Tours et détours de la vilaine fille de Mario Vargas Llosa (2)


« TOURS ET DETOURS DE LA VILAINE FILLE»
par Mario Vargas Llosa

Anne Marie d'Ornano
le 20.02.2011
à Isabel

Le roman s'organise en sept chapitres correspondant chacun à une étape de la relation entre Ricardo et la « vilaine fille ». Le temps et l'espace sont problématiques car sans cesse disloqués. Tandis que l'Histoire, toile de fond, suit son cours de façon linéaire et chronologique, l'histoire entre Ricardo et la vilaine fille fait l'objet de rebondissements perpétuels mettant en péril la linéarité du temps. De même la démultiplication des lieux crée un véritable éclatement spatio-temporel, ce qui permet l'insertion de nombreuses intrigues secondaires. A ce temps chronologique et historique, tantôt stable, tantôt saccadé, s'oppose un temps cyclique: c'est celui qui rythme la relation entre les amants. Leurs séparations et leurs retrouvailles semblent faire partie d'une spirale infernale qui entre en conflit avec le temps linéaire. Ils sont condamnés à se quitter et condamnés à se retrouver. Le lecteur s'attend toujours à ce que le hasard, parfois forcé par les personnages, les réunisse de toute façon. Seule la mort de la vilaine fille mettra un terme à cette relation temporelle.
Ricardo et la vilaine fille sont diamétralement opposés. Sans grande ambition, le narrateur n'a depuis son enfance qu'une seule envie, celle de faire sa vie à Paris, posséder un appartement modeste et faire son métier d'interprète sans attendre davantage de l'existence. II dit à son ami Paul « Moi, rien, je suis ici traducteur à l'UNESCO à Paris ». En effet, il n'y a véritablement «rien» qui puisse définir Ricardo, si ce n'est son amour obsessionnel pour la vilaine fille. Il sera le « bon garçon », ce que ne manque pas de lui rappeler Simon « ce surnom te va comme un gant. Pas au sens péjoratif mais littéralement. C'est ce que tu es mon vieux, même si cela ne te plaît pas: un « bon garçon »,
La vilaine fille est une véritable tornade: elle ne supporte ni son manque d'ambition ni la stabilité de son quotidien. Elle collectionne les imperfections, ce qui la rend particulièrement imposante. Elle prend un malin plaisir à affirmer sa toute puissance par les surnoms ridicules donnés à Ricardo: « Ce morveux tiré à quatre épingles qui semblait sortir de sa première communion !»
A certains moments dans l'anonymat Otilita est assimilée par le narrateur à « une rigolade». Elle n'existe uniquement que par le nom de ses maris. Ce personnage se définit par sa malléabilité, capable de s'adapter à n'importe quel milieu social, à n'importe quelle situation même la plus périlleuse ou de changer d'identité avec la plus grande aisance, elle incarne l'impulsivité, la ruse, l'ambition.
Par bien des aspects, « Tours et détours d'une vilaine fille» semble bien rassembler tous les éléments du récit initiatique: un narrateur évoluant de la période de l'adolescence à celle de la maturité. A priori, le personnage initié subit une initiation morale (qui peut assagir ou pervertir le héros) et sexuelle et connait une ascension (ou une déchéance) sociale. Ricardo connaît bel et bien une initiation mais celle-ci est « parasitée» par l'instance narrative qui offre une vue d'ensemble rétrospective, présentant les faits comme une somme. Le petit Ricardo de quinze ans ne semble pas différent du Ricardo vieillissant qui fait le récit de son existence. Il se livre par exemple à la débauche dans le milieu hippie, initié par son ami Juan, fréquente les prostituées avec son ami Salomon. Ces expériences n'ont pour conséquence que le ramener dans sa stabilité initiale et ne pervertiront jamais son projet de vivre à Paris toute sa vie. Alors que ses expériences diverses chez les hippies sont en passe de lui offrir un nouveau mode de vie: »Le plus surprenant pour moi - et agréable, pourquoi le cacher? - fut la facilité à aborder dans ces soirées n'importe quelle fille et lui faire l'amour» (p.117), mais manifestement cette facilité n'est pas celle qui convient au narrateur. Cet épisode se clôture ainsi: «je savais que je ne serais jamais l'un d'eux car, bien que me croyant assez libre de préjugés, je ne me sentirais pas naturel en me laissant pousser les cheveux jusqu'aux épaules ou en m'habillant de capes, de colliers et de chemises chamarrées, ni en m'abandonnant à des jeux de groupe et au sexe collectif» (p.120). Son expérience avec la courtisane russe est un véritable fiasco grotesque. De même que Desgenais, l'ami débauché d'Octave dans « la Confession d'un enfant du siècle» d'Alfred de Musset, tente de convertir ce dernier à l'amour matérialiste, les mentors de Ricardo: Juan et Salomon prêchent eux aussi les plaisirs d'une sexualité dépravée: « Tomber amoureux est une erreur, décréta Salomon Toledono :« La femme attrape-la par les cheveux et traîne là au lit. Fais lui voir toutes les étoiles du firmament en un tournemain. Voilà la théorie correcte ». (p. 170)
L'initiation de Ricardo semble être un véritable échec, il demeure un personnage insignifiant alors que la vilaine fille, l'initiatrice dont l'ambition à toute épreuve la conduit au plus haut de l'échelle sociale, est celle dont les mœurs ne font qu'empirer, à la façon de« Nana» de Zola; elle est l'image de la courtisane avide de pouvoir dont l'ascension sera aussi fulgurante que la déchéance.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire