L’œuvre de Jack LONDON



L’œuvre de Jack LONDON

L’œuvre de Jack London, c’est une cinquantaine de bouquins écrits en une vingtaine d’années. Tout n’a pas été traduit en français où l’on dispose cependant de 43 ou 44 titres.
Elle est constituée pour l’essentiel de quelques 200 nouvelles et de 21 romans, mais ne se réduit pas à cela. On y trouve aussi des essais, quatre pièces de théâtre, une comédie musicale, des conférences exaltées sur le socialisme, un recueil de textes politiques titré en toute simplicité « la guerre des classes », des reportages (il s’est immergé pendant plusieurs semaines dans les bas-fonds de Londres, ce qui donnera « Le peuple de l’abîme », il a été correspondant de guerre : guerre russo-japonaise et guerre du Mexique) et enfin une abondante correspondance.
Chez nous la publication de l’œuvre de Jack London a subi quelques vicissitudes. D’abord en France la nouvelle est considérée comme un genre mineur et les récits d’aventures sont carrément méprisés, de sorte que tout naturellement le comité de lecture chargé d’évaluer cette œuvre décréta que c’était de la   littérature pour adolescent. C’est ainsi que l’œuvre de Jack London s’est trouvée longtemps confinée à la Bibliothèque Verte.
Plus tard, lorsque le fait que Jack London avait milité à gauche a été reconnu, Francis Lacassin, grâce lui soit rendue, s’est employé, dans les années 70, à republié correctement dans la collection 10-18 les anciennes traductions de Louis Postif, ce qui permit à une partie de l’intelligentsia française de se régaler sans remords de récits d’aventures.
Le temps passant, on dispose maintenant de nouvelles traductions plus satisfaisantes, notamment dans la Pléiade.
En m’intéressant à sa vie, il m’avait semblé que pour Jack London l’écriture était en premier lieu le moyen de s’enrichir, de s’élever socialement, de se faire un nom. Qu’il était de ce fait en permanence à la recherche d’un lectorat, et donc attentif à ce qui séduisait le public afin de s’emparer des thèmes qui avaient du succès, mais je n’aurais pas osé le dire si Jack London lui-même ne l’avait pas déclaré : « l’époque est vouée au commerce, et la valeur dominante du moment est la réussite financière. Il est donc normal de voir un patron de presse publier ce que ses lecteurs veulent lire »
Et voici le conseil qu’il donne aux écrivains débutants : « commencez par vous faire un nom en publiant ce qui se vend, le travail et la compétence finiront par payer ; mais si vous voulez manger à votre faim, oubliez que vous avez du génie ».
Et c’est sans doute en s‘appliquant à lui-même ce conseil que l’on trouve sous sa plume :
Des récits de science-fiction ; « Le dieu rouge »
Des nouvelles de fantômes ; « La mort qui tue ».
Des textes relatifs à la préhistoire ; « Avant Adam ».




Les Enfants du Froid
En guise de préambule, je peux essayer de dire pourquoi j’ai choisi ce recueil de 10 nouvelles plutôt qu’un roman. C’est d’abord sans doute par ce que j’ai une prédilection pour cette forme littéraire, mais c’est aussi parce que très sincèrement je crois Jack London meilleur novelliste que romancier. Et j’ai eu la satisfaction de voir ce choix légitimé par deux fois. Ma femme m’ayant procuré les deux volumes que la Pléiade a consacré à notre auteur, j’ai trouvé sous la plume de Philippe Javirski, qui a dirigé cette publication, la formule lapidaire que voici : « Jack London excelle dans la nouvelle ». Dans le même temps en fouinant à la librairie « L’Odeur de temps » j’ai eu la chance de trouver une petite plaquette qui recelait trois nouvelles de London que je méconnaissais.
En m’y plongeant j’ai rencontré une note qui m’a appris que Borgès avait dirigé une collection (baptisée bien sûr La Bibliothèque de Babel ») et que pour représenter Jack London dans cette collection, ce n’est pas un roman qu’il avait choisi mais cinq nouvelles dont une « La loi de la vie » figure dans « Les Enfants du froid ».
Dans une lettre de Jack London à son éditeur, on apprend qu’il souhaite pour « Les Enfants de froid » dire les choses par les yeux des Indiens. Pour moi ce ne peut être qu’un vœu pieux mais me suggère deux réflexions.
-Pour la première : c’est qu’il fait la même chose qu’avec « Croc -Blanc » où là il s’installe dans la tête du louveteau.
« Quand il comprit que le ptarmigan tentait de l’entraîner vers le buisson, il lutta de toutes ses forces pour rester en terrain découvert. Rien de ce qu’il avait vécu auparavant ne l’avait préparé à cette expérience, mais des générations et des générations de loups se battaient avec lui, lui communiquaient leur savoir, dirigeaient ses coups, armaient ses crocs et ses griffes. Confusément au plus profond de son cerveau il sentait que son existence prenait un sens, que tout devenait clair, qu’il était en train de faire ce pour quoi il était né, ce qu’il poursuivrait inlassablement jusqu’à la fin de sa vie »
En adoptant cette position Jack London fait de « Croc-Blanc » une fable, mais c’est une fable qui a enchanté des générations d’adolescents.

-Pour la seconde, c’est que pour voir les choses comme les Indiens les voient, Jack London prend une figure d’ethnologue, et je crois que cette attitude influe sur son écriture qui dans cet ouvrage est plus sobre qu’à l’ordinaire ; il réprime son goût pour les belles phrases, les propos facétieux, les tendres soupirs de la romance.
Je ne veux pas que vous preniez ce que je vous dis pour argent comptant et il m’est facile d’éclairer mon propos en l’illustrant.
Pour les belles phrases :
Jack London était conscient du caractère volontiers profus de son style : il dit dans une lettre : « peut-être apprendrai-je un jour le style lapidaire ».
Pour préciser ce que j’entends par « style profus » : voici quelques lignes extraites du « Loup des mers » :
« Je me balançais dans l’espace infini, selon un rythme ample et régulier. Autour de moi scintillait une myriade de points étincelants : étoiles, soleils, comètes fugitives ; mes compagnons de route dans cette fuite au sein des astres ».
Voici maintenant deux fragments mis en parallèle où Jack London peint le même sujet : les solitudes glacées du grand nord ; le premier est constitué des premières lignes de la première nouvelle des « Enfants du froid », le second est le début de « Croc-Blanc »
« Dans les forêts du Nord » (première nouvelle des « Enfants du froid, »
« Après une marche exténuante en plein cœur des solitudes, une fois dépassés les derniers bois rabougris et les dernières broussailles, on pourrait croire que le nord dans sa ladrerie a renié la terre, si on ne découvrait tout à coup d’immenses horizons de forêts et de terres souriantes.
Ce bout du monde commence à peine à être connu ; de temps à autres des explorateurs y sont allés, mais jamais ils ne sont revenus raconter ce qu’ils y avaient vu.
Ce sont les Solitudes- oui les Solitudes : les mauvaises terres de l’Arctique, les déserts du cercle, le pays morne et rude du bœuf musqué et du loup efflanqué des plaines ».
« Croc Blanc »   Chapitre premier : La piste de la nourriture
« Une haute forêt de sapins sombre et oppressante, disputait son lit au fleuve gelé. Dépouillé de leur linceul de neige par une récente tempête, les arbres se pressaient les uns contre les autres, noirs et menaçants, dans la lumière blafarde du crépuscule.  Le silence était total. Le paysage morne et désolé qui s’étendait jusqu’à l’horizon était au-delà de la tristesse humaine. Mais du fond de son effrayante solitude montait un grand rire silencieux plus terrifiant que le désespoir- le rire tragique du Sphinx, le rictus glacial de l’hiver, la joie mauvaise, féroce, d’une puissance sans limite. Là, l’éternité, dans son immense et insaisissable sagesse se moquait de la vie et de ses vains efforts. Là s’étendait le Wild, le Wild sauvage, gelé jusqu’aux entrailles, des terres du grand nord »

Pour le ton facétieux
Voici un fragment pris au début de « Bellew la fumée ». Il s’agit d’un dialogue entre « l’oncle » John Bellew et son neveu Christopher Bellew dit Kit.
Christopher issu d’une famille aisée ne s’est  guère donné la peine que de naître. Il a dix huit ans et s’occupe de journalisme. Dans cette scène, s’étant rendu à son club il y rencontre son oncle dans un coin de la bibliothèque.
Salut ! cher oncle paternel, dit-il en se renversant dans un fauteuil de cuir et en étendant les jambes. Voulez-vous me tenir compagnie ?
Il commanda un cocktail mais l’oncle s’en tint au petit vin de Californie qu’il buvait toujours. Il regarda d’un air de désapprobation irritée d’abord le cocktail, puis la figure de son neveu. Kit sentit qu’il était menacé d’un sermon.
Je n’ai qu’une minute à moi, fit-il précipitamment. Il faut que je courre voir l’exposition de Keith chez Ellery et que j’écrive là-dessus une demi-colonne.
De quoi souffres-tu ? demanda l’autre. Tu es pâle. Ta as l’air à bout.
Kit répondit par un gémissement.
J’aurais le plaisir de t’enterrer, je prévois cela. Kit hocha tristement la tête.
Non merci pas les vers !  Pour moi ce sera l’incinération.
John Bellew descendait de la vieille souche endurcie et endurante qui avait traversé les plaines en chariots à bœufs au milieu du siècle dernier, et cette dureté était encore renforcée chez lui par celle d’une enfance passée à la conquête d’une terre neuve.
Tu ne vis pas comme il faut, Christopher. J’ai honte de toi.
Sentier semé de primevères, hein ! gloussa Kit.
 Le vieil homme haussa les épaules.
Ne secoue pas vers moi tes tresses sanglantes, digne vieil oncle. Je voudrais bien que ce soit le sentier plein de primevères. Mais il est barré pour moi, je n’ai pas le temps de m’occuper de la bagatelle.
Alors que diable…
C’est le surmenage.
John Bellew éclata d’un rire âpre et sceptique. Je vous jure ! Nouvel éclat de rire.
Les hommes sont le produit de leur environnement, proclama Christopher en montrant le verre de l’autre. Votre hilarité est trop claire et trop amère comme votre boisson.
Le surmenage ! reprit l’oncle d’un ton sarcastique. Tu n’as jamais gagné un cent de ta vie.
Je vous parie que si, seulement je ne l’ai jamais touché. En ce moment même je gagne 500 dollars par semaine, et je fais le travail de 4 hommes.
Quoi par exemple ? Des tableaux qui ne se vendent pas ? ou … hem ! Des travaux de fantaisies ? Sais-tu seulement nager ?
J’ai su autrefois.
Ou monter à cheval ?
J’ai risqué cette aventure.
L’oncle renifla de dégoût.
- Je suis heureux que ton père n’ait pas vécu assez longtemps pour te contempler dans toute la gloire de ton déshonneur. Lui, c’était un homme des pieds à la tête. Comprends-tu ? Un Homme ! et je crois qu’il aurait su te faire passer le goût de toutes ces idioties musicales et artistiques.
-  Ô temps, ô meurs de décadence ! soupira Christopher.
- Je pourrais comprendre, je pourrais tolérer cela continua l’oncle avec violence, si seulement tu réussissais là-dedans. Mais tu en es incapable, tu n’as jamais gagné un cent de ta vie ni fait un travail d’homme. A quoi es-tu bon sur cette terre finalement ? Tu as reçu une bonne éducation. Pourtant même à l’université, tu ne jouais pas au foot, tu ne faisais pas de canotage ; tu ne….
J’ai fait de la boxe et de l’escrime, un peu,
Quand as-tu boxé pour la dernière fois ?
Jamais depuis. On me considérait comme excellent pour juger du rythme et des distances. Seulement on me considérait comme…
Continue.
Comme manquant de persévérance.
C’est-à-dire comme un paresseux.
J’ai toujours pensé que c’était un euphémisme !
Je trouve que ce qui précède est bien fait, que ça ne manque pas d’allant, mais dans « Les enfants du Froid » ce registre est absent. Il y a bien les moqueries de Koogah, le gratteur d’os, dans « Nam-Bok le hâbleur » et celles de Sime, la forêt tête dans « Le Maître du mystère » mais ce qui domine c’est le sentiment tragique de l’existence.

Pour les tendres soupirs de la romance
Voici un texte tiré de « Martin Eden » où un jeune homme reçoit un coup de téléphone de la jeune fille dont il est épris : « Ruth n’avait pas grand-chose à lui dire- seulement que Norman devait l’emmener à une conférence ce soir, mais il avait la migraine, elle était terriblement déçue, elle avait les billets. S’il n’avait pas d’autre engagement, serait-il assez aimable pour l’accompagner ?
Assez aimable pour l’accompagner ? Il eut bien du mal à contenir son enthousiasme. C’était prodigieux. Il l’avait toujours vue chez elle et n’avait jamais osé lui offrir de sortir avec lui. De manière absurde, alors qu’il était toujours au téléphone et parlait avec elle, il éprouva un désir irrépressible de mourir pour elle, et des images de sacrifice héroïque se formaient et se défaisaient en un tourbillon dans son cerveau. Il l’aimait tant, si intensément, si désespérément. Qu’en ce moment de bonheur insensé elle sortit en sa compagnie, se rendit à une conférence -avec lui Martin Eden-, cela l’élevait si haut au-dessus de lui qu’il ne voyait rien d’autre à faire que mourir pour elle. Il n’existait à ses yeux aucun moyen adéquat d’exprimer l’extraordinaire, la sublime émotion qu’il ressentait. C’était la noble abnégation à laquelle consentent tous les amants et il en avait accueilli l’idée à l’instant, au téléphone, dans la vision d’un tourbillon de feu et de gloire ; et mourir pour elle, jugeait-il c’était avoir bien vécu et aimé. Il n’avait que 21 ans et il aimait pour la première fois.
Je trouve le contraste frappant avec les mots de Thom dans la première nouvelle des « Enfants du froid » ou encore ceux de SU-su dans « Keesh fils de Keesh ». Et ne croyez pas ce genre de tirade exceptionnel, on trouve les mêmes accents un peu partout dans l’œuvre de Jack London.
Voici par exemple un extrait des « Mutinés de l’Elseneur » (roman qualifié de très dur par Francis Lacassin) que l’on ne s’étonnerait pas de trouver sous la plume de la romancière Delly.
Le narrateur des « Mutinés de l’Elseneur », M Pathurst, romancier de son état, las de la société de ses semblables, las des manigances féminines, a décidé pour se rafraîchir l’esprit de franchir le cap Horn.  Et c’est ainsi qu’il se trouve embarqué pour six mois sur l’Elseneur où il découvre avec beaucoup de dépit que la fille du capitaine, Margaret, sera du voyage. Un voyage où dans le huis-clos du navire, la violence va irrépressiblement s’épanouir comme une fleur monstrueuse, tandis que, tout aussi irrésistible, le sentiment amoureux impose sa loi et emporte Margaret et le narrateur.
1er extrait : « Je pourrais être excédé de ces mouvements brutaux du navire sur une mer glaciale mais il se trouve que je n’y apporte aucune attention : une flamme me dévore. Celle d’une grande découverte qui est aussi un accomplissement. J’ai trouvé ce qui faisait que mes livres me paraissaient soudainement bien ternes ; j’ai fini par découvrir aussi ce qui fait que toute ma philosophie n’aboutit qu’à une seule conclusion, la plus définitive qu’un homme puisse faire. En un mot j’ai découvert l’amour pour une femme sans que je sache d’ailleurs s’il est partagé. Là n’est pas tellement le point important, non ! l’essentiel est que moi-même je sois parvenu au sommet ultime que l’animal humain mâle puisse atteindre »
2ème extrait : « J’ai avoué mon amour à Margaret et lui ai dit alors que nous étions dans l’abri de toile auquel nous étions agrippés tous les deux hier soir, lors du deuxième quart. Et nous nous le sommes renouvelé l’un à l’autre dans la chambre des cartes brillamment éclairée après le changement des quarts, quand la cloche a eu sonné huit heures du soir. Sa physionomie était éclairée par la fierté, les yeux pleins de douceur et de chaleur, les paupières battant chastement comme le fait une jeune fille et très fémininement. Ce fut un grand moment : notre moment ? »
A dix-sept ans Jack London a été amoureux d’une jeune fille qui s’appelait Haydee et voici ce qu’il raconte :
« J’ignorais tout de la femme, moi qu’on avait surnommé « le prince des pilleurs d’huitres » qui pouvais faire partout au monde figure d’homme parmi les hommes, capable de manœuvrer un voilier, de demeurer dans la mâture en pleine nuit et dans la tempête, ou d’entrer dans les pires bouges d’un port pour jouer mon rôle dans les bagarres ou inviter tout le monde au comptoir, je ne savais que dire ou que faire avec ce frêle brin de femme dont la robe arrivait juste au-dessus des bottines et qui était aussi profondément ignorante de la vie que moi- malgré ma ferme conviction d’en connaître tous les secrets.
Je me vois encore assis avec elle sur un banc à la clarté des étoiles. Trente centimètres au moins nous séparaient. Nous étions à peine tournés l’un vers l’autre, nos coudes rapprochés sur le dossier du banc ; une ou deux fois ils se frôlèrent. Mon bonheur ne connaissait plus de bornes. J’employais pour lui parler les termes les plus doux, les plus choisis afin de ne pas offenser ses oreilles chastes, je me creusais les méninges pour savoir quelle attitude il convenait de prendre. A quoi pouvaient bien s’attendre des jeunes filles assises sur un bans auprès d’un garçon qui s’efforce de découvrir ce qu’est l’amour ? Que voulait-elle de moi cette Haydee ? devais-je l’embrasser ? Essayer ? Si elle comptait sur mes avances, que penserait-elle de moi en me voyant impassible ?
Je me plais à croire que Jack London a été profondément touché par cet amour délicieux et inassouvi qui n’a pas eu à affronter l’usure du temps et que par l’écriture il essaie d’en retrouver le charme. Je comprends cela. Lorsqu’il m’est arrivé de trouver une fleur oubliée entre les pages d’un livre je ne me suis jamais interdit d’en respirer encore le parfum.
Je viens en quelque sorte de vous dire ce que l’on ne trouve pas dans « Les Enfants du froid » et voici maintenant ce que j’y ai trouvé :
Les dix nouvelles nous donnent un aperçu des mœurs de sociétés autochtones du nord de l’Amérique et montrent comment l’arrivée des Blancs fait voler en éclats les structures de ces sociétés : nous assistons à un choc de civilisations.
Nous découvrons des sociétés où l’on a le ventre plus souvent vide que plein, où les pères considèrent leurs filles comme des ources de revenus, où l’homme est le maître, où la femme obéit, ou l’esclavage fait partie des conditions de l’existence, où le système des croyances religieuses gouverné par les shamans peu conduire à des atrocités, où le meurtre est chose banale, l’assassin pouvant même en tirer gloire à condition que celui qu’il tue soit d’un statut plus élevé que le sien. Il faut que Fairfax, dans la première nouvelle, soit dans un abîme de dépression pour trouver quelque agrément à y vivre.
Et dans ce monde primitif, qui se croyait immuable comme la succession des saisons, arrivent les Blancs, dont les possessions, les technologies, excitent la convoitise des indigènes, dont les connaissances rendent dérisoire la sagesse des anciens, ces Blancs qui séduisent les jeunes squaws, apportent l’alcool et de nouvelles maladies, et qui pour finir imposent leur mode de vie, réduisent les indigènes à une sorte d’esclavage. Si bien que la révolte qu’incarne Imbert dans la dernière nouvelle du recueil est inévitable, voire légitime, et à l’instar de celui qui doit le juger pour la multitude des crimes qu’il a commis, nous sommes, nous lecteurs déchirés par notre incapacité à donner un contenu au mot justice, déchirés par le désir de pardonner l’impardonnable.
Jack London a déclaré que cette nouvelle était la meilleure qu’il ait écrite. Ce n’est pas mon sentiment car il me semble que son excellence tient pour beaucoup à l’assise que constituent les neuf nouvelles qui précèdent : elle me semble parfaite en tant que clef de voûte de l’architecture du recueil.
Prétendre que « Les Enfants du froid » est un ouvrage à réserver aux adolescents procède d’une volonté d’aveuglement.

Pour donner plus de chair à mon discours sur les « Les Enfants du froid » je vais m’intéresser de plus près à deux nouvelles du recueil. « Le Maître du Mystère » et « La loi de la vie ». Dans chacune de ces nouvelles la présence des Blancs n’interfère que très peu avec la vie des indigènes, Jack London s’y attache à nous présenter un aspect singulier de ces sociétés.

Le Maître du Mystère
Dans un village perdu au bord de la mer, se joue une tragi-comédie : Les très belles couvertures que la femme Hoomiah s’était procurées de façon avantageuse, et qui suscitaient la convoitise des autres femmes ont disparu. Or le shaman du village Scundoo, a perdu la confiance de ses ouailles, de sorte que l’on a demandé à Klok-no-ton, shaman d’un village voisin, infiniment redouté pour la violence de sa médecine, de venir résoudre le mystère.
On voit alors se convulser sur un arrière fond de crédulité, de cruauté, de terreur, que notre société moderne voudrait avoir laissé derrière elle, les tristes manœuvres que nous connaissons si bien, les jeux de pouvoir, de la jalousie, de la vanité, de la crédulité, de la duplicité. Ainsi cette nouvelle m’apparaît comme une sorte de miroir déformant où l’on préfèrerait ne pas se reconnaître.

La Loi de la vie
Lorsque l’on lit Jack London on rencontre bien des fois l’expression « la loi de la vie », mais son sens n’est pas toujours le même. Ainsi pour le louveteau qui deviendra Croc-Blanc, la loi de la vie c’est « mangez ou soyez mangé », autrement dit la loi du plus fort, ce qui me semble avoir quelque proximité avec l’idée de la survivance des plus aptes que Darwin a mise en avant et que Jack London a adoptée. En revanche dans la nouvelle dont cette expression est le titre, voilà ce que pense le vieillard qui, devenu un poids trop lourd pour la tribu est abandonné dans la neige.
« Il ne se plaignait pas. C’était l’habitude, la loi de la vie, et elle était juste. Il était né tout près de la terre, tout près de la terre il avait vécu, et sa loi n’était pas une nouveauté pour lui. C’était la loi de toute chair. La nature n’est pas tendre pour la chair. Elle ne se soucie guère de cette chose concrète qu’est l’individu. Tout son intérêt est réservé à l’espèce, à la race »
Ici l’individu doit s’effacer devant l’intérêt supérieur du groupe humain auquel il appartient, ce qui me semble correspondre davantage aux idées socialisantes qui constituent l’autre versant des idées de Jack London sur le monde et la vie. Si, à dix ans cette nouvelle m’a bouleversée ce n’est certainement as parce que je m’intéressais aux idées contradictoires que Jack London laissait bouillonner dans sa cervelle. Mais le fait que l’on puisse envisager de laisser mon grand-père se congeler dans la neige m’était inconcevable. Certes, qu’un enfant ait de l’affection pour son grand-père n’est pas très original, mais il y avait autre chose encore, car mon grand-père était une sorte de Raboliot et vivant auprès de lui il m’avait quelques fois amené à la lisière de la vie sauvage, cette vie sauvage que j’ai retrouvé plus tard en lisant Jack London.
Bien du temps a passé, j’ai vieilli, et j’ai appris que le fait d’éliminer les vieux lorsque les conditions de vie se font difficiles n’est pas propre aux esquimaux. Et puis que dire des conditions de vie que nous réservons à nos anciens ?
J’ai vieilli et je me suis quelque peu civilisé, et maintenant ce que j’admire dans cette nouvelle c’est l’art de la mise en scène. Le vieillard abandonné au froid se souvient qu’enfant avec un petit copain il a assisté à la mise à mort d’un vieil élan assailli par une meute de loups, puis ce qui n’était qu’un souvenir se cristallise dans le présent quand, répondant à l’appel de l’un d’eux les loups cernent le vieillard ; Il ne mourra pas de froid il remplira leurs panses.