« DEMAIN LES CHIENS »
« Demain les chiens », est l’ouvrage qui va faire l’objet de nos
discussions. Je l’ai proposé parce que je pense que c’est un très bon récit et
qu’il est représentatif d’un ouvrage de SF tout en étant original par sa genèse,
sa structure et son style.
Tout d’abord une courte biographie de son auteur Clifford D. Simak, qui
est né dans une ferme du Wisconsin d’un père immigré tchèque en 1904, au cœur du
Midwest ; après de solides études secondaires il commence une carrière dans le
journalisme, qu’il ne quittera plus, d’abord dans des feuilles locales et
régionales, puis il rejoint en 1939 le Minneapolis Star, dont il deviendra
Directeur de l’information puis en 1962 Directeur Scientifique pour le groupe de
presse propriétaire du « Star ».
Grand lecteur il s’intéresse aux romans de Jules Verne, de HG Wells,
Edgar Rice Burroughs (les mines du roi Salomon) et lit les magazines de SF qui
commencent à paraitre vers la fin des années ’20 ; comme de nombreux lecteurs du
genre (par exemple Isaac Asimov) il décide de s’essayer à l’écriture et après un
modeste départ ses participations deviendront régulières notamment « Astounding
Stories » à partir de 1938 quand Campbell en prend les rênes et jusque vers
1948, ensuite dans Amazing Stories et Galaxy et il continuera d’écrire jusqu’en
1988, année de sa mort. Au cours de sa carrière littéraire il a publié des
dizaines de nouvelles, de romans et d’essais, tous de bonne facture, mais son
œuvre maitresse reste « Demain les Chiens ».
Ce récit est représentatif de la SF à au moins 3 titres : il se situe en
plein dans l’âge d’or de la SF américaine, il met en scène la plupart des grands
thèmes de la SF (évolution des sociétés, robots, mutants, animaux qui acquièrent
l’intelligence, voyages dans l’espace, télépathie, univers parallèles, vie
suspendue…), il est publié comme un roman à la charnière entre la prédominance
de la nouvelle et l’arrivée en force du roman dans la SF.
Il est original par la durée qu’embrasse le récit : l’extinction de la
civilisation sur notre terre depuis le maintenant de « City », très proche du
maintenant de Simak quand il écrit, jusqu’à la disparition de la vie animale
intelligente (sauf les fourmis bien sûr) il se passe plus de 10 000 ans ; ce
n’est pas une apocalypse, c’est une agonie.
Il est original par sa genèse et sa structure ; c’est entre 1944 et 1948,
presque toutes dans « Astounding » que sont publiées une série de 8 nouvelles
qui forment un corpus d’une vision du futur de l’espèce humaine et dont le
succès est allé croissant auprès des lecteurs comme le montre l’évolution de
leur classement sur ces 4 ans ; c’était bien de Campbell de faire classer ses
auteurs à chaque n°. Si les choses en étaient restées là, compte tenu de ce que
je disais tout à l’heure ces récits auraient probablement été perdus, sauf pour
les collectionneurs.
C’est en 1950 qu’un éditeur de romans de SF (Gnome Press) dirigée par un
ancien éditeur de magazines SF, Martin Greenberg propose à Simak de faire un
roman à partir de ces nouvelles ; pour justifier l’appellation de roman il va
écrire des textes de liaison entre les chapitres ; bien qu’opportunistes ces
textes ont leur valeur en soi, pas parce qu’ils introduisent le sujet du récit
suivant mais parce qu’ils renforcent en creux, auprès des lecteurs chiens,
l’idée plusieurs fois répétée qu’ils ne doivent pas chercher plus loin, l’homme
n’est même pas un mythe, c’est une invention.
Le roman est donc publié aux USA en 1952, à la fois en relié (hard-cover)
et format de poche et remarquablement vite il est publié en France en 1953, par
le Club français du livre, dans une très bonne traduction de Jean Rosenthal ;
Aux USA comme en France le succès se poursuit toujours après 60 ans puisqu’il
est toujours réimprimé et disponible neuf.
Son style clair et direct sans être abrupt est typique de Simak, les
sentiments sont présents mais sans mièvrerie et il convie bien l’idée qu’il
s’agit de contes, çad de récits parlés et participe donc à l’histoire : « voici
les récits que racontent les chiens quand le feu brûle clair dans l’âtre et que
le vent souffle du nord » ; le décor est dressé par l’éditeur canin mais il est
conscient du danger (social) que recèlent les contes pour ses lecteurs et il les
met en garde : « …ne prenez pas ces récits trop à cœur, car le désarroi sinon la
folie guette ici le chercheur trop anxieux de savoir », autrement dit Tige est
déjà un peu timbré, lui qui prétend que l’homme est une créature
réelle.
Pourtant simple ne veut pas dire simpliste, et les descriptions peuvent
être émouvantes, par exemples les affres morales et physiques de Jérôme Webster
quand il subit sa crise d’agoraphobie et ses remords quand il ne peut se
résoudre pour partir sur Mars soigner son ami Juwain.
Autre originalité en partie due à sa genèse comme nouvelles c’est que
chaque chapitre contient une idée force, qui en fait la valeur, et que ses
conséquences se font sentir dans la suivante et ainsi de suite et cela contribue
à crédibiliser et rendre cohérente toute l’histoire de façon dynamique (c’est
la méthode campbellienne à l’œuvre).
Et donc à partir du 1er chapitre, « City », les
évènements s’enchainent de façon logique, voire inéluctable : les conditions
économiques (transport facile, peu coûteux) et politiques (paix mondiale) ont
entrainé la dissémination de la population et la révolte contre une autorité
municipale (il n’y a déjà plus d’Etats mais un Comité mondial lointain) dont les
décisions n’ont plus de légitimité aboutit à la fin des grandes villes
organisées. La ville en tant qu’institution disparait. La dispersion de la
population s’accroit.
Les conséquences de cet éclatement social se font sentir dès le chapitre
suivant ; la plupart des gens vivent dans un grand confort matériel, ont peu de
contacts physiques avec les uns avec les autres puisque qu’ils peuvent
communiquer facilement (c’est SKYPE avant l’heure), même de planète à planète et
les robots veillent à leur bien-être. La crise d’agoraphobie de Jérôme Webster a
des conséquences dramatiques, mais manifestement il n’est pas un cas isolé,
personne ou presque ne vient le voir, même rendez-vous pris. L’autorité
collective est impuissante, même dans un cas aussi grave et face à un seul
individu, à résoudre une situation; dans d’autres temps on l’aurait
réquisitionné et embarqué de force pour Mars. Juwain meurt et l’humanité devient
orpheline de sa philosophie. Notons le rôle néfaste du robot Jenkins, dans la
programmation de qui manque peut-être une quatrième loi de la
robotique.
Quand les chiens qui parlent et les mutants entrent en scène dans le
3 ème récit on comprend que les hommes vont devoir faire faire un effort ou
s’effacer ; les premiers sont la création d’un Webster pour réparer le mal fait
à l’humanité par son ancêtre et surtout lui donner un compagnon de route dans
son cheminement de plus en plus solitaire : « songez-y Grant, un esprit
différent de lui mais qui travaillerait en coopération avec lui ». Les seconds,
les mutants sont supérieurement intelligents et comme c’est souvent le cas en SF
hostiles aux hommes « normaux ». Joe le mutant, qui reproche au Comité mondial
d’espionner et harceler les mutants prépare 2 bombes à retardement, la
philosophie de Juwain (dont il vole une esquisse incomplète) et le développement
des fourmis, animal social qui pourra devenir un rival pour l’homme. Grant
mesure le danger que représentent les mutants et demande aux chiens de rester
les alliés de l’homme.
Toutefois malgré l’affaiblissement du lien social l’humanité a encore des
projets collectifs, et l’implantation sur Jupiter pour exploiter ses ressources
minières doit utiliser des hommes transformés en Dromeurs grâce aux techniques
développées par les biologistes ; les hommes sont envoyés les uns après les
autres et ne reviennent pas et Fowler le chef de projet décide d’aller voir
lui-même avec son chien et hors du dôme protecteur découvre au lieu de l’enfer
d’ammoniaque, de hurricanes et de glace attendus le Paradis (c’est la
4èmeidée force). Towser et
lui, comme les autres avant eux ne reviennent pas.
Mais c’est reculer pour mieux sauter, Fowler revient non par sens du
devoir mais pour répandre la nouvelle. Tyler Webster, président du Comité
pressent le danger d’une émigration générale sur Jupiter et lui demande sans
succès de se taire ; c’est alors que la malveillance de Joe le mutant se
manifeste à nouveau en propageant brutalement (au pire moment pour l’espèce
humaine et par une méthode subliminale imprarable) la philosophie de Juwain qui
permet de comprendre vraiment la sincérité du point de vue de son interlocuteur,
une empathie poussée à l’extrême, et donc de ne pas s’y opposer. Tyler Webster,
qui voulait tuer Fowler ne peut s’y résoudre.
Depuis des siècles il n’y a plus personne dans la maison Webster, plus
d’humains, rien que les chiens qui, sous la tutelle de Jenkins et avec l’aide de
robots domestiques ont développé leur intelligence et une civilisation de la
non-violence qu’ils essaient d’étendre aux animaux sauvages, tout en pratiquant
l’écoute du silence. Pendant ce temps la terre est presque complètement vidée
d’êtres humains, partis pour Jupiter et ceux qui restent se livrent à des hobby
sans utilité réelle et peu à peu choisissent de s’endormir en rêvant ; le
dernier humain à peu près lucide, Jon Webster, retourne à la maison familiale où
Jenkins lui explique où en sont arrivés les chiens et tous deux conviennent que
les chiens doivent être en mesure de poursuivre leur destin sans le fardeau de
leur origine, et rester dans l’ignorance qu’ils doivent leur développement aux
hommes. De retour à Genève Jon Webster enclenche le mécanisme qui isolera
complètent la ville du reste de la planète et s’en va dormir pour
l’éternité.
Le 7ème conte voit la paisible civilisation des
chiens confrontée à deux menaces : une exogène et l’autre endogène ; la menace
exogène, que soupçonnent les chiens et qui explique leur écoute du silence est
celle des horlas habitant un monde parallèle et qui se nourrissent d’énergie
vitale ; l’un d’eux a réussi passer sur la terre et cherche une proie ;
simultanément l’autre menace se matérialise ; un des websters (ou un de leurs
descendants) qui ont échappé par hasard à l’enfermement sous le dôme de Genève
joue avec un arc de son invention et tue un moineau ; il est atterré mais son
ami loup avale la pièce à conviction puis est tué par le horla ; fou de rage
Jonathan arrive à tuer le horla ; Jenkins, qui vient de découvrir que les
mutants ont disparu, assiste de loin à la scène comprend que le cycle de la
violence va reprendre et que la solution logique consiste puisque les webster
sont congénitalement incapables de résister à leurs pulsions violentes, à les
amener avec lui sur le monde des horlas, où ils trouveront des adversaires à
leur mesure.
Et voilà, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes comme disait
Pangloss : plus de mutants, de horlas, de websters. Que peut amener de plus le
dernier conte ?
Comme je l’ai dit, il n’a pas été publié chez « Astounding», mais chez un
confrère, et peu de temps après sort un roman de Simak qui reprend l’ensemble
des 8 nouvelles…Dans la préface les chiens se demandent si ce conte n’a pas été
rajouté après coup et Simak se moque un peu de lui-même : « …dans la structure
même il est acceptable mais le style n’est pas aussi riche…la construction est
trop habile et elle reprend avec trop de bonheur les thèmes déjà
traités ».
En fait, les fourmis de Joe deviennent une réelle menace, leur Building
ne cesse de s’étendre et empiètent sur les ressources alimentaires des autres
animaux déjà limitées par la surpopulation ; heureusement Jenkins qui peut
passer d’un monde à l’autre revient du monde horla, et les chiens lui soumettent
le problème des fourmis ; la solution que Jon Webster donne à Jenkins venu le
tirer de son long sommeil est efficace : il suffit de les empoisonner ; mais
bien sûr cela est inacceptable pour les chiens..
Comme vous l’avez compris, ce n’est pas la fin pour les chiens, qui
savent déjà envoyer des animaux sur un autre monde ; simplement, eux aussi
seront condamnés à l’exil.
Mais pour nous, lecteurs humains quelle est la réponse à la question que
pose Simak : pouvons-nous renoncer à la violence ? Si nous y renonçons
pouvons-vivre en sécurité ? Le fait de comprendre le point de vue des autres
nous aiderait-t-il ? Si nous comprenons, ou croyons comprendre l’autre, lui nous
comprendra-t-il ?
Jean Pierre Bartoli
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