ALCOOLS - Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918)
Chronique de Monique Bécour
Le 16 Janvier 2011, Joëlle Gardes, professeur à La Sorbonne, nous présentait « Alcools » de Guillaume Apollinaire. Bref rappel de sa vie : sa naissance à Rome, le 26 Août 1880, reconnu seulement par sa mère, Angelica de Kostrowiszky jeune polonaise, le 2 Novembre 1880. Père plus ou moins connu, Guillaume a un frère, et tous deux sont élevés par leur mère à Monaco. A 19 ans, épris d’abord de Mareye, « la très douce, l’étourdie, la charmante » « m’aimait-elle qui sait ? « puis départ pour Paris avec son frère où ils mènent une vie médiocre, ses poèmes et ses contes sont refusés par plusieurs revues. Sa première grande déception amoureuse vient de Linda, « la zézayante » rencontrée à Stavelot, il part en Rhénanie, en 1901, comme précepteur de français de la fille de la vicomtesse de Milhau et s’éprend de la jeune gouvernante anglaise Annie Pleyden : amour non couronné de succès car il l’effraie.
En 1901, trois poèmes de Wilhelm de Kostrowitsky paraissent dans « La Grande France », puis en 1902, avant son retour à Paris, paraît « L’hérésiarque », signé Guillaume Apollinaire dans « La Revue blanche ».
Les poèmes symbolistes (1899-1901). Il publie «L’enchanteur pourrissant » de facture encore parnassienne, à cent exemplaires - (mettant en scène Merlin, Viviane, Morgane, repris au Moyen Age), « Merlin et la vielle femme », poèmes symbolistes avec des thèmes familiers depuis le Romantisme.
En 1904, Apollinaire devient l’ami d’Alfred Jarry, de Picasso, de Max Jacob et Braque dont il admire l’esprit neuf. De la première revue, « Le festin d’Esope » d’André Salmon grâce à un mécène, va naitre « La revue immoraliste » qui deviendra très vite « Les Lettres Modernes ». Parallèlement, Apollinaire devient critique d’art passionné.
« Alcools » titre retenu en 1912, recueil qu’il voulait, d’abord, appeler « Eau de vie », paraît le 20 Avril 1913,
je précise, un mois après la parution des méditations du poète sur « Les peintres cubistes », puis le manifeste de « L’anti-tradition futuriste » qui fera d’Apollinaire pour ses contemporains hostiles un destructeur des valeurs anciennes, et provoquera une résistance des critiques à cette nouveauté « démarche aventureuse » écrit Henri Ghéon dans « La nouvelle revue française ».
J’ajoute que cette année 1913, fût extrêmement importante, dans tous les domaines artistiques en France (poésie, peinture, danse classique…) à la veille de la déclaration de guerre de 1914. Nous y reviendrons dans le futur avec « Stèles » de Victor Ségalen.
Joëlle Gardes rappelle que lors de sa période de formation, (1997-1999), Apollinaire avait le goût des dictionnaires, comme Saint-John Perse, qu’il lisait le crayon en main, qu’il aimait la musique et chantait en écrivant, il a la passion du mot, moins l’obscurité du mot que son étrangeté. (elle cite aséité, isotherme, prognathe, hématidrose, (la rosée, la sueur de sang), les intercis, les emprunts à l’ancien français : forlignier, orer, les mythes anciens : Amphion, le Phénix, les tyndarides , les mots inventés : la sphyngerie)... Il joue avec les mots, le jeu de mots, rappelle Joëlle Gardes, n’est pas nécessairement une double entente, un mot en appelle un autre.
Durant son séjour en Allemagne, la sensibilité du poète s’avive, peu à peu se crée sa manière nouvelle et définitive qui correspond à la répudiation du symbolisme et au renouvellement esthétique » dit-il. Il élabore une poétique qui sera sienne pour toujours.
Sa poésie élégiaque se compose de plusieurs cycles dont Joëlle Gardes choisit quelques poèmes.
Le cycle rhénan (août 1901 à août 1902). Quelques pièces brèves comme « Automne malade » en vers libres, centrée sur le présent, que l’œil voit ou que l’oreille entend, parfois sur une première personne « je » qui unit une personne peu agissante ou regardante et le locuteur (disant l’œuvre) :
« Et que j’aime ô saison, que j’aime tes rumeurs »
Se dégage alors une impression de correspondance entre la Nature et l’homme. L’automne, le passage, la mort de l’amour, la mort par amour, saison favorite parce qu’elle symbolise l’écoulement perpétuel qui caractérise la Vie. Ces poèmes semblent retrouver par delà le symbolisme finissant, les aspects baudelairiens et verlainiens. Pour « Colchiques », Joëlle Gardes signale que la composition du poème, les vers peuvent être regroupés en un sonnet : deux quatrains et deux tercets.
L’univers poétique est suggéré par tous les éléments métaphoriques, les images poétiques et donc l’introduction des « Correspondances », chères à Baudelaire, rappelle –t- elle encore.
Dans « Mai », le regard du poète se pose encore sur les formes automnales, sur l’eau fuyante, sur le mouvement du fleuve, la Vie, qui emporte la barque et oblige le poète à tourner son regard en arrière pour fixer les objets et son passé, (grâce à un embrayeur « shifter » : « or » au début de la seconde strophe qui emmène le regard vers l’arrière, moyen pour passer de la prose au langage poétique proprement dit.)
La poésie n’est pas dans l’objet mais dans le regard qui le contemple, insiste-t-elle. Le paysage en s’éloignant se fige dans l’espace mais aussi dans le temps. Le printemps devient l’automne symbolisé par les flétrissures de la dernière strophe qui évoque l’ombre de la femme aimée, perdue à jamais. Cette fixation du passé (deuxième strophe) par le regard détourné se retrouve souvent. Le thème du «cortège en marche évoque de mélancoliques errances qui semblent n’avoir d’autre loi que celle de descendre chez les Morts par un chemin plus lent encore qu’inéluctable » (Philippe Renaud ).
Joëlle Gardes relève dans ce poème la juxtaposition de strophes, de vers de longueur variée (un quintil) qui va devenir un élément systématique de l’écriture d’Apollinaire ainsi que la suppression de la ponctuation dans « Alcools », comme le fait Mallarmé.
J’ajoute que notre poète s’explique sur cette suppression en Juillet 1913 dans une lettre à Henri Martineau : « Pour ce qui concerne la ponctuation, je ne l’ai supprimée que parce qu’elle m’a paru inutile et elle l’est en effet, le rythme même et la coupe des vers, voilà la véritable ponctuation et il n’en est point besoin d’une autre ».
Selon Michel Décaudin, (dossier Alcools), Apollinaire avec sa « révolution poétique dénonce les valeurs établies », « l’Amour, la Foi, l’existence, » en deuxième lieu « il s’inspire de l’imaginaire de la Révolution française », par ses emprunts au lexique de la Terreur : « les têtes coupées qui m’acclament et les astres qui ont saigné ne sont que des têtes de femmes », » il vit décapité sa tête est le soleil » « et la lune son cou tranché, » (Le brasier).
Dans « Zone , Apollinaire avec le sang de la décapitation semble signer la mort du christianisme, dans les derniers vers : « ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu Adieu Soleil coup coupé ». « Coup coupé » qui est aussi le nom d’un oiseau, nous dit Joëlle Gardes.
Elle insiste avec Michel Décaudin sur la lassitude que manifeste Apollinaire pour le passé. Il veut détruire pour renouveler et établir un monde radicalement nouveau par la puissance poétique de son écriture.
A son retour d’Allemagne, Apollinaire poursuit - avec les recherches de Salmon et des peintres , - une esthétique nouvelle, une prise de possession du monde par le lyrisme : « un lyrisme neuf et humaniste à la fois » . Joëlle Gardes insiste : « l’art au service des décadents ». Le poète est au service de l’humanité, donc traces du Romantisme. Dans le Parnasse, existe le culte de la forme, pour Apollinaire, c’est le culte des formes. Du courant symboliste reste l’idée de l’Histoire. A partir de Schopenhauer, survient la Crise des valeurs symbolistes : « l’idée » au sommet des Connaissances en tout art : architecture, peinture. Apollinaire selon, Claude Debon, cité par Joëlle Gardes, doit la musique de ses poèmes à Nietzsche. De la guerre sortira un homme nouveau : Hermès trismégiste (trois fois très grand) auquel on rattache l’hermétisme et Apollinaire situé au carrefour.
Le cycle Annie Playden(1903-1905) L’ adieu au symbolisme
En 1903, puis 1904, il se rend à Londres pour revoir Annie Pleyden qui, effrayée de sa violence, de sa jalousie, le repousse et s’enfuit définitivement pour l’Amérique : « Mon bateau partira demain pour l’Amérique et je ne reviendrai jamais » (L’émigrant de Landor Road ).
Ce poème ainsi que « La chanson du mal-aimé » : « un soir de demi-brume à Londres, Un voyou qui ressemblait à mon amour, vint à ma rencontre… » réveille le souvenir de son amour passé, caractérise l’intensification et la dramatisation de tous les sentiments.
Peu de poèmes composent ce cycle que l’on peut appeler poèmes de la rupture, malgré une incertitude sur la date de leur composition. Apollinaire ne chante plus l’amour heureux, il est las du passé.
Je retiens le poème « Palais, » inspiration lyrique d’un désir du poète, Rosemonde l’amante idéale, personnage de rêve : début sur un mode féerique, puis poursuite sous une forme satirique « soirées de ripailles », rôtis de pensées-mortes », « souvenirs faisandés » pour se terminer, sur « la satire du symbolisme et de l’Ecole symboliste » avec un ton burlesque confirmé. Querelles d’écoles, réflexion sur l’art poétique même, « le poète semble se donner en pâture à un public qui le rejette et nous fait penser au pélican du romantique Musset. »
Le cycle de Marie (1907). Picasso lui présente Marie Laurencin, commence une liaison passionnée, orageuse de cinq années. Marie lassée de la violence, de la désinvolture du poète, s’éloigne elle aussi comme Annie et va provoquer chez lui la même réaction et l’amener à remettre en question sa raison d’être dans un monde qui le rejette là encore.
A l’automne 1912, alors que son recueil « Alcools » est terminé, Apollinaire ajoute « Zone » en début de l’ouvrage ce qui indique l’importance qu’il donne à ce poème circulaire s’étendant sur vingt quatre heures d’une marche du poète dans Paris, réfléchissant à sa vie, au passé…
Joëlle Gardes insiste une nouvelle fois sur la composition en longs vers libres ou courts de longueur inégale ou encore en alexandrins. S’y trouve une juxtaposition de temps ; le poète marchant au présent dans Paris et certains temps passés pour les souvenirs rapportés, ce qui a pour effet une ambiguïté à la lecture, car le même temps grammatical sert à deux moments différenciés du temps vécu, revécu comme s’il était actuel.
A souligner la modernité de « Zone » où il remet en question le sens de sa vie, aveu de fin d’amour :
« Maintenant tu marches tout seul dans Paris parmi la foule »…
« Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées »,
ce sont « les mêmes souvenirs déchirants » selon son propre aveu.
Poème de « fin d’amour » encore, « Le Pont Mirabeau, avec les thèmes du passage du temps, des souvenirs, des émotions incarnées par les images du fleuve, de la Seine, de l’eau courante :
« Le fleuve est pareil à ma peine, Il s’écoule et ne tarit pas ».
Vers une esthétique nouvelle (1907-1908) « L’art naît où il peut » !
Le « Brasier » utilise la thématique du Feu, prolifération du Je, toujours la forme juxtaposée des vers, des groupes de strophes constitue un poème s’écartant des arts poétiques antérieurs, demeurant lié au symbolisme de la mort et de la renaissance, par l’union des contraires, de l’eau et du Feu, mouvement alternatif d’un pôle à l’autre, une fusion d’éléments contraires dont le produit chimique résultant est l’alcool qui brûle et soulage. Marie Jeanne Durry, citée par Joëlle Gardes a écrit finement sur le poète et elle l’assimile « à un corps astral flamboyant ». Entre tradition et modernité, le poète ne renonce pas mais il s’ouvre à la modernité : frontières poreuses entre réel et imaginaire. Le motif n’est plus reproduit, mais représenté, au-delà des apparences.
En conclusion, Joëlle Gardes s’attarde sur l’image du poète prophète trépané qui voit plus loin que la mort dans « La Jolie Rousse », (Jacqueline Kolb qu’il a épousée en 1918, alors qu’il va mourir de la grippe espagnole quelques mois après). Elle précise que c’est une poésie élégiaque à dimension orphique et philosophique, la promesse d’un avenir heureux, qu’il ne survivra que très peu de temps !
Elle insiste beaucoup sur la réconciliation de Merlin, fils de la Mémoire, entre symbolisme et futurisme et rappelle que dans la Préface du drame «Les Mamelles de Tirésias (Juin 1917), Apollinaire invente le mot « surréalités », qui sera repris par A.Breton et son mouvement surréaliste.
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