Mo Yan
                       " le maitre a de plus en plus d'humour "
un roman court (une centaine de pages) et remarquable. Subtil et dense. Dramatique et rigolard.
On est tenté de parler de cet ouvrage en terme binaire. Deux personnages, un jeune et un vieux, un maître et un apprenti, une société "protectrice" et une société où chacun doit tenter de survivre, un qui s'adapte et un qui a du mal à le faire, etc...

Dans l'usine de fabrication de matériel agricole, le maître ajusteur avait formé l'apprenti.
Une fois l'usine brutalement fermée, ce sera l'apprenti qui aidera et conseillera le maître pour entrer dans cette société nouvelle.

Se faire respecter grâce à sa compétence , à son travail acharné, "ne pas perdre la face": tel avait été la règle de vie de l'ajusteur Ding Shikou.
Avoir de l'argent, par presque tous les moyens : telle est la nouvelle règle du jeu dans lequel il est jeté et dans lequel il n'est plus que Lao Ding, le vieux Ding. Qui redeviendra Ding Shikou dans la période où il reprendra confiance en lui.

Mais ce texte est plus complexe .
Il nous parle aussi de transformation brutale, de volonté vitale de s'adapter, avec les effondrements, les avancées,les retours en arrière que cela implique.

Ce que va exprimer le roman , au travers de situations concrètes, c'est le désarroi, la panique même de Ding, devant ce changement; la force, la ténacité, l'intelligence, qu'il lui faudra mobiliser pour arriver à s'en sortir (et il n'est pas question de dire ici le moyen astucieux et discutable qu'il va inventer pour y parvenir) et l'impact sur un individu , des transformations collectives qui l'entourent et le traversent.


Pas de jugement , pas de fin noire ou rose. Des faits, qu'il appartient au lecteur d'analyser et des questions qu'il pourra amener avec lui une fois le livre refermé.

Lü Xiaohu, l'apprenti ajusteur appliqué, puis le meneur de révolte, puis le débrouillard aux combines diverses, est le meilleur descripteur de ce nouvel univers. Personne ne l'y a formé , mais il a rapidement compris. Écoutons quelques une de ses sentences.
Au moment de la fermeture de l'usine et du licenciement général:
" Quand le père est mort et que la mère s'est remariée, c'est chacun pour soi".
Sur ce que permet la société nouvelle:
"A part tuer, incendier, détrousser les gens, je pense que tout est faisable."
Sur le "coeur" du système:
"Mieux vaut chérir l'argent que ses parents, parce que si tu n'as pas d'argent, ni ta mère ni ton père ne t'aimeront, et même ta femme ne te considèrera pas comme un homme.".
Enfin pour faire taire les scrupules de Lao Ding:
"... le jour où vous serez affamé , vous saurez que si on met dans la balance sa face et son ventre, c'est toujours le ventre qui l'emporte".

Et pourtant il répond toujours à l'appel du vieux lorsque celui-ci a des difficultés. Il fait même référence à la "classe ouvrière" avec fierté. Individualiste débrouillard, il reste solidaire. Lui aussi est entre deux rives. A moins qu'il ne s'agisse d'un comportement populaire séculaire.
Abandonné, miséreux, le petit peuple fait face, il est capable de révolte et de gestes de solidarité. Mais, depuis des siècles, les pouvoirs autoritaires et violents sont la règle, et il a appris à craindre l'autorité officielle (police, ou élus) et il interrompt vite ses élans quand cette autorité se manifeste.

Pourtant pas de pathos, on sourit souvent en lisant le livre. Pas à cause de l'humour du maître , qui n'en a pas vraiment , mais parce qu'il y a des situations cocasses et des réparties savoureuses. Ce dont il nous parle aussi c'est de la vitalité d'une population qui, génération après génération en a vu d'autre. C'est juste douloureux mais pas tragique. Ça fait mal, mais "les poules suivent leur voie, les chiens suivent la leur, et, une fois au chômage, chacun trouve un truc" , dit Lü.

Un livre qu'on peut lire vite et plaisamment, mais qui ,si on veut bien lui prêter un peu plus d'attention, nous dit beaucoup sur la Chine d'aujourd'hui et le regard qu'y porte le grand écrivain Mo Yan.
Il nous fait aussi partager de beaux moments d'émotion , grâce à une écriture économe et efficace."

Jean Courdouan.

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