Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel


Monique Bécour (4.10.2010)

Philippe Claudel nait le 2 Février 1962 à Dombasle-sur-Meuse (Meurthe et Moselle).
Il est agrégé de français et a consacré une thèse de doctorat à André Hardellet. Il est Maître de conférence à l’Université de Nancy où il enseigne à l’Institut Européen du Cinéma et de l’Audiovisuel. Il est écrivain, réalisateur, scénariste français, auteur de pièce de théâtre « Parle-moi d’amour ».
Ses œuvres littéraires paraissent en 1999 pour « Meuse, l’oubli » (Ed Balland).
« Les âmes grises » Prix Renaudot 2003, dont un film fut produit au cinéma, est le premier volet d’un triptyque qui essaie d’explorer une situation de guerre, juste à côté d’un village près du front.
En 2005, « La petite fille de Mr Linh » est un écrit sur les conséquences de la guerre, sur la perte et l’exil.
En 2007, « Le rapport de Brodeck – Prix Goncourt des Lycéens 2007- s’interroge sur la manière d’être après le chaos.
En Octobre 2010, sort « L’Enquête », voyage dans le genre littéraire, une fable qui va vers la fiction, roman psychédélique, absurde, à la Kafka ( Le Château) , l’abandon des Hommes par Dieu, sentiment de perdition des Hommes dans l’entreprise , entraînant une vague de suicide.(reprenant un problème d’entreprise actuel connu).
Le scénariste obtient le « César du Meilleur film » pour « Il y a longtemps que je t’aime » -(.1,6 millions d’entrée). Il tournait en 2010 un film dans le XVIème arrondissement parisien « Tous les soleils » avec Kristin Scott Thomas.
Dans son interview intégrale par Bernard Demonty en Octobre 2007, Philippe Claudel disait : «Avec « Le Rapport de Brodeck » j’ai le sentiment d’avoir fini quelque chose. J’ai le sentiment d’être allé assez loin sur des sentiers que je pressentais depuis des années, mais où je n’étais pas allé à la fois dans les thèmes mais aussi dans la construction, dans le rapport à l’écriture aussi, roman que j’ai écrit sur deux ou trois ans »…. Dans « Le rapport de Brodeck on est confronté au collectif. Qu’est-ce qu’une foule ? Qu’est-ce qu’une société ? Comment une société se regarde-t-elle ? Comment intègre-t-elle ou expulse-t-elle celui qui est différent ? Comment le sacrifie-t-elle ? Pourquoi ne supporte-t-elle pas qu’on la peigne ? Donc ce qui m’intéressait c’était de mettre en roman le groupe, la possibilité du groupe et lorsque le groupe devient inhumain, montrer comment il se conduit dans l’inhumanité, quelles en sont les transes. Il y a une expression militaire effroyable : les dommages collatéraux . C’est cela en fait un livre sur les dommages collatéraux de la guerre. »
Il dit encore que lorsqu’il écrivit ce roman, il commençait un chapitre sans savoir où il allait.
Brodëck est « le passeur d’histoires : celui qui sait dire mais surtout écrire, » retransmettre les faits de mémoire parce que c’est le seul du village où se passe l’action qui a été délégué en ville pour faire des études. Il a reçu de son vieil instituteur une vieille machine à écrire dont il sait se servir. Il a un petit travail d’agent forestier financé légèrement par une Administration de la Ville pour établir de brèves notices sur la flore, les saisons, le gibier, les renards trouvés morts sans raison « fils de maudits, signe de déchéance de l’humanité ». Il ne sait même pas si ces notices sont lues !
Il n’est ni avocat, ni policier. Il parle de sa propre écriture hachée, il va de l’avant, revient, saute le fil du temps comme une haie, de manière discursive car «il craint de perdre l’essentiel : Ecrire, soulage mon cœur et mon ventre »
Le pays est indéfini, près de la Hongrie puisque l’Université de S. est dans un palais magyar, quelques indices géographiques : Les Balkans, la rivière Staub, le plateau du Hanneck, la vallée de la Doura, la crête des Prinzhorni qui borde la combe. En 1567, l’Empereur de Prusse, d’Autriche-Hongrie a fait une halte dans le village alors qu’il se rendait en Carinthie (à l’ouest de l’Allemagne). Présentant ce livre j’ai effectué des recherches très fines sur les lieux géographiques dans l’Atlas détaillé, dans de grosses encyclopédies sans résultat. Des amis autrichiens parlant trois langues germaniques consultés sur le texte m’ont dit que le patois germanique (le Deeperschaft) est inventé, ni autrichien, ni alsacien, ni dialecte de l’Italie du Nord ! Brodeck et la vieille Fédorine qui l’a recueilli enfant près d’un village en feu, rescapé d’un pogrom peut être en Pologne, parlent sans doute le yiddish. Ils ont cheminé longtemps avant de se poser là.
Brodeck écrit l’histoire de petites gens, de villageois deux ans après la fin de la guerre de 1940.
Mais surtout il est le narrateur qui dès le début du livre annonce qu’il reviendra sur le rôle des couteaux. Dès cette amorce, le lecteur est à l’affût du drame caché, l’Ereignïes, il n’est arrivé à l’auberge que quelques minutes après le drame, requis par Fédorine pour acheter un peu de beurre.
Le récit est coupé, feed-backs, fondus enchaînés, reflet de Ph. Claudel scénariste, les envahisseurs jamais cités (nazis) arrivent dans le village, exigent la reddition des armes, demandent de dénoncer les étrangers (juifs) du village pour la purification : Aloïs Cathor, raccommodeur de faïence, a la tête tranchée sur un billot devant les villageois, exposée une semaine sur la place du village parce que les soldats ont trouvé chez lui « une vieille pétoire ».
Seuls sont livrés Simon Frippman et Brodeck, emmenés en déportation, sont épargnées Fédorine et Emelia, la jeune femme de Brodeck violée avec trois jeunes filles étrangères réfugiées, par la troupe dans une grange, sans qu’aucun villageois n’essaie ou ne puisse s’opposer.
Mais Brodeck n’a pas l’esprit de vengeance malgré qu’Emélia ait perdu la raison, qu’une petite fille Poupchette soit née du viol. Emélia est pour Brodeck « sa chance, son pardon, le rien de la salissure ».
Les remords de Brodeck sont très forts, multiples, remontent au voyage de déportation dans le train où avec son ami étudiant retrouvé, assoiffés ils s’emparent de la carafe d’eau d’une jeune mère endormie, bébé dans les bras, mais aussi car il n’a pu éviter le drame réservé à l’Anderer et à ses animaux. En camp de concentration, pour survivre, il est devenu dans la niche, le « chien Brodeck »
Mais qui est l’Anderer, l’Autre ? Sans nom Il est différent . Quelle importance, son nom ce n’est rien dit le Maire.
Petit homme, avec favoris et moustache, grosse tête ronde aux cheveux frisés , « habillé comme pour prendre place dans une vieille fable pleine de poussière et de mots perdus , des yeux pleins qui lui sortent du visage, yeux couleur d’étang, odeur de violette,.. à l’habit d’opérette, plein de chichis ».
Certains le nomment « De Murmelnër » le Murmurant ou « Mondlich », le lunaire qui parle d’une petite voix basse à l’oreille de Melle Julie la jument ou de Socrate, l’âne.
« C’est celui qui est arrivé de là bas, celui qui a l’air d’être de chez nous, tout en n’y étant pas !
Brodeck a deviné l’Eireignïes (la chose qui s’est passée ) avant qu’elle n’arrive, après des colportages entendus sur la place du marché. Le Maire du village Orschwir, reçoit Brodeck lui confie le rôle d’écrire le rapport sur la disparition de l’Anderer et alors qu’il veut voir le corps lui dit « Ne cherche pas ce qui n’existe pas ou n’existe plus » et l’emmène voir sa porcherie : « de vrais fauves, sans cœur, sans esprit, sans Mémoire, ils ne songent qu’à remplir leur ventre », dit-il, « avec un sourire énigmatique. Ils ne pensent pas et ne connaissent pas le remords » !
Brodeck est cerné par le voisin Goebbler qui l’épie alors qu’il tape son rapport à la machine et formule des menaces contre lui comme Orschwir, le maire, par le souvenir de son ancien instituteur Diodème mort depuis trois semaines lorsque commence la narration. Présent lors du drame à l’auberge, il ne s’y est pas opposé mais en a laissé le récit caché dans sa table de travail.
Brodeck va écrire le RAPPORT DEMANDE, mais en marge, en doublon, la relation de sa propre histoire car il reste toujours l’étranger dans le village.
Le curé Peiper, a perdu la Foi en Dieu et dans les Hommes. Ivrogne, il ironise sur la Consécration du Vin et la transsubstantiation, ponctue d’un éclat de rire son sacrilège.
« Dieu est parti pour toujours, plus d’espérance pour le curé », mais celui-ci tient les villageois en mains parce que les habitants ont peur de lui, de ce qu’il sait sur eux ; il les tient par les petites couilles ». Le curé Peiper porte un avis sur l’Anderer : « cet homme c’était comme un miroir : il renvoyait à chacun son image, le dernier envoyé de Dieu, avant qu’il ne ferme boutique et jette les clés. Moi, je suis l’égout, lui c’était le Miroir, les miroirs ne peuvent que se briser. »
Dans son interview, Philippe Claudel déclare « les miroirs ne sont que des miroirs pour nous regarder…Pour que chaque lecteur fasse un travail sur soi-même, vis-à-vis des autres, vis-à-vis du monde, pour justement qu’il y ait une sorte de dissipation de la noirceur. »
L’auteur nous dépeint une humanité sombre, roman des ténèbres, perfection et froideur. Les quelques touches d’amour et d’espoir à la fin du livre n’en sont que plus éblouissantes

Une Saison en Enfer d'Arthur Rimbaud


UNE SAISON EN ENFER   - Arthur Rimbaud (1854-1891)                                                                                                                                                                                                                                                                                Monique Bécour
Le 17 Octobre 2010, Doriane, enseignante, agrégée, doctorante à Aix, nous présente « Une saison en enfer ». Son travail de recherche actuelle porte sur le corpus « Rimbaud et la musique ».
Elle situe le texte dans les poésies conventionnelles et nous dit qu’il y a contemporanéité entre la rédaction d’ « Une saison en enfer » et « Les Illuminations »  dont  Todorov en 1970 a souligné l’importance  de  l’opacité.

Je rappelle un peu d’Histoire : à la fin du second Empire, la politique comprenait deux partis : la droite conservatrice de coloration bonapartiste dont le programme était : ordre, grandeur, religion et la gauche libérale qui préparait l’avènement de la République, le règne de la Science et la mort de Dieu.
Le 25 Avril 1871,  Rimbaud pour la deuxième fois arrive à Paris, venu en stop-charrette car trop démuni pour acheter un billet de train. Accueilli par les fédérés aux barrières, auxquels il raconte les bombardements de Charleville-Mézières ; ceux ci font une collecte pour recueillir 21 francs et 16 sous puis il est dirigé vers la caserne de Babylone. (Sèvres-Babylone actuel). Versailles préparait l’assaut final, il rencontre dans l’atelier d’André Gill (le « cabaret à Gill de Montmartre ») Jean Louis Forain avec lequel il vadrouille, gavroche, voyou  dans Paris avec Germain Nouveau et Verlaine (1844-1896)..
Rimbaud écrit son « Chant de guerre parisien » et sa « Constitution communiste » : rêve utopique, la monnaie supprimée, pouvoir central aboli, communes indépendantes et fédérées, le référendum est le fondement du pouvoir exécutif. Le contact avec la soldatesque débraillée le dégoûta, brisa son élan et sa foi révolutionnaire coula à pic. Trois poèmes en font foi : « Le cœur supplicié », « Le cœur du pitre » et « le cœur volé » trouvent leur origine, selon certains commentateurs  dans une tentative de viol que les Communards auraient fait subir à Rimbaud, rien n’est sûr, mais les mots « troupe », « poupiesque » n’excluent pas une polysémie de mots » : clé du poème clair-obscur.
Le grand drame social avait faire monter à la surface la lie des bas fonds. Les Versaillais prétendaient que c’est l’alcool qui a tué la Commune, survint  la sanglante répression versaillaise le 8 Mai 1871. Rimbaud aimait la Révolution mais non les révolutionnaires. Selon un critique «  La brève incursion dans Paris assiégé  ne valait pas l’étiquette de  «  Rimbaud, le communard » au sens strict, mais si l’on fait passer l’intention avant les faits, la légende est plus vraie que la réalité ».

Je précise encore que lorsque Rimbaud à la jeunesse anticléricale, très doué pour le latin-grec, écrit son  poème «  Le bateau Ivre », (Juillet 1871) poème épique c’est pour être adopté par l’Ecole Parnassienne qui plaçait l’Art incorruptible au-dessus de toutes les servitudes morales, politiques ou religieuses. Le poète méprisait le christianisme.  Théophile Gautier (1811-1872), ami de Nerval, (1808-1855), -   tous deux « Jeunes-France », lors de la bataille d’Hernani, donc  Théophile Gautier  méprisait le néant, Leconte de Lisle (1818-1894) le nirvana, Rimbaud ne prisait que les cosmogonies barbares.

 Doriane insiste sur le fait qu’il y a  paradoxe entre sa vie non conformiste, constante opposition à la Société même s’il fait partie du Parnasse contemporain, qu’il y a intrication entre biographie et écriture littéraire : vie de provocation dans les premiers poèmes de jeunesse, anti-bourgeois, très  adolescent.  Dans « A la musique » (Les cahiers de Douai- Juin 1870) se devinent en filigrane, les multiples fugues pour échapper à sa mère et à l’éducation étouffante. La mère élève seule dans une grosse ferme à gérer,  quatre enfants, père parti donc « femme forte ». Il ressent de la haine pour la civilisation chrétienne et industrielle. Sa vie de provocation est lisible dans ses premiers poèmes de jeunesse : « le bateau ivre », ses poèmes « Ma Bohême », « Le dormeur du Val » assez clairs sémantiquement, « Roman » : « on n’est pas sérieux quand on a 17 ans ». Suit une poésie objective, rejet radical du romantique  Théodore de Banville (1823-1891) qu’il moque et met à distance. (seconde génération des Parnassiens, transition entre Th.Gautier et les jeunes Parnassiens.)

L’athéisme de Rimbaud n’était pas le fruit de la Raison, comme chez les scientifiques par exemple, mais une répulsion épidermique, religion associée à autoritarisme dans la famille, au collège, dans le Palais présidentiel, dans l’Eglise de Dieu. Rimbaud évoluait vers l’intolérance et l’absolutisme.
Le Voyant : arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens : « Je » est un autre ». S’éveiller dans la peau d’un autre.
La fatalité a fait de moi un poète, Etre poète c’est être voyant, Pour être voyant il faut dérégler ses sens et se rendre hideux.
Jusqu’ici aucun poète n’a tenté l’expérience de la voyance intégrale » par tous les moyens, l’absinthe « quelque liqueur d’or qui fait suer » (l’alchimie du Verbe),  l’hallucination par la drogue : « j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots ».
Le voyant était très répandue à la fin du XIXème siècle. Mallarmé le dit de Th. Gautier, Th. Gautier le dit de Baudelaire , Nerval le dit de lui-même. Arthur Rimbaud le prend dans un sens biblique : celui qui voit au delà des choses de Dieu



Outre le dérèglement raisonné de tous les sens, l’ascèse de la Voyance c’est « l’encaquement, l’encrapulement volontaire ». Rimbaud veut se faire l’âme monstrueuse, « devenir le grand malade, le grand criminel, le grand maudit et le suprême Savant car il arrive à l’inconnu ! »
Victor Hugo dans « L’homme qui rit » : « J’ai éprouvé, j’ai vu, je suis un plongeur et je rapporte la perle : la Vérité ».
Aucun poète n’a encore été totalement : « Voyant »,  Baudelaire a failli l’être mais a vécu dans un milieu trop artiste, Paul Verlaine, « un vrai poète » et Albert Mérat sont les deux seuls voyants de l’Ecole Parnassienne contemporaine. Rimbaud a décidé d’être le premier voyant intégral, il sera le défricheur, « vrai chemin de croix », selon Verlaine car Rimbaud est prêt à endurer toutes les tortures qu’il savait nécessaires et inévitables.

Doriane insiste sur le fait que dès 1872, Rimbaud et Verlaine  travaillent dans le même sens  :  l’atténuation, la dislocation du vers,  le  déplacement de la césure pour créer quelque chose de l’ordre de la chanson, pour créer l’ effet produit «  assonantique » par vers cours, mètre court. Il veut explorer les ressources du vers,  notre intervenante prend comme exemples : » Chanson de la plus haute tour », « l’Eternité », sur modèle de la chanson donc pour ouvrir la voie vers le vers libre de la fin du siècle. Le sens s’obscurcit à l’extrême («La saison»,  «Au château»), très laconiques , difficiles à interpréter, insiste-t-elle.
En 1873, survient pour Rimbaud, le passage à la prose, après une longue errance avec Verlaine. A Bruxelles où survient le drame : Verlaine (la vierge folle) tire sur Rimbaud qui l’a menacé de le quitter et le blesse à la main.  « Une saison en enfer », c’est l’aventure de la langue polyphonique, très lyrique, (le je), dialogue d’une grande complexité, beaucoup de théâtralité  car les voix traversent la conscience individuelle reprenant les thèmes rimbaldiens, le désir d’évasion, le retour aux sources païennes antiques, la haine de l’Occident « mauvais sang », la haine de l’Histoire de France ou plutôt la mise en opposition,  le questionnement, la remise en question de la révolution, le vide absolu du sens,  l’entrée chez les enfants de Cham ce fils de Noé qui passe pour être aux origines de la race noire. Il avait projeté d’écrire « un livre nègre ». Ces pistes doivent permettre une double lecture.
Métapoésie : la forme donne le sens. Todorov parle de la dissolution du référent.
« La Saison en Enfer », » Délire II, avec  l’alchimie du Verbe », montrent Rimbaud comme fondateur de la poésie moderne, par sa prose aussi, la modalité des phrases, l’invective font penser à Céline.
Après 1876, Rimbaud suit sa voie de nomade, quitte le Continent, passe par Alexandrie, Chypre, l’Ethiopie (Harar et Aden) pour y faire commerce : café, coton, bimbeloterie, armes mais non trafic d’esclaves. Il finit sa vie en Champagne à la ferme Roche. Restent des zones d’ombres car Isabelle, sa sœur voulait répandre l’idée de la conversion d’Arthur après la mort du poète à 37 ans.
Victor  Segalen a fait effort pour faire tenir «  Rimbaud et l’aventurier » dans « Le double Rimbaud »  (Victor Segalen).
RIMBAUD ET LA MUSIQUE
 Il fût peu mis en  musique, un peu par Fauré et Debussy mais dans les années 1950, Gilbert Amy  disciple de Boulez qui a déjà mis en musique Mallarmé, produit une œuvre électro-acoustique, avec chœur, percussions, éléments préenregistrés sur bande acoustique (réf.IMM – 1980) qu’on peut trouver, nous dit Doriane,  en bibliothèque. Enregistrement  de  bruits blancs, de  percussions avec tambours africains en fond sonore, voix des comédiens, donc polyphonie vocale. S’arrête à « l’Alchimie du Verbe », point culminant du disque avec des voix soprano colorature accompagnées d’un piano bar, dont elle tempère l’effet par « une distance critique ».
« Les Illuminations » de Benjamin Britten en 1939 homo lui-même indique-t-elle,  puis un canevas et une reprise d’ Ernest Cabaner.
Existent une dizaine d’opéras écrits en 2004 – 2007 par Mathias Pinche, musicien et ingénieur audio contemporain.
 Léo Ferré : « une saison en enfer » proche de Patty Smith et de Rimbaud.





Alcools de Guillaume Apollinaire


                                         ALCOOLS   - Guillaume APOLLINAIRE  (1880-1918)                     
                                                                                                                                                                                                                                           Chronique  de  Monique Bécour


                                                                                                                                      
Le 16 Janvier 2011, Joëlle Gardes, professeur à La Sorbonne, nous présentait  « Alcools » de Guillaume Apollinaire. Bref rappel de sa vie : sa naissance à Rome, le 26 Août 1880, reconnu  seulement par sa mère, Angelica de Kostrowiszky  jeune polonaise,  le 2 Novembre 1880.  Père plus ou moins connu, Guillaume a un frère, et tous deux sont élevés par leur mère à Monaco. A 19 ans, épris d’abord de Mareye, « la très douce, l’étourdie, la charmante » « m’aimait-elle qui sait ? «  puis départ pour Paris avec son frère où ils mènent une vie médiocre, ses poèmes et ses contes sont refusés par plusieurs revues. Sa première grande déception amoureuse vient de  Linda, « la zézayante » rencontrée à Stavelot,  il part en Rhénanie,  en 1901, comme précepteur de français de la fille de la vicomtesse de Milhau et s’éprend de la jeune gouvernante anglaise Annie Pleyden : amour non couronné de succès car il l’effraie.

En  1901, trois poèmes de Wilhelm de Kostrowitsky paraissent dans « La Grande France », puis en 1902, avant son retour à Paris, paraît « L’hérésiarque », signé Guillaume Apollinaire dans « La Revue blanche ».

Les poèmes symbolistes (1899-1901). Il publie «L’enchanteur pourrissant »  de facture encore parnassienne, à cent exemplaires -  (mettant en scène Merlin, Viviane, Morgane,  repris au Moyen Age), « Merlin et la vielle femme », poèmes symbolistes avec des thèmes familiers depuis le Romantisme.

 En  1904, Apollinaire devient l’ami d’Alfred Jarry,  de Picasso,  de Max Jacob et Braque dont il admire l’esprit neuf. De la première revue, « Le festin d’Esope » d’André Salmon grâce à un mécène, va naitre « La revue immoraliste » qui deviendra très vite « Les Lettres Modernes ». Parallèlement,  Apollinaire devient critique d’art passionné.

« Alcools » titre retenu en 1912, recueil qu’il voulait, d’abord, appeler « Eau de vie », paraît le 20 Avril  1913,
 je précise, un mois après la parution des méditations du poète sur « Les peintres cubistes »,  puis le manifeste de « L’anti-tradition futuriste » qui fera d’Apollinaire pour ses contemporains hostiles un destructeur des valeurs anciennes, et provoquera une résistance des critiques à cette nouveauté « démarche aventureuse » écrit Henri Ghéon dans « La nouvelle revue française ».
J’ajoute que cette année 1913,  fût extrêmement importante, dans tous les domaines artistiques en France (poésie, peinture, danse classique…) à la veille de la déclaration de guerre de 1914. Nous y reviendrons dans le futur avec  « Stèles » de Victor Ségalen.

Joëlle Gardes  rappelle que lors de sa période de formation, (1997-1999),  Apollinaire avait le goût des dictionnaires, comme Saint-John Perse,  qu’il  lisait le crayon en main,  qu’il aimait la musique et chantait en écrivant,  il  a la  passion du mot, moins l’obscurité du mot que son étrangeté. (elle cite aséité, isotherme, prognathe, hématidrose, (la rosée, la sueur de sang), les intercis,  les emprunts à l’ancien  français : forlignier, orer, les  mythes anciens : Amphion, le Phénix,  les tyndarides , les mots inventés : la sphyngerie)... Il joue avec les mots, le jeu de mots, rappelle Joëlle Gardes, n’est pas nécessairement une double entente, un mot en appelle un autre.

Durant son séjour en Allemagne, la sensibilité du poète  s’avive, peu à peu  se crée sa manière nouvelle et définitive  qui correspond à la répudiation du symbolisme et au renouvellement esthétique  » dit-il.   Il  élabore une poétique  qui sera sienne pour toujours.

Sa poésie élégiaque  se compose de plusieurs cycles dont Joëlle Gardes choisit quelques poèmes.

Le cycle rhénan (août 1901 à août 1902). Quelques pièces brèves comme « Automne malade » en vers libres, centrée sur le présent, que l’œil voit ou que l’oreille entend, parfois sur une première personne « je »  qui unit une personne peu agissante ou regardante et le locuteur (disant l’œuvre) :
« Et que j’aime ô saison, que j’aime tes rumeurs »
Se dégage alors une impression de correspondance entre la Nature et l’homme. L’automne, le passage, la mort de l’amour, la mort par amour, saison favorite parce qu’elle symbolise l’écoulement perpétuel qui caractérise la Vie. Ces poèmes semblent retrouver par delà le symbolisme finissant, les aspects baudelairiens et verlainiens. Pour  « Colchiques », Joëlle Gardes signale que  la composition du poème, les vers peuvent être regroupés en un sonnet : deux quatrains et deux tercets.
L’univers poétique est suggéré par tous les éléments métaphoriques, les images poétiques et donc l’introduction  des « Correspondances », chères à Baudelaire,  rappelle –t- elle encore. 

Dans « Mai », le regard du poète se  pose encore  sur les formes automnales, sur l’eau fuyante, sur le mouvement du fleuve, la Vie, qui emporte la barque et oblige le poète à tourner son regard en arrière pour fixer les objets et son passé, (grâce à un embrayeur  « shifter » :  « or » au début de la seconde strophe qui emmène le regard vers l’arrière,  moyen pour passer de la prose au langage poétique proprement dit.)

La poésie n’est pas dans l’objet mais dans le regard qui le contemple, insiste-t-elle.  Le paysage en s’éloignant  se fige dans l’espace mais aussi dans le temps. Le printemps devient l’automne symbolisé par les flétrissures de la dernière strophe qui évoque l’ombre de la femme  aimée, perdue à jamais. Cette fixation du passé (deuxième strophe) par le regard détourné se retrouve souvent. Le thème du «cortège en marche évoque de mélancoliques errances qui semblent n’avoir d’autre loi que celle de descendre chez les Morts par un chemin plus lent encore qu’inéluctable »  (Philippe Renaud ).

 Joëlle Gardes  relève dans ce poème la juxtaposition de strophes, de vers de longueur variée (un quintil) qui va devenir un élément  systématique de l’écriture d’Apollinaire ainsi que la suppression de la ponctuation dans « Alcools », comme le fait Mallarmé.
J’ajoute que notre poète s’explique sur cette suppression en Juillet 1913 dans une lettre à  Henri Martineau : « Pour ce qui concerne la ponctuation, je ne l’ai supprimée que parce qu’elle m’a paru inutile et elle l’est en effet, le rythme même et la coupe des vers, voilà la véritable ponctuation et il n’en est point besoin d’une autre ».

Selon Michel Décaudin, (dossier Alcools), Apollinaire avec sa « révolution poétique dénonce les valeurs établies », « l’Amour, la Foi, l’existence, » en deuxième lieu «  il s’inspire de l’imaginaire de la Révolution française », par ses emprunts au lexique de la Terreur : « les têtes coupées qui m’acclament et les astres qui ont saigné ne sont que des têtes de femmes », » il vit décapité sa tête est le soleil » «  et la lune son cou tranché, » (Le brasier).
 Dans « Zone ,  Apollinaire avec le sang de la décapitation semble signer la mort du christianisme, dans les derniers vers  : « ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances   Adieu Adieu  Soleil coup coupé ». « Coup coupé » qui est aussi le nom d’un oiseau, nous dit Joëlle Gardes.
Elle insiste avec Michel Décaudin sur la lassitude que manifeste Apollinaire pour le passé. Il veut détruire pour renouveler et établir un monde radicalement nouveau par la puissance poétique de son écriture.
A son retour d’Allemagne, Apollinaire poursuit -  avec les recherches de Salmon et des peintres , -  une esthétique nouvelle, une prise de possession du monde par le lyrisme : « un lyrisme neuf et humaniste à la fois » . Joëlle Gardes insiste : « l’art au service des décadents ». Le poète est au service de l’humanité, donc traces du Romantisme. Dans le Parnasse, existe le culte de la forme, pour Apollinaire, c’est le culte des formes.  Du courant symboliste reste l’idée de l’Histoire. A partir de Schopenhauer,  survient la Crise des valeurs symbolistes : « l’idée » au sommet des Connaissances en tout  art : architecture, peinture. Apollinaire  selon,  Claude Debon, cité par Joëlle Gardes,  doit la musique  de ses poèmes à Nietzsche. De la guerre sortira un homme nouveau : Hermès trismégiste (trois fois très grand)   auquel on rattache l’hermétisme et Apollinaire situé au carrefour.

Le cycle Annie Playden(1903-1905) L’ adieu au symbolisme
En 1903, puis 1904, il se rend à Londres pour revoir Annie Pleyden qui, effrayée de sa violence, de sa jalousie,  le repousse et s’enfuit définitivement pour l’Amérique :   « Mon bateau partira demain pour l’Amérique et je ne reviendrai jamais » (L’émigrant  de Landor  Road ).
Ce poème ainsi que « La  chanson  du mal-aimé » : « un soir de demi-brume à Londres, Un voyou qui ressemblait à mon amour, vint à ma rencontre… » réveille le souvenir de son amour passé,  caractérise l’intensification et la dramatisation de tous les sentiments. 
Peu de poèmes composent ce cycle que l’on peut appeler poèmes de la rupture, malgré une incertitude sur la date de leur composition. Apollinaire ne chante plus l’amour heureux, il est las du passé.
Je retiens le poème  « Palais, » inspiration lyrique d’un désir du poète,  Rosemonde  l’amante idéale, personnage de rêve : début sur un mode féerique, puis  poursuite sous une forme satirique « soirées de ripailles », rôtis de pensées-mortes », « souvenirs faisandés » pour se terminer,  sur «  la satire du symbolisme  et de l’Ecole symboliste » avec un ton  burlesque confirmé. Querelles d’écoles, réflexion sur l’art poétique même, «  le poète semble  se donner  en pâture à un public qui le rejette et  nous fait penser au pélican du romantique Musset. »

Le cycle de Marie (1907).   Picasso lui présente Marie Laurencin, commence une liaison passionnée,  orageuse de cinq années. Marie lassée de la violence, de la désinvolture du poète, s’éloigne elle aussi comme Annie et va provoquer chez lui la même réaction et l’amener à remettre en question sa raison d’être dans un monde qui le rejette là encore.
A l’automne 1912, alors que son recueil « Alcools » est terminé, Apollinaire ajoute « Zone » en début de l’ouvrage ce qui indique l’importance qu’il donne à ce poème circulaire s’étendant sur vingt quatre heures d’une marche du poète dans Paris, réfléchissant à sa vie, au passé…                                        
Joëlle Gardes insiste une nouvelle fois sur la composition en longs vers libres ou courts de longueur inégale ou encore en alexandrins. S’y trouve une juxtaposition de temps ; le poète marchant au présent dans Paris et certains temps passés pour les souvenirs rapportés,  ce  qui a pour effet une ambiguïté à la lecture, car le même temps grammatical sert à deux moments différenciés du temps vécu, revécu comme s’il était actuel.
 A souligner la modernité de « Zone » où il remet en question le sens de sa vie,  aveu de fin d’amour :

« Maintenant  tu marches tout seul dans Paris parmi la foule »…
« Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées »,

 ce sont « les mêmes souvenirs déchirants » selon son propre aveu.

 Poème  de « fin d’amour » encore,  «  Le Pont Mirabeau,  avec les thèmes du passage du temps, des souvenirs, des émotions incarnées par les images du fleuve, de la Seine, de l’eau courante :
 « Le fleuve est pareil à ma peine, Il s’écoule et ne tarit pas ».

Vers une esthétique nouvelle (1907-1908) « L’art naît où il peut » !
 Le « Brasier » utilise la thématique du Feu, prolifération du Je, toujours  la forme juxtaposée des vers, des groupes de strophes constitue un poème s’écartant des arts poétiques antérieurs, demeurant lié au symbolisme  de  la mort et de la  renaissance, par l’union des contraires,  de l’eau et du Feu, mouvement alternatif d’un pôle à l’autre, une fusion d’éléments contraires dont le produit  chimique résultant est l’alcool qui brûle et soulage. Marie Jeanne Durry, citée par Joëlle Gardes a écrit finement sur le poète et elle l’assimile « à un corps astral flamboyant ». Entre tradition et modernité, le poète ne renonce pas mais il s’ouvre à la modernité : frontières poreuses entre réel et imaginaire. Le motif n’est plus reproduit, mais représenté, au-delà des apparences.
En conclusion, Joëlle Gardes s’attarde sur l’image du poète prophète  trépané qui voit plus loin que la mort dans « La Jolie Rousse », (Jacqueline Kolb qu’il a épousée en 1918, alors qu’il va mourir de la grippe espagnole quelques mois après). Elle précise que c’est une poésie élégiaque à dimension orphique et philosophique, la promesse d’un avenir heureux,  qu’il ne survivra  que très peu de temps !
Elle insiste beaucoup sur la réconciliation de Merlin, fils de la Mémoire, entre symbolisme et futurisme et rappelle que dans  la Préface du drame  «Les Mamelles de Tirésias (Juin 1917),  Apollinaire invente le mot « surréalités », qui sera repris par A.Breton et son mouvement surréaliste.