UN HOMME CONTRE…
Biographie :
Victor Gelu est né dans une famille de fourniers (boulangers) marseillais. Il a reçu une solide éducation classique. La mort de son père en 1820 l’oblige à arrêter ses études et à travailler. Il a du mal à réussir dans les nombreux métiers qu’il exerce, mais la chanson va le rendre célèbre. A partir de 1838, il chante dans des salles, des banquets, des réunions…jamais sur une scène, jamais pour de l’argent.
Son œuvre :
- Chansons provençales : Recueil de ses chansons écrites en provençal maritime, publié en 1856 à la demande de ses amis. Tableau de la vie du petit peuple marseillais.
- Novè Grané : roman écrit en provençal, écrit en 1856, publié après sa mort. Il raconte le voyage d’un paysan de Vitrolles qui va à Paris pour visiter l’exposition universelle. Gelu y dénonce le capitalisme naissant, la corruption, l’exploitation des petites gens.
- Marseille au XX° siècle : écrit en français. Mémoires de Gelu.
Gelu vu par Frédéric Mistral au congrès d’Arles (1852)
« Au banquet, comme c’est l’usage depuis lors entre félibres, il se dit force vers et l’on chanta nombre de chansonnettes. Voici que tout à coup, d’un coin de la table, se dressa devant nous un homme pouvant avoir environ cinquante ans, un brun solide et aux larges épaules. Sans plus de façons, il quitta son paletot, déboutonna son poitrail, retroussa jusqu’au coude ses manches de chemise, et levant ses bras nus, ses deux bras athlétiques, pour imposer silence, il commença de chanter.
C’était Victor Gelu, le célèbre Gelu, que je voyais et entendais pour la première fois.
Il nous chanta « Fainéant et Gourmand »…mais avec une vigueur, une fougue, une furie impossibles à retracer ! Avec sa voix d’airain, éclatante parfois comme la foudre, avec sa mine fière, avec son geste rude, avec son naturel parfait d’homme du peuple, il fut beau, il fut superbe, et nous battîmes des mains à nous disloquer les poings.
Mais Gelu, qui était fin comme un Provençal peut l’être, comprenant aussitôt que la brutalité de son chant de voyou aurait bien pu laisser, à cet auditoire de poètes, l’impression d’un talent grossier, savez-vous ce qu’il fit ? Il remit son habit, demanda le silence pour un moment encore, et tirant de sa poche un feuillet de papier, il nous lut un morceau où il racontait, ému, un souvenir de son pauvre père, lorsqu’il allait à l’école apprendre à lire chez les Frères. Et, parlant de son père et des maîtres de son père, il nous fit tous pleurer.
Je n’ai vu Gelu que cette fois. Dans aucune de nos fêtes ni de nos réunions, si fréquentes pourtant depuis la fondation du Félibrige, nous n’avons plus rencontré le terrible chansonnier. De même que les lions, devenus vieux, vont vivre solitaires dans le fond du désert, ainsi le vieux poète qui, tout en maniant magistralement sa langue, avait désespéré de sa résurrection, en voyant après lui monter ces jeunes, ivres d’enthousiasme et d’espérances provençales, fit seul sa bande à part, et dédaigneux, muet, laissa courir la farandole. »
Frédéric Mistral - Préface de l’édition des œuvres de Victor Gelu – 1886
La langue de Gelu
Gelu s’exprime en provençal maritime, la langue parlée à son époque par tous les Marseillais, riches ou pauvres. Mais les élites locales s’expriment de plus en plus en français, langue de Paris, du pouvoir, de la finance, de la modernité. Comme Mistral, Gelu pense que le provençal est voué à disparaître, et il s’applique à lui garder toute sa force et sa verdeur. Et puisqu’il fait parler le petit peuple, il ne refuse aucune vulgarité.
Il s’oppose à toute normalisation de l’orthographe, et écrit le provençal comme il se prononce, mais avec une orthographe française, ce qui donne des résultats parfois étranges. Pour le rendre lisible, toutes les éditions modernes de son œuvre le transcrivent en graphie mistralienne ou classique.
Gelu et le félibrige
Gelu a toujours refusé de participer au félibrige.
Il qualifie les félibres de « geais grotesques faisant impudemment la roue avec les plumes qu’ils ont volées à Jasmin d’Agen », de « ciseleurs de diminutifs »…
« Je ne suis ni charlatan, ni papegai, ni sacristain, ni tortueux, ni souple-échine, ni rimeur de fadaises : je ne suis point félibre ».
Les félibres quant à eux sont choqués par sa verve tonitruante et sa vulgarité, mais reconnaissent son talent. Et ce sont les félibres qui publieront enfin ses œuvres en 1886, avec une préface très élogieuse de Mistral. Un an après sa mort…
« Mais cette réserve à l’égard des félibres,.., ne nous empêchera pas de saluer en lui un mâle de la race, un poète populaire, véritablement populaire, qui a su resserrer en chansons, en vers concis, l’antique gronderie, la brutalité sauvage, les emportements fous, les misères, les plaintes, les rancunes, les menaces farouches, les âpres appétits, les transports brusques de cette foule ardente, vigoureuse, fanfaronne, qui travaille ou qui flâne, qui rit ou qui maugrée, qui braille et gesticule sur les ports de Marseille.
La civilisation et son niveau fatal, la centralisation et son badigeon banal, peuvent émasculer ce peuple, le déhâler, lui enlever sa physionomie ; ils peuvent, les exploiteurs de la politique bête, le réduire en troupeau, en grouillement sans nom, qui renie son Dieu, sa langue et sa Provence : quand tout sera terni, quand tout sera flétri et uniformisé, c’est dans l’ouvrage de Gelu que revivra la vie de la plèbe marseillaise, que revivra l’orgueil des vieux lurons de Rive-Neuve »
Frédéric Mistral – Préface de 1886
Marseille peint par Gelu
Marseille vit des bouleversements considérables : les grands travaux et les débuts de l’industrialisation capitaliste, l’influence grandissante de Paris provoquent la venue de nombreux travailleurs étrangers ou français. De 1820 à 1870, la ville passe de 110000 à 320000 habitants!
Le Marseille que peint Gelu, c’est la ville des pauvres, de ceux qui exercent de petits métiers : boulangers, cordonniers, crocheteurs (employés du port, ancêtres des dockers), pêcheurs, chapeliers, partisanes (vendeuses de légumes au marché), voituriers, laveurs de blé, emballeurs de morue…et même vendeurs de gifles (qui acceptent de se faire gifler contre quelques sous !). Les personnages de ses chansons sont tous issus de cette misère.
Leur vie précaire est menacée par le modernisme : le système métrique, les expropriations dues aux grands travaux, la suppression de l’octroi, l’arrivée du gaz, l’assainissement des rues, tout leur fait peur, parce que tout augmente leurs difficultés. On méprise leur langue, on détruit leur habitat, on supprime leurs plaisirs et leurs fêtes, ils sont soumis à des règlementations auxquelles ils ne comprennent rien. Toute l’œuvre de Gelu se fait l’écho du désarroi des petits devant ces mutations violentes.
Et la ville elle-même lui paraît défigurée : « Notre ville a pris une extension aussi rapide que démesurée sur tous les points de son territoire. C’est le progrès, dit-on – la frénésie du lucre, oui ; le progrès, non !...La vue de ces campagnes naguère si riantes, aujourd’hui éventrées par les vandales du brocantage immobilier pour faire place le plus souvent à des fondrières méphitiques, à des fabriques malsaines, à de sordides ruelles, à de misérables cabanons de voyous, m’a toujours serré le cœur.(…)
On a prétendu te faire belle et l’on t’a défigurée !...Et maintenant que les étrangers t’admirent, eux, puisqu’ils te trouvent remarquable sous ta peau neuve ! Quant à moi, tu n’es plus ma mère ! Je ne te reconnais plus sous ton masque et sous ton clinquant !... »
Victor Gelu - « Marseille au XIX° siècle »
Gelu et la corruption
« Pourvu que tu paies tes impôts sans te faire trop prier, et surtout tes marchandises rubis sur l’ongle ; pourvu que l’huissier ne connaisse pas ta signature qui se serait desséchée au bas du papier timbré d’une lettre de change, ni le numéro de ta maison pour l’avoir fréquentée, tu as ton brevet d’honnête homme. Tu peux diminuer le salaire de tes ouvriers alors qu’ils ont déjà de la peine à vivre ; tu peux dénier en justice leurs gages à tes valets ; châtrer les comptes de tes fournisseurs les plus pauvres et les plus raisonnables ; tu peux empoisonner ta clientèle si tu es marchand de comestibles et la voler sur le poids ; tu peux jouer le petit Grand-Turc avec tous les boutons de rose qui voudront gagner leur pain maudit dans tes fabriques ; tu peux sucer le sang des malheureux et te moquer de leur misère ; tu peux faire la morale aux tiens en public, comme si tu étais un petit Saint-Joseph ; puis, en secret, corrompre la chair humaine tant que tu en auras la fantaisie. Tu peux même, en plein soleil, aller te promener en ville avec à ton bras des gourgandines qui auront déjà servi de paillasse à onze régiments ! Tu peux fouis du groin dans le fumier jusqu’aux épaules : tu as ton brevet d’honnête homme. »
Victor Gelu - Nouvè Grané
Gelu et le colonialisme
« Voyez un peu si jamais des Bédouins ou des Kabyles s’émerveillent devant ces miracles de l’art et de l’industrie dont les civilisés se montrent si orgueilleux ! Non ; ces vaincus impassibles parcourent gravement les rues de ces grandes villes où leurs vainqueurs policés ont entassé tant de produits brillants, et ils laissent à peine tomber un regard dédaigneux sur cette foule d’objets qui éblouissent et fascinent l’Européen !...Et pourtant, sous le double rapport de l’entendement et de la perspicacité, qui oserait soutenir que la race arabe et la race kabyle ne sont pas au moins les égales de toutes les autres races humaines ?... »
Nouvè Grané – Préface de Victor Gelu
Gelu et la peine de mort
En 1823, à 17 ans, Gelu assiste à une exécution capitale à Marseille. Il en est horrifié.
« Le lendemain matin de cette lugubre journée, un chapelier de la halle Puget qui avait vu guillotiner Dagnan fit un affreux carnage dans sa maison avec un couteau de cuisine : il tua sa femme, sa belle-mère et sa belle-sœur. Preuve bien frappante du peu d’’impression que produit l’aspect du châtiment sur une nature dépravée, violente ou criminelle ! Argument formidable contre ce meurtre juridique, ce reste de barbarie, cette abomination légale qui a nom peine de mort ! »
Victor Gelu « Marseille au XX° siècle »
Quelques citations de Gelu
« Cu a fach la lei a fach l’engambi :
qui a fait la loi a fait l’embrouille
« Cu es pas feniant, cu es pas gromand
Qu’un tron de Dieu lo cure »
Qui n’est pas fainéant, qui n’est pas gourmand
Qu’un tonnerre de Dieu le creuse
Mon patron, le père Horace
Me dit : Martel, mon pauvre ami
Tu es un satané veinard
Du côté des belles filles
Et quand Mimi
Ou la Zoé
Viennent mendier un baiser
Toi, tu leur flanques des torgnoles !
Je fais l’amour à coups de poings.
…….
Moi qui vis toujours dans la fange,
En récurant les fonds d’égouts,
Ça m’irait bien de minauder
Comme un minet transi d’amour !
Ah ! Quel bourreau !
Toujours il pessugue, il énerve,
Il heurte, il force, il mord, il brise
Que voulez-vous, je suis minable !
Je fais l’amour à coups de poings !
…..
Je suis bastard comme mon père :
Qui m’aurait meublé la cervelle ?
Quand la faim a tué ma mère,
A douze ans, j’ai fait le porteur.
Pas de souliers,
Pas de chemise !
A sept ans, c’était les ordures,
A vingt, je pousse des brouettes.
Que voulez-vous ? Je suis minable !
Je fais l’amour à coups de poings !
Je suis grossier comme un pain d’orge ;
Je suis plus farouche qu’un loup ;
Mais si je griffe, si je mords,
Est-ce ma faute, après tout ?
Elles sont où
Les vraies leçons
Qui m’auraient raclé l’écorce ?
Qu’apprend-on au fond des égouts ?
Que voulez-vous ? Je suis minable,
Je fais l’amour à coups de poings.
D’après Victor Gelu (1806-1885) « Chansons provençales »
Adaptation Jean-Pierre Queyroy
Paulette Queyroy
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