"Mensonge romantique et vérité romanesque" de René GIRARD le 20 novembre 2005


"L'oeuvre de René GIRARD gravite autour d'une idée obsessionnelle; elle constitue un système clos dont le statut est celui de la révélation prophétique. Impossible d'attaquer de l'extérieur cette forteresse"( "Le Monde des Livres" 25 Juin 1982).

Cet article est paru sous le titre "L'Évangile selon Saint Girard" à l'occasion de la sortie du "Bouc émissaire". Quand, ce lundi 7 Février dans notre café littéraire de DireLire, à lafin de la séance consacrée à l'oeuvre de René GIRARD "Mensonge romantique et vérité romanesque", ayant cherché en vain à distinguer la vérité du mensonge, nous avons déclaré forfait, nous étions néammoins persuadés que, pour l'auteur, la vérité ne faisait pas l'ombre d'un doute, et qu'il la détenait.

La critique du"Bouc émissaire" par un ethnologue de métier, tombée par hasard entre mes mains, vint me réconforter. J'espère qu'il réconfortera aussi nos amis qui ont assisté à la rencontre.

Quant aux autres, je leur conseille, avant de se mettre à essayer de déceler le mensonge romantique dans la vérité romanesque,de relire attentivement Don Quichotte, La Princesse de Clèves, Le Rouge et le Noir, Madame Bovary, A la Recherche du Temps Perdu, Les Possédés ou Démons de Dostoïevsky, entre autres... Partout y apparait le "Désir Triangulaire", métaphysique de surcroît, passant par un "Médiateur externe ou interne appelé"l'Autre" ce qui n'est pas sans rappeler le référent des structuralistes et le "Grand Autre" de Jacques Lacan.

Existe aussi une "médiation double" qui ne simplifie rien. Le dernier chapitre s'intitule "la Conclusion". La conclusion de René GIRARD nous révèle que : "Toutes les conclusions romanesques sont des conversions. Personne ne peut en douter." Personne ne peut douter du travail colossal mis en oeuvre dans la réalisation de l'entreprise.

Annie ROUZOUL

"L'origine" de Thoams BERNHARDT le 20 novembre 2005


Sur "L'Origine" - simple indication de Thomas BERNHARD

Y a-t-il un rapport avec "L'Origine du monde" de Gustave Courbet? Première réaction: aucun. A la réflexion: peut-être. En formulant l'hypothèse d'un rapprochement éventuel je soulève un tollé général.

De quelle origine s'agit-il? Celle du narateur qui allie savamment le je et le il. Mais ne dirait-on pas alors "les origines"? Y a-t-il parenté entre les origines de Thomas Bernhard et celles du narrateur? Certes oui. Est-ce une autobiographie? Un témoignage: simple indication.

On a peine à accorder le sous-titre à la véhémence du verbe qui se déploie, percute, se répercute comme l'écho d'une volée de pierres lancée dans un gouffre. Que ne sommes-nous de langue allemende pour goûter pleinement la puissance de la parole proférée en amples périodes.

Nous avons appris à l'école française qu'il fallait éviter les répétitions, bien connaître l'emploi des points et des virgules. D'où notre désarroi à la première lecture.

Les imprécations envers la charmante ville natale de Mozart où se tient chaque été le festival qui fait rêver plus d'un, nous frappent d'étonnement. Est mieux comprise la haine à l'encontre de Gunkranz, incarnation du système national-socialiste entre les quatre murs d'un internat de garçons en 43-44, titre de la première partie de l'oeuvre.

La deuxième s'appelle "Oncle Franz qui ne sait pas dire non". (1) Renversement de situation? Si l'on veut. Sur les décombres qu'a laissés le Troisième Reich se dresse dans les murs mêmes du sinistre collège, un établissement d'éducation aux valeurs de la Sainte Eglise catholique, apostolique et romaine. Le gentil oncle Franz, dans sa mansuétude, a laissé tout pouvoir au Préfet des Etudes...

Anathème. Anathème sur l'éducation telle qu'elle est conçue depuis l'origine, entendue par l'auteur dans la langue allemande comme cause première de ce qui est.(2)

Alors? Ni Dieu ni Maître? Le grand'père anarchiste croyait en l'hommre libre. Et aussi aux vertus souveraines de l'enseignement des belles lettres et des arts libéraux qui ne pouvait être prodigué que dans les plus grands collèges réservés à une élite fortunée...

Annie ROUZOUL

"Gens de Dublin" de James JOYCE le 20 novembre 2005


"Ennui,manque d'intérêt, déception" ont été les premières réactions. Thèmes de l'insatisfaction, de la grisaille de vies sans éclat, sans "épiphanies", qui nous tendent un miroir, dans lesquelles nous ne voulons pas nous reconnaître. En effet, ironise Claude Simonot, l'existence de ces "gens" est si morne à côté de la nôtre qui est, pour chacun d'entre nous, si originale, si riche, si pleine d'imprévus à chaque instant....(sourires gênés).

Nous avons eu la chance d'avoir parmi nous une auditrice de langue anglaise qui se récria, elle aussi, contre ces critiques négatives. Elle sut nous donner quelques précisions concernant les différentes positions des églises anglicanes et mit l'accent sur l'exceptionnelle qualité du langage inventif de Joyce, en quête du mot juste, citant quelques uns de ses disciples dont Virginia Woolf.

Il est vrai que pour ceux qui ne la lisent qu'en traduction, cette langue est difficile à évaluer. Sont ,en effet, apparus en filigrane quelques problèmes face à différentes traductions; comme par exemple les titres: pour le recueil, Gens de Dublin? ou Les Dublinois? ; pour l'une des nouvelles, Contre-partie? ou Correspondances?

Cette nouvelle dont la fin brutale nous a été lue d'une voix si émue que nous avons vu se dresser la canne du père contre le visage suppliant de l'enfant...Quelques mains applaudirent. Une voix derrière moi murmura: "il faudra que je le relise, ce livre".

Quelqu'un fit remarquer que ces Dublinois, c'est à dire ceux qui n'envisagèrent aucune fuite hors du labyrinthe de leur médiocrité, ont tout de même eu des descendants capables d'un telle ténacité qu'ils ont obtenu leur indépendance et qu'ils peuvent se féliciter, selon de récentes évaluations, d'un PIB par habitant supérieur à celui des anglais. Ils pourraient en être fiers.

N.B. Nous avons une antenne parisienne: Thérèse Dufresne, poète elle-même et traductrice de poètes grecs, qui participe activement à un "Café poétique". Celui-ci se tient en après-midi, les derniers mercredis du mois, au bar "Le François Coppée" à Paris.

Elle s'intéresse de près à notre "DIRELIRE" et, ne pouvant être présente cette fois, elle a accompli un travail qu'elle m'a envoyé. Ce sont quelques pages glanées dans un essai Le Grec de James Joyce écrit par Mando Aravantinou, traductrice en grec de Gens de Dublin; cet essai publié en 1977 montre à quel point chacun des livres de Joyce constitue une "écriture de (son) image" ou une "écriture de (lui) -même". Toute son oeuvre porte le sceau de ses expériences familiales , religieuses, de ses refus, de ses passions ainsi que de ses voyages notamment son départ de Dublin vers Londres, Paris, Trieste, Pola ( ce port mythique où se sont enfuis Jason et Médée). Ce sont ces exils qui donneront naissance à Ulysse... Nous remercions Thérèse Dufresne de sa participation."

Andrée HAGÈGE

Une contribution de Michel BOUDIN : "Gens de Dublin" ou l'épiphanisation du réel.

Grande perplexité ce jour-là à DIRELIRE. Comment, en effet, rendre compte de ce recueil de nouvelles insolites et déconcertantes qu'est cet ouvrage de James Joyce "Gens de Dublin"? En dépit de quelques "coups de coeur" chaleureument mis en évidence par quelques-uns, ce fut la déception qui sembla l'emporter: on s'en prit au contexte inutilement réaliste, à l'abondance de faits insignifiants, à une enfilade de phrases ordinaires sans intérêt, bref le contraire d'une histoire bien construite qui suit les règles d'une narration traditionnelle.

A plusieurs reprises, pourtant, la clef permettant d'avancer dans la compréhension de l'oeuvre fut évoquée. Il s'agit de l'épiphanie. Chacun a pu faire cette expérience de l'apparition soudaine d'une certaine perfection de la forme à l'occasion d'un fait insignifiant: une main, un visage, une colline éclairée, ou même une passion, une vision, une excitation intellectuelle. Pendant un instant le monde acquiert une valeur, une réalité, une raison d'être.

Or il se trouve que pour Joyce ce moment d'extase n'est plus seulement émotif mais une étape dans la construction de l'oeuvre d'art, non pas tant une façon d'éprouver la vie qu'une façon de lui donner forme. C'est ainsi, nous dit Umberto ECO, "que chacune des nouvelles de Gens de Dublin apparaît finalement comme une grande épiphanie, ou en tout cas comme une organisation des événements telle qu'ils tendent à se résoudre en expérience épiphanique." A chacun donc d'utiliser la clef pour tenter de comprendre comment les nouvelles de Gens de Dublin apparaissent comme les symboles d'une situation déterminée et comment elles dénoncent le vide et l'inutilité de l'existence. Bonne relecture et ...bon courage."

Michel BOUDIN

"Coeur de chien" de Mikhail BOULGAKOV le 16 novembre 2005


Compte-rendu de Mireille VERDIANI

La séance, comme à l'accoutumée, a débuté par les premières impressions de lecture: c'est le caractère comique de ce pamphlet antisoviétique qui a d'abord été souligné, puis des rapprochements ont été proposés avec "Le colloque des chiens" (in "Nouvelles exemplaires") de Cervantés et Kafka.

On a ensuite abordé quelques aspects de la vie de M.Boulgakov, médecin de formation , qui a choisi de consacrer sa vie à l'écriture bien qu'il n'ait pratiquement pas été publié dans son pays de son vivant. De son roman "La garde blanche" est tirée une pièce qui n'a pu être jouée (avec succès) que peu d'années avant d'être interdite, comme toutes les autres pièces de l'auteur.

On s'est aussi interrogé sur les relations de M.Boulgakov avec Staline auquel il a écrit plusieurs lettres qui disent avec force et honnêteté sa souffrance d'être un écrivain non publié, un dramaturge non joué, qui ne cherche pas à flatter ou à cacher qui il est et qui demande à pouvoir quitter l'URSS. Staline semble l'avoir trouvé bon écrivain et, s'il l'a fait censurer, il n'a pas porté atteinte à sa vie, comme cela a été le cas pour beaucoup d'autres.

Mais, l'intervention principale de cette séance, a été celle d'une petite nièce de Boulgakov (petite fille d 'un frère de l'écrivain). Elle est née à Paris et est installée à Marseille depuis 25 ans. Elle donne alors des indications biographiques : Boulgakov appartient à une famille bourgeoise de Kiev. Il est initié au théâtre dès son enfance dans le cadre familial. Très lié à ses frères Nicolas et Yvan. Trois mariages. La troisième épouse, Hélène, a joué un grand rôle dans la publication posthume de "Le Maître et Marguerite", ouvrage majeur de Boulgakov.

Elle rappelle aussi qu'une adaptation théâtrale de cet ouvrage a été donnée en Avignon en 2000 et que "La cabale des dévots" a été jouée, par une troupe russe, au théâtre Toursky à Marseille en 1998 avec un grand succès.

Elle conclura en nous disant qu'aujourd'hui, M.Boulgakov est très apprécié en Russie et considéré comme un des plus grands écrivains russes du XXe siècle. Un participant signale qu'il existe à Moscou un parcours touristique autour de M.B., qui permet, notamment, de visiter l'appartement dans lequel il écrivit "Le Maître et Marguerite".

De "Coeur de Chien",écrit en 1925, on retiendra notamment que M.Boulgakov ne croit pas qu'on puisse créer un "homme nouveau", que l'utopie de "la table rase" est une folie.

Compte-rendu par Annie ROUZOUL de "Coeur de chien" de Boulgakov, représenté à Marseille au théâtre de la Minoterie du 1er au 16 avril 2005

Au programme 2004-2005 de Direlire figurait, par hasard, en décembre, le livre "Coeur de Chien". Certains auraient préféré "Le Maître et Marguerite" mais nous avons hésité devant le poids de l'oeuvre maîtresse.

Nul ne pensa à proposer "Le roman théâtral" dont le titre primitif était "Mémoires d'un mort" et qui finit ainsi: "Pris d'une passion inextinguible pour le Théâtre indépendant, enchaîné désormais à lui comme un chien à sa niche, j'allais chaque soir au spectacle..."

Boulgakov aurait été content du spectacle de l'autre soir; du moins "mon" Boulgakov, que je reconnus aussitôt, pathétique et drôlatique, en Haïm Menahem, adaptateur, metteur en scène, acteur-comédien, homme et bête de théâtre. L'accompagnaient au piano - au final à l'accordéon - et lui donnaient la réplique Natacha Rajkova et Youri Kantomirov, qu'il était allé chercher, tout exprès, en Russie.

La salle était pleine mais n'a pas croulé sous les bravos. Qu'est-ce que c'est que çà? ont dû se dire certains, mi-figue mi-raisin. S'ils ne connaissaient pas Boulgakov ils ne pouvaient évidemment pas le reconnaître. C'était pourtant lui. Tellement lui pour moi: ressuscité.

Tristan et Iseut de BEROUL


Tristan et Iseut par Salvador DALI    le 16 novembre 2005
"L'Histoire est faite de l'Eternel Retour d'un pourquoi sans réponse" Schopenhauer
"Amour, par force vous démène" Béroul
Lors de la séance de DireLire le temps a manqué pour évoquer le contexte historique autour de la "publication" de Tristan et Yseult. On trouvera ci-dessous la quatrième de couverture de "Le chevalier, la femme et le prêtre" de Georges DUBY (Hachette 1981) qui montre que ce contexte donne aussi une entrée intéressante à la lecture de ce texte.
"Entre l'An Mil et le début du XIIIe siècle se place un moment très important de l'histoire du mariage européen: la lutte des dirigeants de l'Eglise pour imposer leurs conceptions de l'institution matrimoniale. En même temps qu'ils forcent, non sans peine, les prêtres à vivre dans le célibat, ils rêvent d'enfermer le peuple laïque dans la cellule conjugale, cadre consacré, contrôlé par le clergé. L'ordre qu'ills veulent instaurer, ne se substitue pas au désordre mais à un ordre différent, contrarie d'autres obligations morales et de vieilles habitudes. Les hommes n'acceptent pas facilement de ne plus pouvoir à leur gré renvoyer leur femme lorsqu'elle ne leur donne pas de fils, ou tout simplement parce qu'un meilleur parti se présente; ils n'acceptent pas non plus de ne pas pouvoir épouser leur cousine.
Le conflit fut long, spectaculaire: un roi de France, Philippe 1er, fut excommunié trois fois de suite pour ce que les prêtres appelaient adultère, bigamie, inceste. Toutefois, tandis que le mariage venait prendre place parmi les sept sacrements de l'Eglise, des accomodements permettaient aux deux morales de s'ajuster. En compensation, se développait dans la société mondaine l'amour que l'on dit courtois; mais les règles et les rites du mariage chrétien s'installaient."
G.DUBY complète:"Ce système a duré jusqu'à nous, jusqu'à cette nouvelle crise de l'institution matrimoniale dont les péripéties se déroulent sous nos yeux."
Jean COURDOUAN
Plus fort que la mort, l'amour
Plus forte que la ronce, l'étreinte.
L'amour n'est pas enfant de Bohême mais de Cornouailles. Enfin, si l'on en croit le poème de Tristan et Iseut. Mais au fait, de quoi parle t-on, de quelle histoire ? Ici, on a choisi la version Béroul, laissant sur le côté celles de Thomas d'Angleterre ou de Bédier. Va donc pour le texte de Béroul, le plus ancien des fragments tristaniens, augmenté d'épisodes ajoutés par d'autres. Au-delà de l'auteur, ce qui importe, n'est-ce pas l'ivresse ? L'ivresse, Tristan et Iseult en connaissent un rayon : ivres du philtre et de vin herbé, ivres d'amour, ils vont pour (v) ivre leur passion interdite, multiplier les ruses et les mensonges. Pauvre Roi Marc ! Pourtant tout avait bien commencé pour lui : de belles noces, l'arrivée d'un fort et fier neveu. Un conte de fées…C'était sans compter avec cette écervelée de Brangien. Ca tourne alors au drame.
Béroul raconte une épopée qui oscille sans cesse entre le merveilleux (combat avec un dragon, combat avec le géant Morholt) et le sordide (les lépreux demandant le corps d'Iseut et qui l'obtiennent. Ignoble Roi Marc !).Tristan et Iseut c'est le miracle de cet équilibre. Et puis on apprend au passage comment dormir avec sa douce, séparés par une épée, ça peut servir…
Attention : le manuscrit retrouvé de Béroul ne révèle pas la fin de l'histoire. Tout reste ouvert. Tout est possible. On peut rêver …Depuis, beaucoup se sont emparés du mythe des amants, en toute liberté. Tristan et Iseut est une oeuvre ouverte qui ne demande qu'à vivre.
Tristan et Iseut est encore une histoire d'aujourd'hui, elle est une histoire de toujours. Mais à qui s'adresse t-elle ? Abandonnons Béroul et écoutons la réponse que donne Thomas d'Angleterre :
Aux rêveurs, aux enamourés, aux envieux, à tous ceux que mord le désir, aux enjoués, aux éperdus, à tous ceux qui lieront ces vers ! (…) Puissent-ils avoir réconfort, contre les trahisons, contre les torts, contre les peines, contre les larmes, contre toutes les ruses d'amour ! ".
Chrsitian BAILLON

Merci à Christian BAILLON-PASSE d'avoir proposé, préparé et présenté cet "O.V.N.I." que certains jugeaient désuet.
"Ce fut ainsi chose manifeste et avérée devant tous, que le très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme simple étoffe... Il se prète et s'adapte à tout, selon le coeur de chacun, à la sincérité comme à la tromperie. Il est toujours ce qu'on veut qu'il soit." Gottfried de Strasbourg (1205, Tristan und Isolde).
Ce, à propos d'Iseut accusée d'adultère, soumise à l'ordalie - le jugement de Dieu- et reconnue par miracle innocente. Innocente ou coupable? Le couple mythique que présentent au XIIe siècle dans les Cours d'Amour (via les troubadours) Marie de France, Béroul de Bretagne, Thomas d'Angleterre, Chrètien de Troyes, est au delà du Bien et du Mal; si faute il y a, ni l'Amant ni l'Amante n'en sont responsables. Ils ont bu par erreur "la drogue" d'Iseut la Mère, magicienne de l'Extrème Occident, qui les lie pour trois ans comme chèvrefeuille à la branche de coudrier: si l'un meurt, l'autre ne survit. Pour trois ans. Au delà de cette limite, ils pourront choisir le repentir et demander grâce à Dieu par l'intercession de l'ermite Ogrin. Ce qu'ils font.
Mais on connait la suite faute de connaître la fin dernière: et après? Depuis, comme l'a mentionné dès le début de son intervention Monsieur Karl KRIEG, précieux pour les Marseillais au temps où existait un "Goethe Institut" disparu depuis - qui sait pourquoi?-, cette invention de conteurs français romanesques du XIIe siècle est devenu l'Amour aux yeux de l'Occident: syncrétisme des mystères de religions païennes archaïques et la Passion que subit Jésus-l'Homme-Dieu- par Amour. Pour effacer la Tache Originelle. "Christ qui se plie comme une simple étoffe" Voile Blanche qu'une femme jalouse fit croire Noire.
Oeuvre de génie, que le génie de Wagner a transfiguré en opéra romantique dont le long duo d'Amour atteint au sublime à moins qu'il n'ennuie à mourir. Est-ce ainsi que les hommes vivent...chantait Ferré, "Et leurs baisers au loin les suivent..."
Annie ROUZOUL

Tristan et Iseut en Allemagne par Karl KRIEG
"L'amour est une invention française du douzième siècle".
La belle phrase de Charles Seignobos est particulièrement vraie pour l'histoire de Tristan et Iseut (comme pour les romans de Chrétien de Troyes et les poèmes des Troubadours et des Trouvères): invention française, très tôt adaptée en langue allemande.
Deux oeuvres majeures sont à mentionner:
1) Eilhart von Oberg, "Tristrant und Isalde" (1)
2) Gottfried von StraBburg, "Tristan und Isold" (2)
Sans oublier l'opéra de Richard Wagner "Tristan und Isolde" de 1865 au livret de grande qualité littéraire sans lequel on parlerait sans doute moins de cette histoire du Moyen-Age aujourd'hui.
- Eilhart von Oberg raconte (en 9.524 vers ; Béroul: 4.485 vers) toute l'histoire de Tristan, de ses parents jusqu'à la mort des amants. C'est la seule version complète pour le douzième siècle.
Dans sa préface il s'adresse directement à son auditoire en le prévenant du côté "scandaleux" de son histoire. Il veut raconter à un public sans doute déjà "courtois" les aventures qui ne le sont pas, d'un couple adultère d'une autre époque, brutale, héroique et "pré-courtoise". "Comment Tristrant mourut pour l'amour d'Isalde et Isalde pour l'amour de Tristrant". Amour, mais aussi la mort: la dialectique qui est liée dès le début à cette histoire, différente, de ce fait, des romans de chevalerie et d'amour, de Chrétien de Troyes, par exemple. Eilhart (comme ses prédécesseurs français) met l'accent sur les exploits guerriers du héros, les combats (cruels), les tromperies, les ruses, les déguisements, les trahisons, le tout souvent présenté sous un aspect burlesque et comique.
Eilhart se réfère à une "estoire" qui pourrait être celle de Béroul. Il vit comme "ménestrel" à la cour du duc Henri le Lion à Brunswick dont la femme Mathilde, fille d'Aliénor d'Aquitaine, a fait très probablement connaître cette "invention française" à la cour ducale.
- On n'a aucune information biographique de Gottfried von StraBburg. Son "Tristan und Isold" est pourtant un des "best-sellers" du Moyen âge, vu le nombre des manuscripts conservés (au nombre de 27). On date l'oeuvre entre 1200 et 1210. Gottfried se réfère à Thomas de Bretagne. Son épopée volumineuse (19.552 vers) raconte l'histoire avec tous les épisodes connus, avec de nombreux commentaires de l'auteur et des monologues des protagonistes jusqu'au mariage de Tristan avec Isolde-aux-Blanches-Mains. La fin manque. (On la trouve chez Thomas). C'est une version courtoise. Dans son prologue, Gottfried s'adresse à un public des "edele herze": des coeurs nobles, une élite courtoise cultivée et sensible qui comporte aussi bien des hommes que des femmes.
En une langue très belle et musicale, il interprète p.ex. le mot "et" du titre par des moyens stylistiques simples. ("Dies siiBe Wôrtlein: und" = "Ce doux petit mot: et" dans le texte de Wagner au 2eme acte): "ein senedaere, ein senedaerin, ein man ein wip, ein wip ein man Tristan Isolt, Isolt Tristan" (Un amant, une amante; un homme, une femme, une femme, un homme . . .)
Le roman de Gottfried est cohérent et présente pourtant aux lecteurs d'aujourd'hui (comme aux "auditeurs" du Moyen âge d'ailleurs) de grandes difficultés de compréhension et d'interprétation, notamment dans les épisodes centraux, p.ex.:
1) L'histoire des parents de Tristan, sa naissance, son éducation.
2) Ses deux voyages en Irlande
3) Le philtre
4) Le Jugement de Dieu
5) L'exil dans la forê
t 6) Le mariage de Tristan avec la 2e Isolde
Ad 1 ) La vie malheureuse des parents de Tristan, Riwalin et Blancheflur, préfiguration de la vie "triste" de Tristan orphelin, pleine de solitude, de souffrances, de blessures fréquentes, menaces de mort, déshonneurs. De l'autre côté une éducation courtoise par le maréchal Ruai "li foitenant": Priorité à l'intelligence, bonnes moeurs, ruses, avant les valeurs chevaleresques de forces militaires et de qualités viriles traditionnelles: la courtoisie prime le côté "chanson de geste".
Ad 2) Ce sont des voyages au double aspect: chez l'ennemi héréditaire, pour des raisons politiques (demande de femme pour le roi Marke) et pour trouver la guérison. Ruses (Tristan = Tantris) et forces (combat contre le dragon), éducation courtoise de la princesse Isolde sont les qualités nécessaires du héros. Apprentissage de la lecture, expression orales ( "DIRELIRE"!) éducation musicale, "moraliteit" sont les valeurs étonnamment "modernes" de cet enseignement. En plus, on trouve la constellation Abélard - Héloïse des deux âmes sensibles ("edele herze") Tristan et Isolde.
Ad 3) L'amour entre Tristan et Isolde prend naissance bien avant la consommation du "philtre" qui est chez Gottfried (comme chez Wagner) plutôt une simple méprise qui révèle un état bien antérieur qu'un choc inattendu. Mais Amour fatidique et mortel en tout cas. "La poison" de Béroul est Minnetrank et Zaubertrank (=boisson d'amour et magique) chez Gottfried (et Wagner), une allégorie.
Ad 4) La coutume ancestrale et non-courtoise provoque chez Gottfried un commentaire étonnant pour le 12e siècle: " Ce fut ainsi chose manifeste et avérée que le très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme une simple étoffe ... Il est toujours ce que l'on veut qu'il soit". (Traduction de Denis de Rougemont. L'Amour et L'Occident. Édition 10/18, 1972. p. 114).
Ad 5) À l'inverse de toutes les autres versions, l'exil des amants dans la forêt ne signifie pas punition, privations, faim et malheurs, mais plénitude dans la grotte, "la maison de Minne" ("Minne" = terme allemand pour amour courtois, spirituel, la "fin'amor" française). La grotte de l'amour est décrite comme une cathédrale, avec un lit en cristal, dans un "locus amoenus" classique. Y régnent les valeurs de "triuwe" (= Treue, fidélité) "ère" (= Ehre, honneur), "tugent" (= Tugend, vertu), valeurs hautement sociales et politiques du Moyen âge, valeurs entre roi et vassal. L'épée entre les amants endormis est une vérité pure de l'amour, un mensonge pour le monde réel et pour la dignité du roi Marke. L'acceptation de ces deux valeurs, égales au sens moyenâgeux, ("Jour" et "Nuit" chez Wagner), met les amants chez Gottfried dans uns situation qu'on pourrait qualifier de tragique au sens strict et moderne. Une situation sans culpabilité ni "péché".
Ad 6) L'épisode d'Isolde-aux-Blanches mains et les suites manque chez Gottfried (et Wagner). Il donne l'impression d'un ajout tardif et au fond inutile dans la "dramaturgie" de l'histoire ainsi que la fin sentimentale avec le rosier et le cep de vigne au-dessus de la tombe des amants. Le "Liebestod" chez Wagner (= la mort pour l'amour de l'amour) donne une fin dans le grand Néant plus convaincant.
1) Eilhart von Oberg, Tristan et Iseut Traduit de l'allemand par Danielle Buschinger et Wolfgang Spiewok Ed. Babel (Actes Sud). 1997
2) À ma connaissance, il n'existe pas de traduction française de Gottfried de Strasbourg

"Contagion" de Brian EVENSON le 15 novembre 2005


Ce fut une séance exceptionnelle que celle consacrée, en sa présence, à Brian EVENSON et à son premier ouvrage traduit en français : « Contagion ».

Avant d'en venir à l'écrivain , c'est l'homme, toujours attentif , tranquille, cultivé et disponible aux multiples questions qui lui ont été posées sur son oeuvre et son écriture qui a impressionné.

S'exprimant dans un français excellent et riche, il a confirmé la maîtrise de notre langue qu'impliquaient les difficiles traductions qu'il a réalisées.

Nous avons tout d'abord abordé quelques éléments de sa biographie : son origine mormone et la rupture brutale et violente que lui imposèrent les chefs de la communauté lorsque, sommé de cesser d'écrire des textes tels que ceux qu'il venait de publier (« Altmann's Tongue »), il n'accepta pas de se plier à leurs injonctions. Ils le rejetèrent , le firent renvoyer de son emploi à la Brigham Youth University, et la crise entraîna son divorce ( sa femme d'alors appartenant à la communauté mormone) et la séparation d'avec ses enfants.

Brian EVENSON est de ces écrivains qui ont payé le prix fort pour pouvoir écrire et pour lesquels l'enjeu personnel était tel qu'ils ont accepté de payer.

Mais dans sa biographie, découvrir la personnalité du père de Brian EVENSON a été, pour tous les lecteurs de « Contagion », une surprise. En effet plusieurs nouvelles révèlent des relations père-fils d'une lourdeur voire d'une violence inquiétante; nous étions persuadés de leur caractère autobiographique. Il n'en était rien. C'est le poids des institutions mormones et de ceux qui la représentent qu'exprime l'auteur. Son père, au contraire, mormon lui-même, était un homme d'ouverture. Alors que les leaders de l'Eglise Mormone sont aujourd'hui très satisfaits de la vision et de la politique du Président Bush et se sentent représentés par le camp républicain le plus conservateur, le père de Brian EVENSON était un responsable démocrate de l'Utah. Son ouverture d'esprit s'exprima aussi sur le plan culturel: il lui offrit notamment des romans de Kafka qui marquèrent le jeune adolescent et, sans doute, l'autorisèrent à penser autrement.

Ainsi, lorsque vers ses 20 ans, il vint pour la première fois à MARSEILLE comme missionnaire mormon il était prêt à voir un autre monde avec des yeux bien ouverts. D'autant que Brian EVENSON avait déjà commencé à écrire. Sa première nouvelle a été écrite à 18 ans, il s'agissait de la version initiale de « Le fils Watson » ( une des huit nouvelles de « Contagion »).

Déjà nous sommes dans l'œuvre et l'auteur évoqua rapidement , outre Kafka, quelques écrivains qui ont compté pour lui et lui ont donné l'envie d'écrire , notamment, Artaud (choc de jeunesse aussi et dont il s'est senti très proche) et Beckett ( accédant aux « versions originales » de l' oeuvre anglophone et de l'œuvre francophone) . Pour la nouvelle qui donne son titre au recueil , il a aussi évoqué « L'aveuglement » de Saramago et « La peste » de Camus. Les conversations que nous avons eues ont montré sa très grande connaissance de la littérature européenne .

Les lecteurs de DIRELIRE ont dit ce qui les avait frappés alors dans les nouvelles de Brian EVENSON : la force des images, des lieux, des situations dans lesquelles se meuvent les personnages et le caractère révélateur et universel des histoires dans lesquelles ils se perdent et qui ne peuvent relever que de tensions personnelles essentielles que l'auteur cherche à partager. Par ailleurs ils ont mis en valeur l'écriture « au scalpel » telle qu‘ elle ressort de la traduction française. Autant de réactions très positives partagées dès le début de la séance.

Les interventions de Brian EVENSON ont permis de mieux entrer dans son oeuvre . Il a tout d'abord insisté sur le fait que ni dans ses nouvelles une fois achevées, ni dans ce qui en motivait l'écriture, il n'y avait une quelconque volonté de « démonstration » morale, sociale ou politique. Il n'y a pas de scénario préétabli devant conduire à une conclusion imposée. C'est une phrase, une image mentale, une atmosphère qui créent son envie, son besoin de se lancer dans un nouveau texte . De là, part le déroulement d'une histoire qui va devenir, pour l'auteur, l'élément le plus important de son travail . Nous avons longuement évoqué presque chacune des nouvelles. Voici quelques échos de notre discussion et des citations qui sont naturellement venues ponctuer le débat :

-« La polygamie du langage » , son titre (rencontre du monde mormon et de celui de la littérature) , la recherche impossible et destructrice par le narrateur pour « comprendre le problème de tout langage possible ». « Comprenez que ce n'est pas moi qui fais ceci mais le langage lui-même qui agit ainsi » dit-il pour expliquer ses errements .

-« Contagion » , dont le point de départ pour l'auteur est un détournement d'images de western (comme une autre des nouvelles, « Une pendaison ») a fasciné plus d'un(e) d'entre nous. Ces fils de fer barbelés emblématiques de la conquête de l'Ouest américain rappellent obstinément ceux des camps. Ces deux « missionnés », (chargés de vérifier les clôtures “jusqu'à l'extrême limite du territoire”) dont l'un devient un « écrivant » quelles que soient les situations rencontrées et leurs difficultés (« Le papier est un espace affranchi de toute contrainte, lui suggérait Glidden. Les mots doivent y remplacer la clôture »). Que séparent ces fils de fer barbelés ? Les piquets et les barbelés sont comme des stylos et des lignes d'écriture sur le ciel. « Il existe le barbelé physique et le barbelé spirituel, dit Glidden. Le corps sait comment guérir du premier mais on doit l'aider si l'on veut qu'il admette l'autre. Nous devons combattre le barbelé par le barbelé. »

-« Le fils Watson » : a profondément touché beaucoup de lecteurs. Le poids à peine supportable des clés qu'il « doit » porter. Cette mission incompréhensible, complexe, éreintante, folle. Confiée par le père ? « Il y a beaucoup de choses que le père n'a jamais dites. Ce que son père a dit , en revanche, c'est :« Es-tu sûr que ramasser les clés est le bon choix ? » Brey n'est pas sûr. .Ce labyrinthe de couloirs et de portes, et cette première rencontre avec un rat , forme douce qui se comporte comme un petit animal domestique mais que Brey va brutalement étrangler parce que les rats - lui a-t-on répété depuis son plus jeune âge - sont les ennemis les plus dangereux. On ne peut rien reprocher à son père. On peut tout mettre sur le compte des rats .Vraiment ? Peut-être que son père et les rats conspirent ensemble contre lui, et que la haine de son père pour les rats cache la haine du père pour le fils. »

Il faudrait rapporter la discussion sur « Interne » et l'enfermement psychiatrique, du rapport des frères dans « Deux frères » et dans « En deux » (mais y a-t-il deux frères dans cette nouvelle ?). Nous nous en tiendrons à ces exemples et n'évoquerons que pour mémoire la dureté de beaucoup de passages du livre où le sang, les couteaux coupant les tendons ou crissant sur les os, les cervelles éclatées…créent chez le lecteur un malaise qu'a éprouvé , nous a-t-il dit, Brian EVENSON à l'écriture. Ce ne sont pas des effets recherchés. Ca vient nécessairement. Et ça marque. Après avoir dit cela nous avons aussi évoqué l'humour inhérent au style de Brian EVENSON. dans ces huit nouvelles . Ce n'est pas un livre désespéré.

Il a aussi été question du travail d'écriture, des mots, en regrettant de n'avoir accédé qu'à la traduction du livre . Brian EVENSON nous a rassurés en nous disant, lui qui maîtrise bien les deux langues, que la traduction était excellente non seulement dans le choix des mots mais aussi dans les rythmes qu'il a donné à ses phrases.

Pour les participants à notre séance, unanimes, c'est un livre dont personne n'oubliera les images et les impressions qu'il fait naître.

Pour DIRELIRE, Brian EVENSON est un écrivain à suivre et dont nous reparlerons. Nous attendons avec impatience la sortie, prévue en 2006, de la traduction de son prochain livre , au Cherche Midi , avant , semble-t-il, sa publication aux Etats Unis d'Amérique.

Jean COURDOUAN.