Commençons par le consensus: le livre de Jean-Paul Sartre, "Les mots", est à coup sûr un chef-d'oeuvre. Dès sa parution en 1964, il suscita un enthousiasme extraordinaire. On salua ce "roman d'une âme", ce livre exquis, cette belle prose, ce texte bouleversant, ce pur enchantement, bref cette grande réussite littéraire.
Il est vrai que de tous les livres de Sartre, "Les mots" est celui qu'il a le plus longtemps porté avant de se décider à l'écrire, et qu'il est difficile de rester insensible à ce récit d'enfance aux accents souvent nostalgiques, à ces belles "confessions" dont certaines pages restent dans les anthologies, au charme de cette exceptionnelle introspection d'écrivain.
Et pourtant, à y regarder de plus près, il est cependant possible de considérer, comme le propose Benard-Henry Lévy dans son "Siècle de Sartre" que le vrai sujet de ce livre est d'abord et avant tout un adieu à la littérature. "Il faut prendre congé d'elle" comme dira Sartre plus tard dans ses entretiens avec Simone de Beauvoir. Il faut montrer "l'erreur d'être littéraire".
Et c'est bien ce que disent "Les mots" à qui veut les entendre. La littérature est un leurre, elle est un mensonge qui nous fait prendre les mots pour des choses et les images du réel pour le réel. "L'enfant que j'étais, dit Sartre, trouvait à l'idée plus de réalité qu'à la chose" ou encore "pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde". Bref, la littérature est "une longue, amère et douce folie dont il est urgent de guérir".
On peut considérer "Les mots" comme le moyen de cette guérison et ce n'est pas là le moindre mérite de livre exceptionnel. D'autant que cet adieu à la littérature est un très bel adieu, "un feu d'artifice de mots, pour dire que les mots ne sont que des mots et ne méritent pas tant de soin", comme l'écrit Bernard-Henry Lévy. Jamais Sartre n'a, semble-t-il, travaillé sa prose avec autant de patience et de passion. Il en fait d'ailleurs l'aveu à Simone de Beauvoir: "Je voulais que ce soit un adieu à la littérature qui se fasse en bel écrit, j'ai voulu que ce livre soit plus littéraire que les autres".
Chacun pourra juger de la réussite de la bien curieuse tentative que sont "Les mots": une mise à nu de l'illusion littéraire par la littérature elle-même.
Michel BOUDIN
Quelques lignes du livre:
J'ai désinvesti mais je n'ai pas défroqué: j'écris toujours. Que faire d'autre?
C'est mon habitude et puis c'est mon métier. Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée: à présent je connais notre impuissance. N'importe: je fais, je ferai des livres; il en faut; cela sert tout de même.
La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c'est un produit de l'homme: il s'y projette, s'y reconnaît; seul, ce miroir critique lui offre son image.
Ce que j'aime en ma folie, c'est qu'elle m'a protégé, du premier jour, contre les séductions de "l'élite": jamais je ne me suis cru l'heureux propriétaire d'un "talent": ma seule affaire était de me sauver - rien dans les mains, rien dans les poches - par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m'élevait au-dessus de personne: sans équipement, sans outillage je me suis mis tout entier à l'œuvre pour me sauver tout entier. Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.
C'est mon habitude et puis c'est mon métier. Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée: à présent je connais notre impuissance. N'importe: je fais, je ferai des livres; il en faut; cela sert tout de même.
La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c'est un produit de l'homme: il s'y projette, s'y reconnaît; seul, ce miroir critique lui offre son image.
Ce que j'aime en ma folie, c'est qu'elle m'a protégé, du premier jour, contre les séductions de "l'élite": jamais je ne me suis cru l'heureux propriétaire d'un "talent": ma seule affaire était de me sauver - rien dans les mains, rien dans les poches - par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m'élevait au-dessus de personne: sans équipement, sans outillage je me suis mis tout entier à l'œuvre pour me sauver tout entier. Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.
En ce lundi 6 janvier, une vingtaine de courageux avaient bravé les intempéries pour venir écouter Michel Boudin nous parler de " La Nausée " et de "L'Imaginaire " de Jean-Paul Sartre.
" La Nausée " est un objet assez rare dans le monde de la littérature française du 20ème siècle : c'est un roman philosophique, où Sartre met en œuvre son talent de romancier pour incarner les concepts philosophiques qu'il théorisera dans l'Etre et le Néant. Pour faire simple, on peut considérer que Sartre-Roquentin met en évidence les deux notions antagonistes :
- l'en-soi, qui est, la contingence, ce qui peut ne pas être et qui s'oppose au nécessaire,
_ et le pour-soi, la conscience, qui en permettant à l'homme de prendre de la distance par rapport à l'en-soi, aboutit à sa néantisation. Les actes d'un homme libre sont toujours contingents.
Simone de Beauvoir qui a participé à l'écriture de ce roman qui a duré quatre ans, écrira que " La Nausée " est le roman de la contingence.
Sartre a identifié l'expérience du néant à celle de la liberté par laquelle nous refusons notre état et décidons de "ne plus être ce que nous sommes ". Le néant serait éprouvé dans l'expérience de l'angoisse où le monde devient totalement fluide, où le sujet s'anéantit dans une impression de doute et de vertige infini.
C'est dans la scène du jardin public, que Roquentin est frappé, comme par un coup de tonnerre, par l'évidence de cette contingence en examinant la racine d'un marronnier, qui se trouve devant lui, qui existe en soi et non à travers sa fonction de pompe à nourriture pour l'arbre. Cette révélation lui fournit l'explication de son malaise, de la nausée qu'il éprouve depuis qu'il séjourne à Bouville.
Nous nous sommes interrogés sur le qualificatif de " salauds " que Sartre applique à ceux qui refusent cette contingence, pour se réfugier dans des humanismes de toute sorte, religieux ou moraliste, comme cet " Autodidacte " qui constitue sa culture en lisant par ordre alphabétique tous les livres de la bibliothèque, ou les habitants de Bouville qui se promènent le dimanche. Cette notion de " salaud " n'a pas le sens moral que comporte ce mot dans son acception courante, mais quand même, pourquoi utiliser un tel mot si fort et si connoté?
Sartre pourfend avec un humour féroce tous les humanismes, qui ont le tort de prendre l'homme pour fin alors qu'il n'est qu'en projet, toujours à réaliser. L'homme ne peut exister qu'en dépassement de lui-même. Le culte de l'humanité, comme chez Auguste Comte par exemple, peut conduire au fascisme. Il nie toute intériorité, l'inconscient, la réalité du moi. Cette position de Sartre lui sera vivement reprochée et il s'en expliquera dans conférence, " L'existentialisme est un humanisme " . Même si Dieu existait, cela ne changerait rien.
Face à la richesse de cette œuvre et de ces concepts, une autre séance est décidée pour le lundi 3 mars, pour aller plus loin dans l'étude de cet ouvrage théorique qu'est " L'Imaginaire " plus difficile à appréhender qu'un roman comme "La Nausée ".
Antoine VIQUESNEL
L'ENFANCE D'UN CHEF (Sartre) ou l'énigme de la moustache.
A la fin de la nouvelle "L'enfance d'un chef",Lucien,"adolescent gracieux et incertain",entre dans un café.Une horloge sonne midi et la métamorphose s'opère:c'est un homme qui sort du café, "un chef parmi les Français".
"Je vais laisser pousser ma moustache"décide-t-il alors.
La moustache? Pourquoi la moustache?
A DIRELIRE on ne laisse rien passer et il faudra bien qu'à la fin cette moustache nous délivre la plénitude de son sens.
Une première hypothèse et qui ne manque pas de pertinence est que cette moustache quelque peu hitlérienne (nous sommes en 1939) donne à son possesseur des allures de Grand Guide,en même temps qu'elle se charge de connotations tristement historiques
Mais une autre piste peut également être suivie..Si Lucien devenu chef devient en même temps un magnifique spécimen de "salaud" sartrien,la moustache prend alors une tout autre dimension.
Pourquoi un salaud? Pourquoi une moustache?
Parce que Lucien découvre,en sortant du café,que s'il existe c'est "parce qu'il a le droit d'exister". Or le Roquentin de La Nausée est formel:"Seuls les salauds pensent avoir le droit d'exister".
Mais pourquoi la moustache? C'est encore Roquentin qui nous donne la réponse: "Le beau monsieur existe.Le beau monsieur existe Légion d'honneur existe moustache c'est tout.Comme on doit être heureux de n'être qu'une moustache,et le reste personne ne le voit, il voit les deux bouts pointus de sa moustache des deux côtés du nez; je ne pense pas donc je suis une moustache."
Mais Lucien avait-il lu La Nausée?
Michel BOUDIN
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