Rencontre autour d'Albert CAMUS le 27 novembre 2007


En huit ans d'existence, notre café littéraire a mis quatre fois Sartre à son programme et il a fallu attendre aujourd'hui pour que nous abordions enfin Camus. Peut-être est-ce pour cela que la salle de la brasserie Beau Rivage était archi-comble ce dimanche 27 novembre, où nous étions venus parler d'Albert Camus en présence de Jean-François Mattéi, professeur de philosophie à l'Université de Provence et spécialiste de Camus. Le débat très libre, parfois désordonné mais toujours passionnant grâce aux interventions du professeur Mattéi, a permis d'évoquer quelques-uns des principaux aspects de Camus et de son œuvre.

D'abord quelques éléments biographiques. On a évoqué son enfance algérienne, son caractère rieur, son amour du foot-ball, de la mer, du soleil et des filles, du souffle de sa vie qui transparait nettement dans son œuvre. C'est un méditerranéen qui acquiesce au monde, qui a une présence physique et charnelle même dans sa philosophie, ses engagements, au parti communiste algérien qu'il quitte rapidement, au côté des républicains espagnols, dans la résistance et dans la guerre d'Algérie. Le fil rouge de ses engagements fut son choix permanent de la dignité de l'homme. C'est un spontané qui réagit affectivement, contrairement à la sécheresse intellectuelle de Sartre.

Puis la grande question justement, est-ce un philosophe ? Cette qualité lui a été longtemps refusée par les universitaires et les intellectuels patentés, lui qui ne fréquentait guère les institutions officielles et officieuses du milieu littéraire parisien. Encore il y a 20 ans, un rédacteur en chef d' un magazine littéraire, Jean-Jacques Brochier, pouvait publier un pamphlet intitulé « Albert Camus, un philosophe pour classes terminales » , lui déniant ainsi la qualité de penseur. Effectivement, Camus après avoir écrit sa thèse de doctorat sur Saint-Augustin et Plotin, n'est pas entré dans le sérail universitaire. Il n'a jamais fait d'historiographie de la philosophie.

Il a élaboré sa pensée comme l'ont fait tous les grands philosophes, de Descartes à Nietzsche en passant par Kant, qui ne se sont guère intéressés à l'œuvre de leurs devanciers lorsqu'ils ont produit leur travail. C'est Hegel qui a été le premier à faire l'historiographie de la philosophie.

De plus, beaucoup d'œuvres de Camus ont connu un grand succès populaire, comme l'Etranger qui est le roman le plus vendu dans le monde et dans toutes les langues. Or les universitaires n'aiment pas beaucoup les intellectuels qui rencontrent le succès auprès du grand public. Il ne peut s'agir d'un travail sérieux. A propos de l'Etranger, Jean-François Mattéi nous a appris que le héros s'appelait initialement Mersol, mer et soleil, ce qui lui parut trop évident, et qu'il transforma en Meursault.

Petite parenthèse « people » : les relations entre Camus, Sartre et Simone de Beauvoir, qui aurait tenté en vain de séduire Camus et qui fit ensuite tout pour le brouiller avec Sartre dont il avait été proche pendant quelques années et qui, peu après sa mort accidentelle, en parla comme « d'un petit mac pied-noir ».

Dans l'immensité de l'œuvre de Camus, trois concepts ont été évoqués : l'absurde, bien sûr, le suicide, Dieu et le péché originel.

L'association Camus = absurde est un raccourci fallacieux inventé par les média qui aiment cataloguer les auteurs. En fait c'est une notion qu'il a vite abandonné. Camus n'a jamais admis l'absurdité du monde. Pour lui le problème, c'est que le monde a un sens mais qu'on ne pourra jamais le découvrir.

Le suicide est le seul problème philosophique d'après Camus. En fait, se suicider c'est ne pas pouvoir donner un sens à l'existence. La philosophie n'apporte pas de sens, ce que Cioran exprimait en disant que la connaissance ne sert à rien pour se sauver (« de l'inconvénient d'être né). Le créateur qui a cherché à donner un sens à son œuvre , peut aussi se suicider comme Kafka qui trouvait qu'il n'avait pas créé une oeuvre et qui avait demandé qu'on la brûle après sa mort.

L'athéisme de Camus ne l'empêche pas de dire : « quand j'entend Bach, je comprend qu'on puisse croire en Dieu ». Tout le monde est coupable, depuis que Saint-Augustin inventa le péché originel, coupable ne serait-ce que d'exister. Ce qu'Hegel a repris en disant que seule la pierre est innocente, même le végétal est coupable, car vivant souvent au détriment de son environnement.

Antoine VIQUESNEL


SARTRE et CAMUS encore et toujours

Après la lumineuse présentation de Camus dont le professeur Jean-François MATTEI a régalé les lecteurs de DireLire, je ne résiste pas au plaisir de faire partager l'opinion de Bernard-Henri LEVY qui reprend dans "Le Siècle de Sartre" l'éternelle opposition Sartre/Camus. Il explique que l'opposition fonctionne terme à terme:

Sentiment sartrien du non, sentiment camusien du oui;

le non à la nature de l'un, le oui à la terre de l'autre;

les illuminations noires du premier, les enchantements cosmiques du second;

les descriptions horrifiées d'un monde auquel on sent bien, d'un côté qu'on ne s'accordera jamais tout à fait, la phobie des objets, le dégoût de la chair, une expectoration lancinante et continue de toutes choses, une allergie au monde et à ses proliférations obscènes

les extases quasi mystiques de l'autre côté, l'indicible beauté des paysages d'Algérie, le dialogue de la pierre et de la chair à la mesure du soleil et des saisons, les fruits gorgés de suc, la terre et ses nourritures, l'éternité et la beauté du cosmos, les cyprès au lieu des marronniers, la nuit chargée de signes et d'étoiles, l'athlète algéro-grec contre la nausée roquentinienne, les corps ivres de soleil, le mystère sacré de la chair, ses parfums, ses couleurs, ses noces avec l'esprit, le sec contre le visqueux, la chair glorieuse contre le corps en trop et son irrésistible laideur, le Gide épicurien contre le Gide politique sartrien, les "énormes kakis dorés dont la chair éclatée laissait passer un sirop épais"

Comment jusque-là ne pas donner raison à Camus?

Et pourtant, après les réflexes, les concepts.

"Qu'est-ce qu'une éthique, poursuit BHL, qui plaide la soumission de l'homme à la nature ? Depuis quand les valeurs sont-elles enracinées dans les désirs, et les désirs dans l'ordre du monde? Une morale qui parle de bonheur plus que de justice est-elle encore une morale et une politique qui se contenterait d'adorer le monde, donc de le contempler, d'y consentir, de le bénir, serait-elle encore une politique?

On peut en effet préférer la philosophie sartrienne de la contingence aux "orgies cosmiques" ou "aux murmures bénisseurs de l'Eté".

Le débat continue.

Michel BOUDIN

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire