourne, une journée à T.Beach avec J. Hold, (le voyeur cette fois) dans le train, elle ressasse cette danse de mort, rythmée par le fracas des bogies du wagon. La Mort dans l'âme pour Lol qui ne s'en remettra jamais.
Ces deux passages au bal, et dans le train où ils ont pris place dans la deuxième partie du livre, m'ont fait ressurgir (cf. Nathalie Sarraute) un film surréaliste « Le train » (?) des années 1960, de Delvau, cinéaste belge sur une catastrophe ferroviaire dans lequel le héros, choqué, égaré, errant le long des voies, dans un champ, rencontre dans un estaminet belge proche, le même genre de séductrice fatale, fourreau noir, yeux de braise et cheveux aile de corbeau, typée Maria Casarès. Et tous deux, dans une musique syncopée, en mineur, assourdissante, de ducasse belge, dansent, dansent, raides comme des marionnettes tirées par des ficelles, gestes heurtés, cassés… Lorsque le héros dans le plan suivant retourne vers le train, il trouve sa compagne morte allongée au milieu des victimes, le long de la voie. La femme fatale, la Mort ! (souvent représentée ainsi dans les œuvres de Breughel et dans l'art flamand).Fatum.
La deuxième relation triangulaire (deuxième nœud) de notre récit est celle de Tatiana Karl mariée à Pierre Beugner médecin. Elle a pour amant Jacques Hold et leurs rendez-vous amoureux se passent dans le même Hôtel des Bois de S. Tahla, ville natale de Lol, qui y est revenue, vivre, dix ans après, dans la maison parentale, mariée à Jean Bedford, dont elle a eu trois enfants. Lol qui a observé, jour après jour, dans la rue, en le suivant, (toujours le thème du voyeurisme), le manège séducteur de Jacques Hold renoue contact avec Tatiana Karl afin de mieux guetter, couchée dans un champ de seigle, invisible, la fenêtre de la chambre des deux amants qui y apparaissent, nus, parfois : scène érotique ! C'est alors qu'elle va unir toutes ses forces mentales dans le rapt, le ravissement de Jacques Hold : elle répète l'événement qui l'a tant fait souffrir et basculer de l'autre côté du miroir.
La troisième relation triangulaire (troisième nœud) est la relation amoureuse légère de Jacques Hold, qui, l'âme, la psyché, ravie par Lol, (est-ce une relation mystique ?) se détourne momentanément de Tatiana et dans le wagon vide du train, parvient, en caressant le visage de Lol « au corps chaud et bâillonné de sa main,(il) s'y enfonce, heure creuse pour Lol, heure éblouissante pour son oubli, s'y greffe » jusqu'à la petite mort de Lol. A partir de cet épisode, Lol, va de plus en plus basculer dans la vacuité, l'absence (phrases interrompues, insensées, regards vides qui ont commencé deux jours auparavant, lors d'un dîner qu'elle a donné avec son mari jusqu'à LA crise. Pour Lacan, ce ravissement de Lol est le ravissement subjectif.
Il vous faut découvrir ce récit qui n'a peut-être pas plu au genre masculin malgré l'érotisme diffus, le genre féminin serait-il plus sensible aux aléas des situations décrites avec une poésie, une précision ou une imprécision infinies ?
Il faut noter aussi la relation diffuse, presque charnelle qui unit Lol à Tatiana depuis leur passage au lycée, la chevelure noire, luxuriante, qui ravit encore et toujours Lol, leurs étreintes amicales, vraiment ? leurs baisers, innocents ? La sensualité de Marguerite Duras est sous-jacente. Le lecteur peut penser qu'il s'agit ici de désir non accompli ! Lol qui a élevé trois petites filles est détachée, peu ou pas maternelle : rien de visible à ce niveau.
En ce qui concerne la composition du livre, Le narrateur (l'auteure) omniprésent décrit au présent, parfois à l'imparfait jusqu'à la page 75 où Jacques Hold, l'amant, médecin à l'hôpital dans le service de Pierre Beugner, le relaye au passé simple en discours narrativisé (psycho-récit) au présent. La difficulté de lecture vient que l'on passe du narrateur auteure au narrateur Hold qui s'interroge, étudie comme un analyste le comportement de plus en plus étrange de Lol.
Lacan dit, toujours dans l'étude citée précédemment, qu' « un sujet est terme de science, comme parfaitement calculable , et le rappel de son statut devrait mettre un terme à ce qu'il faut bien désigner par son nom : la goujaterie, disons le pédantisme d'une certaine psychanalyse ». J'ai pensé, avec Pierre Beugner qui parle de Lol, après la soirée où Tatiana voit Lol ravir peu à peu Jacques Hold, que ce dernier surveille le retour de la maladie de Lol comme un clinicien : « cette absence de Lol à table, comme c'était impressionnant et c'est sans doute çà qui intéresse Jacques Hold ». D'ailleurs, Hold retrouve le lendemain Tatiana. Beugner qui accepte les amants de sa jalouse épouse Tatiana, « console celle-ci et la presse dans ses bras, pour empêcher la souffrance encore débutante de prendre corps » . Tant d'amour de Pierre pour Tatiana cela se rencontre ?.. oui, c'est rare, à encadrer. LOL, LOL, LOL, LOL, LOL……..
Monique BECOUR

"Le journal" d'Eugène DELACROIX le 16 février 2008









Notes de lecture tirées de "L'intemporel" d'André MALRAUX par Michel BOUDIN
Filiation: "Titien, qui eût reconnu en Delacroix un fils, n'eût pas compris la nature de la vénération que Baudelaire lui porte".
Art moderne: "Ce génie (il s'agit de Goya) que nous tendons à rapprocher de nous, parce qu'il prophétise l'art moderne, dont il n'est séparé, comme Delacroix, que par la primauté du spectacle".
Couleur: "Baudelaire devine sous le peintre à grand spectacle qu'est Delacroix, le génie souterrain en qui Cézanne reconnaitra la palette la plus éblouissante d'Europe".
Esquisse et art moderne: "Pour Delacroix, pour tous ses contemporains, la grande peinture commençait à L'Adoration des Mages deLéonard de Vinci, la plus célèbre des oeuvres inachevées".
"Les esquisses de Delacroix, si marquées qu'elles soient par leur époque, semblent annoncer l'art moderne, lorsque le peintre, en même temps qu'il renonce au spectateur, renonce à la profondeur".
Un art commun: "On ne découvre pas encore que devant l'Olympia de Manet, Ingres, Corot, Delacroix et Courbet appartiennt au même art".
Création et représentation: "Ce qui suit unit serètement Delacroix à Ingres, ce par quoi un tableau est création et non représentation, paraît plus manifestement devant la photographie que devant la vie même ou l'imagination".
Originalité de Delacroix: "Delacroix n'imitait pas une représentation antérieure, celle des Vénitiens et de Rubens, il leur succédait dans une même conquête".
Delacroix et son temps: "Delacroix est plus lié à son temps parce qu'il est celui de son musée imaginaire, que parce qu'il est celui des premiers chemins de fer".



Rencontre autour d'Albert CAMUS le 27 novembre 2007


En huit ans d'existence, notre café littéraire a mis quatre fois Sartre à son programme et il a fallu attendre aujourd'hui pour que nous abordions enfin Camus. Peut-être est-ce pour cela que la salle de la brasserie Beau Rivage était archi-comble ce dimanche 27 novembre, où nous étions venus parler d'Albert Camus en présence de Jean-François Mattéi, professeur de philosophie à l'Université de Provence et spécialiste de Camus. Le débat très libre, parfois désordonné mais toujours passionnant grâce aux interventions du professeur Mattéi, a permis d'évoquer quelques-uns des principaux aspects de Camus et de son œuvre.

D'abord quelques éléments biographiques. On a évoqué son enfance algérienne, son caractère rieur, son amour du foot-ball, de la mer, du soleil et des filles, du souffle de sa vie qui transparait nettement dans son œuvre. C'est un méditerranéen qui acquiesce au monde, qui a une présence physique et charnelle même dans sa philosophie, ses engagements, au parti communiste algérien qu'il quitte rapidement, au côté des républicains espagnols, dans la résistance et dans la guerre d'Algérie. Le fil rouge de ses engagements fut son choix permanent de la dignité de l'homme. C'est un spontané qui réagit affectivement, contrairement à la sécheresse intellectuelle de Sartre.

Puis la grande question justement, est-ce un philosophe ? Cette qualité lui a été longtemps refusée par les universitaires et les intellectuels patentés, lui qui ne fréquentait guère les institutions officielles et officieuses du milieu littéraire parisien. Encore il y a 20 ans, un rédacteur en chef d' un magazine littéraire, Jean-Jacques Brochier, pouvait publier un pamphlet intitulé « Albert Camus, un philosophe pour classes terminales » , lui déniant ainsi la qualité de penseur. Effectivement, Camus après avoir écrit sa thèse de doctorat sur Saint-Augustin et Plotin, n'est pas entré dans le sérail universitaire. Il n'a jamais fait d'historiographie de la philosophie.

Il a élaboré sa pensée comme l'ont fait tous les grands philosophes, de Descartes à Nietzsche en passant par Kant, qui ne se sont guère intéressés à l'œuvre de leurs devanciers lorsqu'ils ont produit leur travail. C'est Hegel qui a été le premier à faire l'historiographie de la philosophie.

De plus, beaucoup d'œuvres de Camus ont connu un grand succès populaire, comme l'Etranger qui est le roman le plus vendu dans le monde et dans toutes les langues. Or les universitaires n'aiment pas beaucoup les intellectuels qui rencontrent le succès auprès du grand public. Il ne peut s'agir d'un travail sérieux. A propos de l'Etranger, Jean-François Mattéi nous a appris que le héros s'appelait initialement Mersol, mer et soleil, ce qui lui parut trop évident, et qu'il transforma en Meursault.

Petite parenthèse « people » : les relations entre Camus, Sartre et Simone de Beauvoir, qui aurait tenté en vain de séduire Camus et qui fit ensuite tout pour le brouiller avec Sartre dont il avait été proche pendant quelques années et qui, peu après sa mort accidentelle, en parla comme « d'un petit mac pied-noir ».

Dans l'immensité de l'œuvre de Camus, trois concepts ont été évoqués : l'absurde, bien sûr, le suicide, Dieu et le péché originel.

L'association Camus = absurde est un raccourci fallacieux inventé par les média qui aiment cataloguer les auteurs. En fait c'est une notion qu'il a vite abandonné. Camus n'a jamais admis l'absurdité du monde. Pour lui le problème, c'est que le monde a un sens mais qu'on ne pourra jamais le découvrir.

Le suicide est le seul problème philosophique d'après Camus. En fait, se suicider c'est ne pas pouvoir donner un sens à l'existence. La philosophie n'apporte pas de sens, ce que Cioran exprimait en disant que la connaissance ne sert à rien pour se sauver (« de l'inconvénient d'être né). Le créateur qui a cherché à donner un sens à son œuvre , peut aussi se suicider comme Kafka qui trouvait qu'il n'avait pas créé une oeuvre et qui avait demandé qu'on la brûle après sa mort.

L'athéisme de Camus ne l'empêche pas de dire : « quand j'entend Bach, je comprend qu'on puisse croire en Dieu ». Tout le monde est coupable, depuis que Saint-Augustin inventa le péché originel, coupable ne serait-ce que d'exister. Ce qu'Hegel a repris en disant que seule la pierre est innocente, même le végétal est coupable, car vivant souvent au détriment de son environnement.

Antoine VIQUESNEL


SARTRE et CAMUS encore et toujours

Après la lumineuse présentation de Camus dont le professeur Jean-François MATTEI a régalé les lecteurs de DireLire, je ne résiste pas au plaisir de faire partager l'opinion de Bernard-Henri LEVY qui reprend dans "Le Siècle de Sartre" l'éternelle opposition Sartre/Camus. Il explique que l'opposition fonctionne terme à terme:

Sentiment sartrien du non, sentiment camusien du oui;

le non à la nature de l'un, le oui à la terre de l'autre;

les illuminations noires du premier, les enchantements cosmiques du second;

les descriptions horrifiées d'un monde auquel on sent bien, d'un côté qu'on ne s'accordera jamais tout à fait, la phobie des objets, le dégoût de la chair, une expectoration lancinante et continue de toutes choses, une allergie au monde et à ses proliférations obscènes

les extases quasi mystiques de l'autre côté, l'indicible beauté des paysages d'Algérie, le dialogue de la pierre et de la chair à la mesure du soleil et des saisons, les fruits gorgés de suc, la terre et ses nourritures, l'éternité et la beauté du cosmos, les cyprès au lieu des marronniers, la nuit chargée de signes et d'étoiles, l'athlète algéro-grec contre la nausée roquentinienne, les corps ivres de soleil, le mystère sacré de la chair, ses parfums, ses couleurs, ses noces avec l'esprit, le sec contre le visqueux, la chair glorieuse contre le corps en trop et son irrésistible laideur, le Gide épicurien contre le Gide politique sartrien, les "énormes kakis dorés dont la chair éclatée laissait passer un sirop épais"

Comment jusque-là ne pas donner raison à Camus?

Et pourtant, après les réflexes, les concepts.

"Qu'est-ce qu'une éthique, poursuit BHL, qui plaide la soumission de l'homme à la nature ? Depuis quand les valeurs sont-elles enracinées dans les désirs, et les désirs dans l'ordre du monde? Une morale qui parle de bonheur plus que de justice est-elle encore une morale et une politique qui se contenterait d'adorer le monde, donc de le contempler, d'y consentir, de le bénir, serait-elle encore une politique?

On peut en effet préférer la philosophie sartrienne de la contingence aux "orgies cosmiques" ou "aux murmures bénisseurs de l'Eté".

Le débat continue.

Michel BOUDIN

"Pedro Paramo" de Juan RULFO le 16 décembre 2007



Le billet à Claudine de Michel BOUDIN

Quiconque a beaucoup lu, comme toi, jolie cousine, et beaucoup retenu, sait que le Mexique entretient avec la mort de bien singulières relations, tout au moins à nos yeux d'occidentaux.
Il nous est en effet difficile d'imaginer un tel degré de familiarité avec la Grande Faucheuse que nous préférons faire semblant d'oublier ou dont nous masquons la réalité sous des accoutrements peu crédibles.
J'ai toujours en mémoire, Claudine, cette réplique d'une mère mexicaine à son jeune fils, lequel se plaignait de ne savoir quoi faire: "Assieds-toi et attends la mort."
De quoi vous faire froid dans le dos!
Qu'en est-il alors de ce livre de Juan RULFO "Pedro Paramo" qui fit le régal des lecteurs de DIRELIRE? A travers un univers qui s'apparente au réalisme fantastique de Gabriel Garcia MARQUEZ, ce thème de la mort a retenu longuement l'attention de tous. On savait déjà depuis Auguste Comte que "l'humanité est faite de plus de morts que de vivants" mais on ne savait pas avant Juan RULFO que son village imaginaire pouvait présenter ce même caractère. Et d'abord qui est mort et qui ne l'est pas au pays de RULFO? Le narrateur lui-même est-il vivant? C'est à n'y rien comprendre, gracieuse cousine, et c'est très bien comme çà. Avec tous ces morts on finit par se demander qui a bien pu écrire ce livre!
Ouvre vite, Claudine, "Pedro Paramo". Tu ne le regretteras pas et tu remercieras pour son bon conseil ton cousin

FLORENTIN
En considérant ce livre comme une suite de petits poèmes, on en arrive au bout. Si on désire le lire comme un roman, une histoire, il n'a aucun contact avec le réel, il est absolument flou, on voyage dans une nébuleuse délirante, et même en oubliant l'appétence des Mexicains à côtoyer mort et fan tômes, j'ai été étonné que personne n'ait songé à cette interrogation; est-ce le récit d'une folie?
Maryvonne NICCOLAI
Ce livre qui nous a réunis, le l6 Décembre, fût présenté et éclairé magistralement par Christiane, Isabelle et Patricia (professeur de cinéma et d’espagnol à Marseille), toutes trois hispanisantes dont deux intervenantes, latino-américaines. Le livre, traduit en français dès l959 par Roger Lescot, paru dans «La Croix du Sud » dirigé par Roger Caillois, et considéré comme l’un des ouvrages fondamentaux de cette seconde moitié du XXème siècle, en Amérique latine, passa pourtant inaperçu ou presque. Il est étudié par de nombreuses universités dans le monde entier.
Photographies de Juan Rulfo
Juan RULFO naît en l9l7, au Mexique. Il a six ans lorsque son père est assassiné, durant la Révolution, 9 ans lorsque sa mère meurt. Ce sont les faits fondateurs de son écriture. Il est donc élevé par une grand mère, et très marqué par l’Histoire de son pays.
Le récit n’est pas du tout linéaire : il veut, en partant de la conscience, donner une vision éclatée du monde paysan mexicain (cinquante deux fragments environ séparés par des blancs avec des feed-back, des flashes, des sauts, des fondus enchaînés comme des plans de film en technique de cinéma : il fut photographe), d’où une approche de lecture hachée et difficile, car sans polices de caractères typographiques différents, tout est au présent de l’indicatif.
Dona Doloritas, la mère du jeune Juan Preciado, mourante, lui a fait promettre d’aller à Comala retrouver son père, un certain Pedro Paramo. « L’oubli dans lequel, il nous a laissé mon fils, fais le lui payer cher ! ». Il arrive dans la région de Comala (près de la ville de Sayula dans l’état de Jalisco – précisé par Christiane,) état où vécut la famille de Juan Rulfo au Nord de Mexico. Cette dernière s’est appuyée sur la thèse de Marie-Agnès Paleisi - Robert « Jean Rulfo, l’Incertain ».
Sur la route, Juan Preciado rencontre un muletier Abundio, qui lui dit « être le fils de Pedro Paramo propriétaire d’un territoire immense tout autour d’eux « la demi –lune », et, dit-il, « pourtant nos mères ont accouché tant bien quel mal sur une natte, tous fils de Pedro Paramo que nous sommes » ! D’en–avants ponctuels et de retours en début du livre sont décrits la vie d’ Abundio, son acte criminel.
Juan arrive dans le village mort où Eduwiges Dyada le reçoit (deuxième petite rencontre que l’on croit réelle) en lui disant qu’elle l’attendait car Dolorès l’avait prévenue « aujourd’hui, d’une voix faible, car elle est morte depuis sept jours, qu’il arriverait ce jour là ! » A partir de cet instant, tout bascule dans l’irrationnel.
Le livre est ainsi construit, le lecteur passe, de Juan vivant (le réel) aux fantômes des morts (pas zombies du tout), qui lui parlent, l‘entourent, le soignent. Ce n’est pas un rêve éveillé car des indices, des objets, des petits faits vrais sont semés çà et là : (le mulet d’Abundio, la tasse de café à son réveil, le quinquet posé près de lui, le lit en bambou, les vêtements de la jeune femme posés sur la chaise). Le lecteur s’engage, mal à l’aise dans l’irrationnel avec des tendances à revenir sur quelques pages s’il est cartésien. A-t-on mal lu ? mal compris ? et puis on continue, on ne recule plus, embarqué, avec des noms, des rumeurs, des voix de personnages qui passent, repassent. Sont-ils réels ? Vivants ? Les échos de dialogues murmurés, dans les maisons ou depuis d’anciennes tombes, les plaintes d’un ancien pendu dans la pièce où Juan s’est endormi sur le sol, du couple incestueux dans le galetas au-dessus de sa tête…mais lorsque Juan s’éveille, il voit le ciel à travers la toiture ! Le lecteur retombe dans la réalité immédiate. Je ne dévoile pas la suite du passage, lisez ce livre !
Du passé émergent des histoires, celle d’un autre fils illégitime de Pedro Paramo, Miguel Paramo, coureur, buveur, « tous les vices à dix-sept ans » qui tue un mari qui le gêne, viole sa fille Ana, la nièce du Père Renteria qui n’arrive plus à pardonner ni à bénir les fidèles. Miguel, son cheval l’a désarçonné, ne retrouve plus la route de Comala, dans la brume épaisse. Dona Eduwiges lui dit, de sa fenêtre, « tu dois être mort » et les paysans qui se rendent à l’enterrement, « obligés par leur patron d’être tous en souliers comme le dimanche, craignent les cors aux pieds», discutent entre eux, car Miguel a été vu, frappant à la fenêtre, tandis que son cheval fou court toujours. L’un d’eux : « vous croyez que Don Pedro avec le caractère qu’il a, permettrait que son fils continue à trousser les filles ? Laisse-nous çà à nous autres… S’il l’apercevait dans le coin, il le renverrait au cimetière » !…
Autre histoire, celle de l’amour inconditionnel de Pedro Paramo, le cacique pour la belle Susana San Juan, son épouse. Nuit après nuit, il la regarde, agonisante, rêvant, silencieusement (toujours temps présent formel) à son mari ou son amant d’antan, le beau Florencio : un 8 Décembre (petit fait vrai, actuel, croyons nous) toutes les cloches des villages alentour carillonnent pour l’enterrement, dans un climat de kermesse. Ces types de personnages de fête ! ici, sont (cf. Nathalie Sarraute) des porteurs d’état que nous retrouvons en nous-mêmes : ils m’on fait surgir un souvenir d’Oaxaca (Mexique) où dans la grande rue en pente, descendait une procession de musiciens en vert avec tambours et flûtes et enfants de blanc vêtus portant les bannières. Filmant, je m’aperçus que c’était un enterrement !… Rulfo serait-il, parallèlement, un précurseur du «Nouveau Roman» de Sarraute !
Des rebelles armés auxquels s’est joint le Père Renteria, arrivent au cri de guerre de « Cristo Rey ». « Ils marchent pour Carranza et le Général Obregon ». Qui sont-ils ? Voici la seule amorce historique légèrement effleurée. Nos amies nous ont situé le contexte dans l’Histoire, et une chronologie, qui m’ont manquées personnellement à la lecture du livre.
Un peu d’Histoire du Mexique : en l855, les libéraux, sous la direction de Benito Juarez entreprennent la Réforme. Une nouvelle constitution fédérale est votée : s’ensuit une « guerre de trois ans » (l856-l861).
Juarez confisque les biens de l’Eglise et suspend le paiement, pour deux ans, des intérêts de la dette extérieure. Napoléon III rejette les offres de Juarez (guerre du Mexique l862-l863). L’archiduc Maximilien d’Autriche, devenu empereur du Mexique, ne tient qu’avec l’appui des troupes françaises, il est pris et fusillé à Queretaro en l867, par les troupes de Juarez.
(Susana, l‘épouse de Pedro Paramo serait née, vers l865, elle est partie de Comala vers l880, s’est mariée peut-être avec Florencio, et n’est revenue seule que vers l910 à Comala.)
A Juarez, succède Lerdo de Tejada (1872-1876) qui relance une politique anti-cléricale suivie de soulèvements paysans. Renversé par Porfirio Diaz en l876, ce dernier instaure « la Pax Porfiriana, » jusqu’en 1910, régime de pouvoir personnel, de compromis avec les divers groupes sociaux. Il accorde la non-application des lois anticléricales et aux « caudillos » libéraux la possibilité de s’enrichir. Suit une grande expansion industrielle, économique, administrative et assainissement des finances jusqu’en 1911. Mais dès le début du siècle, surgissent de nouvelles tensions sociales dans les campagnes, l’expansion de la grande propriété foncière (exemple la "demi-lune" de Pedro Paramo), au détriment des paysans ; le prolétariat urbain qui se développe n’a pas accès aux postes politiques et s’agite également.
Porfirio Diaz vieilli, surgit alors Francisco Madero (du mouvement démocratique) qui appelle à l’insurrection (l9l0) au Nord avec Pancho Villa et Orozco et, au Sud avec Emiliano Zapata ; ils prennent la tête du soulèvement paysan et fixent les buts agraires. Diaz tombé en 1911, Madero devient Président, puis meurt dans un coup d’état du Général La Huerta, dictateur (1913).
La guerre civile s’ensuit et les troupes de Carranza, commandées par le Général Obregon – ( nous retrouvons ici les rebelles de notre récit marchant sur Comala), - défont celles de Pancho Villa. Zapata est assassiné en 1919. Caranza propose une réforme agraire qui restitue les terres accaparées par une Constitution socialisante (mais la propriété éminente de la nation sur le sous-sol n’est pas appliquée). Le pouvoir appartient au militaires qui assassinent Carranza en 1920. Lui succède le Président Obregon (1920-1924) qui ramène la Paix, redistribue la terre mais une nouvelle fois, soulèvement militaire, du Général La Huerta : Guerre civile (1923-1924), remportée par Calles (1924-1928) : à nouveau une politique de reconstruction autoritaire et une campagne anti-religieuse. La hiérarchie catholique répond par la suspension du culte public en 1926, prend les armes car, persécutée, n’a plus de pouvoir, alors que le sentiment religieux est très fort dans le peuple des campagnes qui entre dans l’insurrection aux cris de « Cristo Rey ». La « guerre des « Cristeros » se déroule de 1926 à 1929.
En l926, déroulement de notre récit, de la prise d’armes du Père Renteria, de la mort de Pedro Paramo.
La guerre se termine par un compromis entre l’Eglise et l’Etat. Calles garde la direction du parti national révolutionnaire, tandis que le Président Cardenas (de 1934 à 1940) apaise la querelle avec l’Eglise ; la réforme agraire s’achève avec la distribution de 17 millions d’hectares, l’irrigation des terres, l’amélioration des techniques paysannes regroupées en coopératives. Les compagnies pétrolières étrangères sont expropriées en 1938.
Qu’il soit bien admis que toute cette partie historique n’est pas décrite dans l’œuvre : elle la sous-tend, à peine ébauchée (p.137-138) mais le lecteur peut souhaiter ces précisions, non indispensables pour une lecture poétique de l’œuvre. Rompant avec le roman réaliste, l’auteur veut témoigner, à travers son père et sa famille, de l’histoire de son peuple au Mexique, sous la Révolution en se plaçant du côté et avec les point de vue des opprimés.
Nos présentatrices, de langue maternelle espagnole, nous ont convaincus que la langue poétique originelle du livre (bien rendue par le traducteur) a son génie propre que nous avons apprécié par la lecture croisée d’Isabelle et de Patricia, que l’auteur use beaucoup d’allitérations en espagnol difficiles à rendre en français donc poésie rendue avec un peu moins de force. Carlos Fuentes dit «que cette histoire se situe dans le territoire privilégié du surréalisme : cet espace de l’esprit où, selon André Breton, la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur cessent d’être perçus comme contradictoires ».
Monique BECOUR

"Ay, Paloma" de Rosetta LOY le 11 novembre 2007



Le 11 Novembre, nous rencontrions cette auteure italienne et je l’ai liée à Nathalie Sarraute car, il s’agit d’un roman autobiographique, (paru en 2000) décrivant la préadolescente, de 12 ans Rosetta Loy. Elle est née à Rome en 1931.Après des études de journalisme, elle devient tradutrice : « La Princesse de Clèves », de Mme de La Fayette, puis d’Elizabeth Badinter (livre sur l’amour maternel), puis d’Eugène Fromentin : « Dominique », qui lui a permis dit-elle « de comprendre les mécanisme de l’écriture, et de réécrire son premier ouvrage « La Bicyclette ».
Le titre « Ay Paloma » est celui d’une chanson italienne, élément musical conducteur dans le roman. Le disque passe, repasse dans le groupe de jeunes gens qui se réunit, le soir dans un petit local. Parmi eux, Ettore, jeune juif, réfugié seul, qui attend quelque argent de ses parents pour se sauver en Suisse. Que deviendra-t-il ? lisez le livre ! Nous sommes en été 1943, (sous l’occupation allemande et la guerre civile entre Italiens), au Val d’Aoste, dans un petit village de villégiature où se sont réfugiées plusieurs familles bourgeoises italiennes, et où ces jeunes jouent au tennis jusqu’au 13 Septembre 1943, jour de l’écroulement du régime fasciste.
Le narrateur (la petite fille) n’est pas omniscient , car elle ne comprend pas les autres et l’avoue. Nous sommes encore dans un langage de signes, de sensations de l’enfant au travers de prismes déformants. L’adolescence est bridée en Italie comme en France à cette époque. Le regard de Rosetta porté sur les jeunes gens du groupe est celui du cœur mais c’est aussi celui de la vraie narratrice sur la petite fille qu’elle fût comme chez Nathalie Sarraute. Donc interaction inconfortable entre les mondes de l’enfance et de l’adulte.
Mme Rosetta Loy a beaucoup insisté sur le témoignage qu’elle a voulu porter sur « les lois d’exception » mesures pour supprimer les juifs italiens, ainsi que dans un autre ouvrage « Madame Della Setta aussi est juive ». Elle croyait dans sa jeunesse que « l’Eglise protégeait les Juifs en Italie et a découvert par ses diverses recherches aux archives de son pays sur l’histoire de la persécution juive en Italie », «que le Vatican cachait la réalité et que les juifs avaient été persécutés » : « 1200 juifs de Rome arrêtés à la gare et déportés, après une rafle dans le ghetto proche du Vatican. « Pie XII, averti (par un juif échappé du ghetto proche), a eu peur, il n’a rien fait » insiste-t-elle à plusieurs reprises, avec force.
Une polémique s’est alors élevée dans notre réunion : une personne éminente, universitaire, a avancé l’idée que Pie XI, avait élaboré une encyclique pour protéger les juifs (date non communiquée) lorsque Pacelli (futur Pie XII) était son secrétaire, que Castel Gondolfo abritait des Juifs, qu’un rabbin (« marron » ou « marrane ») s’était fait baptiser et avait donné une très belle maison au Saint-Siège !…(No comment de ma part !). Il fût dit que « les couvents pouvaient ouvrir leurs portes », mais non « devaient ouvrir leurs portes ». Des participants se sont élevés pour protester devant ces affirmations présentant le Vatican lieu d’accueil et protecteur des Juifs. Je me suis reportée sur les sites de recherche Internet. La controverse existe, mais le doute posé « a maillé la mémoire » ( René Char in « Le requin et la mouette de Feuillet d’Ypnos»).. Il faut se faire son jugement personnel et ne pas oublier les témoignages de Simone Weill ou récemment de Badinter pour le devoir de mémoire. Mme Rosette Loy s’est très noblement exprimée et a insisté, dignement, et « sans aucune culpabilité », ainsi qu’il me fût dit, (dans une autre réunion), une nouvelle fois, sur la démission totale du Saint Siège jusqu’en 1945 où là, effectivement furent accueillis des juifs.
L’assemblée réussit à revenir au débat sur l’écriture et au rôle de la mémoire. Comme James Joyce, comme Proust que Rosetta Loy aime, (ainsi que Nathalie Sarraute), elle parle «de petites choses pour raconter l’Univers ». Pour la composition, nous passons de ces petits faits divers, petites allusions amusantes, à des faits dramatiques, donc multiplicité d’atmosphères qui s’enchaînent. Après avoir décrit (p.33) la petite fille tuée par la chute d’une pierre du plafond de l’abri lui explosant le cœur, elle se souvient (p.34) et le dit, oralement de ces « forteresses volantes qui apportaient une étrange sensation de paix en allant bombarder Milan ou Turin ». Sa parole fait se réveiller, (j’avais involontairement ou volontairement occulté le passage écrit), mes sensations de petite fille, autres que celles de l’écrivain, car de retour vers l’Angleterre, une de ces forteresses volantes effrayantes, touchée, le 3 Août 1944, lâchait un chapelet de bombes sur Lille et provoquait le drame chez cette autre petite fille (9 ans) et le deuil sur les familles de six joueuses et le moniteur d’une équipe de basket ball. Qu’il ne me soit plus dit que c’est différent comme il me le fût dit: c’est tout à fait le but et la motivation de l’écrivain (Nathalie Sarraute comme Rosetta Loy) que de faire se réveiller par la contestation d’une sensation de paix idyllique, l’inconscient et/ou la souffrance chez ses lecteurs car l’écrivain est porteur d’état que l’on retrouve en soi-même.(cf. phrase soulignée dans le texte concernant N. Sarraute). Je crois que l’application est convaincante et permet à tous la meilleure compréhension de Nathalie Sarraute.
Rosetta Loy, parlant des années 5O à 6O a conclu sur « les motivations qui étaient alors très fortes pour reconstruire la démocratie en Italie, mais qu’aujourd’hui, l’égoïsme, seul, domine ainsi qu’on peut le voir sur les marchés de Rome ». Elle se sent à présent optimiste, « dans les terribles épreuves de sa foi, Rosetta n’a jamais perdu le désir de vivre en touchant notre sensibilité et notre conscience ». Pari réussi suivant la conception même du « Nouveau Roman ».