Lundi 9 Decembre 2024 à 17h30


  Elle a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. Cette lecture, qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intérêts mondains. L’unité d’impression, la totalité d’effet est un avantage immense qui peut donner à ce genre de composition une supériorité tout à fait particulière, à ce point qu’une nouvelle trop courte (c’est sans doute un défaut) vaut encore mieux qu’une nouvelle trop longue. L’artiste, s’il est habile, n’accommodera pas ses pensées aux incidents, mais, ayant conçu délibérément, à loisir, un effet à produire, inventera les incidents, combinera les événements les plus propres à amener l’effet voulu. Si la première phrase n’est pas écrite en vue de préparer cette impression finale, l’œuvre est manquée dès le début. Dans la composition tout entière il ne doit pas se glisser un seul mot qui ne soit une intention, qui ne tende, directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité. »  

Charles Baudelaire, traducteur de Edgar Allan Poe, a proposé cette analyse de la nouvelle 


Petit Pays de Gaël Faye

Présenté par Christiane Vincent



« Petit » Parce qu’il veut le traiter avec affection mais aussi parce qu’il est un tout « petit bout d’Afrique perché en altitude » comme il le dit dans sa chanson éponyme.

Le héros du livre, Gabriel retrace son enfance au Burundi plus précisément les années qui précèdent l’adolescence : de 10 ans à 13 ans ; pour lui cette période s’étale entre 1993 et 1995 au moment où éclate une nouvelle crise qui met le pays à feu et à sang tandis que se déclenche le génocide du Rwanda tout proche : le pays de sa mère. Dans ce lieu paradisiaque à l’âge justement du « vert paradis », Gabriel va être confronté au malheur : le déchirement familial, ses parents se séparent ; l’affrontement Hutus et Tutsi au Burundi et au Rwanda qui trans forme ces pays en enfer.

Gaby « ne sait vraiment pas comment cette histoire a commencé » comme il le dit dans la première ligne du prologue mais moi je peux dire qu’elle est ancienne (des proverbes en témoignent) qu’elle a été aggravée par la colonisation et n’a pas disparu avec l’indépendance atteignant son paroxysme entre 1993 et 1994.

Dans : « Burundi 1972 au bord du Génocide » de JP Chrétien et JF Dupaquier on trouve pourtant :

« Les Hutus et les Tutsi, acteurs trop connus des tragédies du Burundi, ne se distinguent en effet les uns des autres ni par la langue, ni par la culture, ni par la religion, ni par la localisation, ni de façon mécanique et simpliste par les traits physiques »

  En écho : la conclusion des enfants « c’est là qu’on s’est mis à douter de cette histoire d’ethnies »

Le récit divisé en 31 chapitres est encadré par quelques pages écrites en italique, celles du journal intime, d’un garçon de 33 ans (dont l’identité pèse son pesant de cadavres) hanté par son enfance et son désir jusque-là différé de retourner au pays : un coup de fil dont nous ne connaîtrons le teneur que dans les dernières pages du journal semble être décisif.



Dès le chapitre 1 nous retrouvons l’enfant du prologue, mais c’est le Gabriel de 33 ans qui raconte et il me semble que les évènements sont vus à hauteur d’enfants mais aussi avec les réflexions de l’adulte par exemple au sujet de la séparation de ses parents : » un rêve ils en avaient eu un chacun, à soi, égoïste, et ils n’étaient pas prêts à combler les attentes de l’autre » et p 59 : « justice populaire c’est le nom que l’on donne au lynchage »





Ce qu’il voudrait Gabriel c’est que l’existence reste comme avant mais la violence et la haine le rattrapent :

-          dans sa famille

-          dans sa bande de copains

-          dans sa maison

-          dans son pays



Pourtant il essaie de le préserver ce « bonheur d’avant » et il s’y accroche encore alors que les balles traçantes sillonnent son ciel :

 au chapitre 28 « Maman serait de retour dans sa belle robe fleurie, sa tête posée sur l’épaule de Papa, Ana dessinerait à nouveau des maisons en brique rouge avec des cheminées qui fument, des arbres dans les jardins et de grands soleils brillants, et les copains viendraient me chercher pour descendre la rivière Muha comme autrefois sur un radeau en tronc de bananier, naviguer jusqu’au eaux turquoise du lac et finir la journée sur la plage, à rire et jouer comme des enfants »

Dans ce tableau, il ne manque que la cueillette des mangues pour rendre compte des jeux préférés de Gaby.

C’est au tout début du récit qu’éclate la violence dans le couple de ses parents (ch 2 et 3). Ailleurs : chez mamie, dans sa maison, dans sa bande elle germe, se prépare jusqu’à la moitié du livre (ch 16) et même pour l’impasse (quartier résidentiel) jusqu’au chapitre 22 où elle s’épanouit pleinement. (7avril 1994)

Les parents : Après leur « prise de bec » chez leur ami Jacques « un vrai colon » comme le dit Yvonne. Michel organise une excursion au bord du lac Resha, leur dernier dimanche tous en famille. Dans le trajet du retour (ch3 p35) : Maman a inséré une cassette de Khadja Nin dans le lecteur et avec Ana on s’était mis à chanter » Sambolera ». Maman nous a accompagnés. Elle avait une un joli timbre de voix qui caressait l’âme, mettait des frissons autant que la « clim »

Et au verso de la page « les sanglots avaient transformé la voix de maman en un torrent de boue et de gravier. Une hémorragie de mots, un vrombissement d’injures… et la violence qui roule, roule tout autour »

J’ai voulu vous lire ce passage parce que j’ai remarqué que dans un même chapitre coexistent souvent la joie et la peine, la tendresse et la haine.

Après les vacances de Noël lorsqu’il rentre en classe (en janvier 93) le maître distribue les lettres envoyées par les élèves d’une classe de CM2 d’Orléans. Gaby est très troublé par la lettre (parfumée) et la photo de sa correspondante Laure. Dans sa réponse (entre autres) il dit qu’il n’a pas école l’après midi (les copains) et que cette année (93) on va élire pour la première fois un président.

Les copains unis comme les cinq doigts de la main, ils sont tous « lait au café » enfin, pas tout à fait Armand est burundais par sa mère et son père. Il y a aussi les jumeaux (les artistes du bobard) et Gino plus âgé, de mère rwandaise comme Gaby mais contrairement à lui très politisé, supporter du Front Patriotique Rwandais : l’armée dans laquelle l’oncle de Gaby, Pacifique, s’est engagé.

Leur terrain de jeu ; l’impasse et les berges de la Muha,

Leur refuge : un combi Volkswagen où ils décidaient leur projet, leurs escapades. «. On rêvait beaucoup, on s’imaginait, le cœur impatient, les joies et les aventures que nous réservait la vie »

Il y a un autre enfant à proximité 13-14 ans FRANCIS, un « dur » Gaby en a un peu peur, il fait de l’ombre à Gino qui voudrait lui interdire l’impasse.

La maison ( ch12 p 92) le cuisinier Prothé (Hutu) et le chauffeur Innocent ( Tutsi) s’affrontent.

La campagne électorale bat son plein : deux partis principaux sont en lice,  

-          L’ancien parti unique l’UPRONA, parti de l’unité et du progrès national ;

Signe de ralliement :  trois doigts levés

Dominante Tutsi

-          Le FRODEBU, Front pour la démocratie au Burundi

Signe de ralliement : un poing levé

Dominante Hutu

Le veille de l’élection, dans la cour arrière de la maison Gaby s’occupe du chien, Donatien le contremaître cire ses chaussures, Prothé fait la lessive en chantant  « Frodebu ça va », Innocent prend sa douche en chantant « Frodebu dans la boue, l’Uprona vaincra »



§…. Le FROBEDU sort vainqueur de l’élection qui a lieu le 1 er juin 1993 (dans le quartier, aucun klaxon, aucun pétard), le nouveau président est un civil : Melchior NDADAYE.

Gaby pense aux réactions de Prothé et d’Innocent « on verra bien » dit le père.



Pendant cette période où le pays retient un peu son souffle se déroule cette Fête d’éternité autour du crocodile éventré au fond du jardin dont parle Gabriel, au début du livre, alors qu’il vit à St Quentin en Yvelines. C’est le début des vacances de juillet 1993 « La soirée était spéciale, on fêtait mes onze ans »

« Les choses s’arrangeaient autour de moi, la vie retrouvait peu à peu sa place, et ce soir-là je savourais le bonheur d’être entouré de ceux que j’aimais et qui m’aimaient. »

Comme Gaby tout le monde déborde de joie : Jacques racontait sa chasse au crocodile sous l’œil admiratif de Mme Economopoulos ; « maman resplendissait dans sa robe fleurie en mousseline ». On mange, on danse.

Prothé et Innocent jouent du tambour à l’unisson, là ils sont burundais. (Le tambour est un instrument emblématique du Burundi, sur le drapeau le tambour et l’épi de sorgho liés à la royauté ont été remplacés par 3 étoiles.)

Un incident éclate, une bagarre ente Gino et Francis, disparition du Zippo de Jacques, puis la fête reprend de plus belle. « La musique accouplait nos cœurs, comblait le vide entre nous »

Pour Gaby l’union, la conciliation prévalent toujours contrairement à Gino.

Le 20 octobre 1993 au soir un bataillon blindé s’attaque au palais présidentiel, le président Melchior Ndadaye est tué ainsi que certains de ses collaborateurs.

« Des massacres ont commencé partout » : tuerie des gens de l’UPRONA, représailles de l’armée sur les Hutus

Gaby est perdu, Gino tout excité.

A l’école le comportement des enfants a changé, les Hutus contre les Tutsi « infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou de l’autre « 

Ch 18 « J’étais né avec cette histoire »



Le Rwanda où ils se rendent pour le mariage de Pacifique est aussi en guerre : Le FPR gagnant du terrain renforce les représailles anti-Tutsi de la part du gouvernement et de son armée. Gaby fait la connaissance de Christian qui a le même âge que lui (son cousin).



Le 1er janvier 1994 un nouveau président est choisi par les membres du gouvernement qui a trouvé refuge à l’ambassade de France avec l’accord de l’ONU Cyprien Ntaryamira

Francis a intégré la bande : il est le plus pauvre et il a de l’argent(?), celui dont l se sert pour payer les taxis pour aller à la piscine du collège du St Esprit, pour dire au revoir aux jumeaux à l’aéroport.



Le 6 avril 1994 l’avion qui ramenait de Dar es Salam le président du Rwanda (Habyarimana) et celui du Burundi (Cyprien Ntaryamira) est abattu à l’aéroport de Kigali. Au Rwanda une faction extrémiste Hutu s’empare du pouvoir. Le génocide commence dès le 7.



Ch22 Yvonne vient chercher une aide auprès de Michel pour sauver sa famille « d’avril à juillet 1994 nous avons vécu le génocide qui se perpétrait au Rwanda à distance »

4 juillet 1994 : Prise du centre de Kigali par le front patriotique rwandais, Yvonne mamie et Rosalie partent pour le Rwanda.

-Chez les copains Francis et Gino veulent se joindre aux bandes des « sans défaite » ou les imiter c’est à dire « épurer » de Hutus la zone qu’ils contrôlent. Gaby n’accepte pas « il ne veut rien avoir à faire avec ces assassins » …  « si on se vengeait chaque fois la guerre serait sans fin »

C’est alors qu’intervient Madame Economopoulos et la découverte de la lecture « grâce à elle je respirais à nouveau, le monde s’étendait plus loin, au-delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs »

Mais le réel n’est plus vivable : les copains achètent en effet des grenades au centre-ville, des hommes en assassinent d’autres en toute impunité, sa maman retrouvée par Jacques a vécu le cauchemar du génocide, elle a dû s’occuper des cadavres de ses nièces et de son neveu.

« Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie »

Une bande de cinq garçons armés vient les menacer jusque dans leur maison (Gaby était en train de lire « l’enfant et la rivière »)

Malgré sa volonté de se protéger du monde Gaby va dénoncer sa maman pour sauver sa sœur : Yvonne faisait participer Anna chaque nuit au cauchemar qu’elle avait vécu.

Suite à l’assassinat du père d’Armand Gaby va tuer pour protéger son père et sa sœur.

Le chef du gang qui l’oblige à le faire est Innocent ; l’instrument : le Zippo de Jacques ;

P 209 « Mon père disait que le jour où les hommes arrêteront de faire la guerre il neigera sous les tropiques » écrit Gaby à Christian p196

« Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura » scande-t-il dans la lettre qu’il écrit à Laure p211

Dernières pages : Gaby retrouve Armand qui vit toujours au fond de l’impasse ; tous deux vont au cabaret où l’avait entraîné Gino juste avant les élections : « dans la même obscurité qu’autrefois, les clients vident leur cœur et leurs bouteilles » 

 « Je retrouve un peu de ce Burundi éternel que je croyais disparu »,Il y retrouve surtout sa mère portant les stigmates de la tragédie.

Et en écho aux premiers feuillets « ma vie ressemble à une longue divagation, rien ne me passionne. »

 Les toutes dernières lignes « Le jour se lève et j’ai envie de l’écrire »




L’œuvre de Jack LONDON



L’œuvre de Jack LONDON

L’œuvre de Jack London, c’est une cinquantaine de bouquins écrits en une vingtaine d’années. Tout n’a pas été traduit en français où l’on dispose cependant de 43 ou 44 titres.
Elle est constituée pour l’essentiel de quelques 200 nouvelles et de 21 romans, mais ne se réduit pas à cela. On y trouve aussi des essais, quatre pièces de théâtre, une comédie musicale, des conférences exaltées sur le socialisme, un recueil de textes politiques titré en toute simplicité « la guerre des classes », des reportages (il s’est immergé pendant plusieurs semaines dans les bas-fonds de Londres, ce qui donnera « Le peuple de l’abîme », il a été correspondant de guerre : guerre russo-japonaise et guerre du Mexique) et enfin une abondante correspondance.
Chez nous la publication de l’œuvre de Jack London a subi quelques vicissitudes. D’abord en France la nouvelle est considérée comme un genre mineur et les récits d’aventures sont carrément méprisés, de sorte que tout naturellement le comité de lecture chargé d’évaluer cette œuvre décréta que c’était de la   littérature pour adolescent. C’est ainsi que l’œuvre de Jack London s’est trouvée longtemps confinée à la Bibliothèque Verte.
Plus tard, lorsque le fait que Jack London avait milité à gauche a été reconnu, Francis Lacassin, grâce lui soit rendue, s’est employé, dans les années 70, à republié correctement dans la collection 10-18 les anciennes traductions de Louis Postif, ce qui permit à une partie de l’intelligentsia française de se régaler sans remords de récits d’aventures.
Le temps passant, on dispose maintenant de nouvelles traductions plus satisfaisantes, notamment dans la Pléiade.
En m’intéressant à sa vie, il m’avait semblé que pour Jack London l’écriture était en premier lieu le moyen de s’enrichir, de s’élever socialement, de se faire un nom. Qu’il était de ce fait en permanence à la recherche d’un lectorat, et donc attentif à ce qui séduisait le public afin de s’emparer des thèmes qui avaient du succès, mais je n’aurais pas osé le dire si Jack London lui-même ne l’avait pas déclaré : « l’époque est vouée au commerce, et la valeur dominante du moment est la réussite financière. Il est donc normal de voir un patron de presse publier ce que ses lecteurs veulent lire »
Et voici le conseil qu’il donne aux écrivains débutants : « commencez par vous faire un nom en publiant ce qui se vend, le travail et la compétence finiront par payer ; mais si vous voulez manger à votre faim, oubliez que vous avez du génie ».
Et c’est sans doute en s‘appliquant à lui-même ce conseil que l’on trouve sous sa plume :
Des récits de science-fiction ; « Le dieu rouge »
Des nouvelles de fantômes ; « La mort qui tue ».
Des textes relatifs à la préhistoire ; « Avant Adam ».




Les Enfants du Froid
En guise de préambule, je peux essayer de dire pourquoi j’ai choisi ce recueil de 10 nouvelles plutôt qu’un roman. C’est d’abord sans doute par ce que j’ai une prédilection pour cette forme littéraire, mais c’est aussi parce que très sincèrement je crois Jack London meilleur novelliste que romancier. Et j’ai eu la satisfaction de voir ce choix légitimé par deux fois. Ma femme m’ayant procuré les deux volumes que la Pléiade a consacré à notre auteur, j’ai trouvé sous la plume de Philippe Javirski, qui a dirigé cette publication, la formule lapidaire que voici : « Jack London excelle dans la nouvelle ». Dans le même temps en fouinant à la librairie « L’Odeur de temps » j’ai eu la chance de trouver une petite plaquette qui recelait trois nouvelles de London que je méconnaissais.
En m’y plongeant j’ai rencontré une note qui m’a appris que Borgès avait dirigé une collection (baptisée bien sûr La Bibliothèque de Babel ») et que pour représenter Jack London dans cette collection, ce n’est pas un roman qu’il avait choisi mais cinq nouvelles dont une « La loi de la vie » figure dans « Les Enfants du froid ».
Dans une lettre de Jack London à son éditeur, on apprend qu’il souhaite pour « Les Enfants de froid » dire les choses par les yeux des Indiens. Pour moi ce ne peut être qu’un vœu pieux mais me suggère deux réflexions.
-Pour la première : c’est qu’il fait la même chose qu’avec « Croc -Blanc » où là il s’installe dans la tête du louveteau.
« Quand il comprit que le ptarmigan tentait de l’entraîner vers le buisson, il lutta de toutes ses forces pour rester en terrain découvert. Rien de ce qu’il avait vécu auparavant ne l’avait préparé à cette expérience, mais des générations et des générations de loups se battaient avec lui, lui communiquaient leur savoir, dirigeaient ses coups, armaient ses crocs et ses griffes. Confusément au plus profond de son cerveau il sentait que son existence prenait un sens, que tout devenait clair, qu’il était en train de faire ce pour quoi il était né, ce qu’il poursuivrait inlassablement jusqu’à la fin de sa vie »
En adoptant cette position Jack London fait de « Croc-Blanc » une fable, mais c’est une fable qui a enchanté des générations d’adolescents.

-Pour la seconde, c’est que pour voir les choses comme les Indiens les voient, Jack London prend une figure d’ethnologue, et je crois que cette attitude influe sur son écriture qui dans cet ouvrage est plus sobre qu’à l’ordinaire ; il réprime son goût pour les belles phrases, les propos facétieux, les tendres soupirs de la romance.
Je ne veux pas que vous preniez ce que je vous dis pour argent comptant et il m’est facile d’éclairer mon propos en l’illustrant.
Pour les belles phrases :
Jack London était conscient du caractère volontiers profus de son style : il dit dans une lettre : « peut-être apprendrai-je un jour le style lapidaire ».
Pour préciser ce que j’entends par « style profus » : voici quelques lignes extraites du « Loup des mers » :
« Je me balançais dans l’espace infini, selon un rythme ample et régulier. Autour de moi scintillait une myriade de points étincelants : étoiles, soleils, comètes fugitives ; mes compagnons de route dans cette fuite au sein des astres ».
Voici maintenant deux fragments mis en parallèle où Jack London peint le même sujet : les solitudes glacées du grand nord ; le premier est constitué des premières lignes de la première nouvelle des « Enfants du froid », le second est le début de « Croc-Blanc »
« Dans les forêts du Nord » (première nouvelle des « Enfants du froid, »
« Après une marche exténuante en plein cœur des solitudes, une fois dépassés les derniers bois rabougris et les dernières broussailles, on pourrait croire que le nord dans sa ladrerie a renié la terre, si on ne découvrait tout à coup d’immenses horizons de forêts et de terres souriantes.
Ce bout du monde commence à peine à être connu ; de temps à autres des explorateurs y sont allés, mais jamais ils ne sont revenus raconter ce qu’ils y avaient vu.
Ce sont les Solitudes- oui les Solitudes : les mauvaises terres de l’Arctique, les déserts du cercle, le pays morne et rude du bœuf musqué et du loup efflanqué des plaines ».
« Croc Blanc »   Chapitre premier : La piste de la nourriture
« Une haute forêt de sapins sombre et oppressante, disputait son lit au fleuve gelé. Dépouillé de leur linceul de neige par une récente tempête, les arbres se pressaient les uns contre les autres, noirs et menaçants, dans la lumière blafarde du crépuscule.  Le silence était total. Le paysage morne et désolé qui s’étendait jusqu’à l’horizon était au-delà de la tristesse humaine. Mais du fond de son effrayante solitude montait un grand rire silencieux plus terrifiant que le désespoir- le rire tragique du Sphinx, le rictus glacial de l’hiver, la joie mauvaise, féroce, d’une puissance sans limite. Là, l’éternité, dans son immense et insaisissable sagesse se moquait de la vie et de ses vains efforts. Là s’étendait le Wild, le Wild sauvage, gelé jusqu’aux entrailles, des terres du grand nord »

Pour le ton facétieux
Voici un fragment pris au début de « Bellew la fumée ». Il s’agit d’un dialogue entre « l’oncle » John Bellew et son neveu Christopher Bellew dit Kit.
Christopher issu d’une famille aisée ne s’est  guère donné la peine que de naître. Il a dix huit ans et s’occupe de journalisme. Dans cette scène, s’étant rendu à son club il y rencontre son oncle dans un coin de la bibliothèque.
Salut ! cher oncle paternel, dit-il en se renversant dans un fauteuil de cuir et en étendant les jambes. Voulez-vous me tenir compagnie ?
Il commanda un cocktail mais l’oncle s’en tint au petit vin de Californie qu’il buvait toujours. Il regarda d’un air de désapprobation irritée d’abord le cocktail, puis la figure de son neveu. Kit sentit qu’il était menacé d’un sermon.
Je n’ai qu’une minute à moi, fit-il précipitamment. Il faut que je courre voir l’exposition de Keith chez Ellery et que j’écrive là-dessus une demi-colonne.
De quoi souffres-tu ? demanda l’autre. Tu es pâle. Ta as l’air à bout.
Kit répondit par un gémissement.
J’aurais le plaisir de t’enterrer, je prévois cela. Kit hocha tristement la tête.
Non merci pas les vers !  Pour moi ce sera l’incinération.
John Bellew descendait de la vieille souche endurcie et endurante qui avait traversé les plaines en chariots à bœufs au milieu du siècle dernier, et cette dureté était encore renforcée chez lui par celle d’une enfance passée à la conquête d’une terre neuve.
Tu ne vis pas comme il faut, Christopher. J’ai honte de toi.
Sentier semé de primevères, hein ! gloussa Kit.
 Le vieil homme haussa les épaules.
Ne secoue pas vers moi tes tresses sanglantes, digne vieil oncle. Je voudrais bien que ce soit le sentier plein de primevères. Mais il est barré pour moi, je n’ai pas le temps de m’occuper de la bagatelle.
Alors que diable…
C’est le surmenage.
John Bellew éclata d’un rire âpre et sceptique. Je vous jure ! Nouvel éclat de rire.
Les hommes sont le produit de leur environnement, proclama Christopher en montrant le verre de l’autre. Votre hilarité est trop claire et trop amère comme votre boisson.
Le surmenage ! reprit l’oncle d’un ton sarcastique. Tu n’as jamais gagné un cent de ta vie.
Je vous parie que si, seulement je ne l’ai jamais touché. En ce moment même je gagne 500 dollars par semaine, et je fais le travail de 4 hommes.
Quoi par exemple ? Des tableaux qui ne se vendent pas ? ou … hem ! Des travaux de fantaisies ? Sais-tu seulement nager ?
J’ai su autrefois.
Ou monter à cheval ?
J’ai risqué cette aventure.
L’oncle renifla de dégoût.
- Je suis heureux que ton père n’ait pas vécu assez longtemps pour te contempler dans toute la gloire de ton déshonneur. Lui, c’était un homme des pieds à la tête. Comprends-tu ? Un Homme ! et je crois qu’il aurait su te faire passer le goût de toutes ces idioties musicales et artistiques.
-  Ô temps, ô meurs de décadence ! soupira Christopher.
- Je pourrais comprendre, je pourrais tolérer cela continua l’oncle avec violence, si seulement tu réussissais là-dedans. Mais tu en es incapable, tu n’as jamais gagné un cent de ta vie ni fait un travail d’homme. A quoi es-tu bon sur cette terre finalement ? Tu as reçu une bonne éducation. Pourtant même à l’université, tu ne jouais pas au foot, tu ne faisais pas de canotage ; tu ne….
J’ai fait de la boxe et de l’escrime, un peu,
Quand as-tu boxé pour la dernière fois ?
Jamais depuis. On me considérait comme excellent pour juger du rythme et des distances. Seulement on me considérait comme…
Continue.
Comme manquant de persévérance.
C’est-à-dire comme un paresseux.
J’ai toujours pensé que c’était un euphémisme !
Je trouve que ce qui précède est bien fait, que ça ne manque pas d’allant, mais dans « Les enfants du Froid » ce registre est absent. Il y a bien les moqueries de Koogah, le gratteur d’os, dans « Nam-Bok le hâbleur » et celles de Sime, la forêt tête dans « Le Maître du mystère » mais ce qui domine c’est le sentiment tragique de l’existence.

Pour les tendres soupirs de la romance
Voici un texte tiré de « Martin Eden » où un jeune homme reçoit un coup de téléphone de la jeune fille dont il est épris : « Ruth n’avait pas grand-chose à lui dire- seulement que Norman devait l’emmener à une conférence ce soir, mais il avait la migraine, elle était terriblement déçue, elle avait les billets. S’il n’avait pas d’autre engagement, serait-il assez aimable pour l’accompagner ?
Assez aimable pour l’accompagner ? Il eut bien du mal à contenir son enthousiasme. C’était prodigieux. Il l’avait toujours vue chez elle et n’avait jamais osé lui offrir de sortir avec lui. De manière absurde, alors qu’il était toujours au téléphone et parlait avec elle, il éprouva un désir irrépressible de mourir pour elle, et des images de sacrifice héroïque se formaient et se défaisaient en un tourbillon dans son cerveau. Il l’aimait tant, si intensément, si désespérément. Qu’en ce moment de bonheur insensé elle sortit en sa compagnie, se rendit à une conférence -avec lui Martin Eden-, cela l’élevait si haut au-dessus de lui qu’il ne voyait rien d’autre à faire que mourir pour elle. Il n’existait à ses yeux aucun moyen adéquat d’exprimer l’extraordinaire, la sublime émotion qu’il ressentait. C’était la noble abnégation à laquelle consentent tous les amants et il en avait accueilli l’idée à l’instant, au téléphone, dans la vision d’un tourbillon de feu et de gloire ; et mourir pour elle, jugeait-il c’était avoir bien vécu et aimé. Il n’avait que 21 ans et il aimait pour la première fois.
Je trouve le contraste frappant avec les mots de Thom dans la première nouvelle des « Enfants du froid » ou encore ceux de SU-su dans « Keesh fils de Keesh ». Et ne croyez pas ce genre de tirade exceptionnel, on trouve les mêmes accents un peu partout dans l’œuvre de Jack London.
Voici par exemple un extrait des « Mutinés de l’Elseneur » (roman qualifié de très dur par Francis Lacassin) que l’on ne s’étonnerait pas de trouver sous la plume de la romancière Delly.
Le narrateur des « Mutinés de l’Elseneur », M Pathurst, romancier de son état, las de la société de ses semblables, las des manigances féminines, a décidé pour se rafraîchir l’esprit de franchir le cap Horn.  Et c’est ainsi qu’il se trouve embarqué pour six mois sur l’Elseneur où il découvre avec beaucoup de dépit que la fille du capitaine, Margaret, sera du voyage. Un voyage où dans le huis-clos du navire, la violence va irrépressiblement s’épanouir comme une fleur monstrueuse, tandis que, tout aussi irrésistible, le sentiment amoureux impose sa loi et emporte Margaret et le narrateur.
1er extrait : « Je pourrais être excédé de ces mouvements brutaux du navire sur une mer glaciale mais il se trouve que je n’y apporte aucune attention : une flamme me dévore. Celle d’une grande découverte qui est aussi un accomplissement. J’ai trouvé ce qui faisait que mes livres me paraissaient soudainement bien ternes ; j’ai fini par découvrir aussi ce qui fait que toute ma philosophie n’aboutit qu’à une seule conclusion, la plus définitive qu’un homme puisse faire. En un mot j’ai découvert l’amour pour une femme sans que je sache d’ailleurs s’il est partagé. Là n’est pas tellement le point important, non ! l’essentiel est que moi-même je sois parvenu au sommet ultime que l’animal humain mâle puisse atteindre »
2ème extrait : « J’ai avoué mon amour à Margaret et lui ai dit alors que nous étions dans l’abri de toile auquel nous étions agrippés tous les deux hier soir, lors du deuxième quart. Et nous nous le sommes renouvelé l’un à l’autre dans la chambre des cartes brillamment éclairée après le changement des quarts, quand la cloche a eu sonné huit heures du soir. Sa physionomie était éclairée par la fierté, les yeux pleins de douceur et de chaleur, les paupières battant chastement comme le fait une jeune fille et très fémininement. Ce fut un grand moment : notre moment ? »
A dix-sept ans Jack London a été amoureux d’une jeune fille qui s’appelait Haydee et voici ce qu’il raconte :
« J’ignorais tout de la femme, moi qu’on avait surnommé « le prince des pilleurs d’huitres » qui pouvais faire partout au monde figure d’homme parmi les hommes, capable de manœuvrer un voilier, de demeurer dans la mâture en pleine nuit et dans la tempête, ou d’entrer dans les pires bouges d’un port pour jouer mon rôle dans les bagarres ou inviter tout le monde au comptoir, je ne savais que dire ou que faire avec ce frêle brin de femme dont la robe arrivait juste au-dessus des bottines et qui était aussi profondément ignorante de la vie que moi- malgré ma ferme conviction d’en connaître tous les secrets.
Je me vois encore assis avec elle sur un banc à la clarté des étoiles. Trente centimètres au moins nous séparaient. Nous étions à peine tournés l’un vers l’autre, nos coudes rapprochés sur le dossier du banc ; une ou deux fois ils se frôlèrent. Mon bonheur ne connaissait plus de bornes. J’employais pour lui parler les termes les plus doux, les plus choisis afin de ne pas offenser ses oreilles chastes, je me creusais les méninges pour savoir quelle attitude il convenait de prendre. A quoi pouvaient bien s’attendre des jeunes filles assises sur un bans auprès d’un garçon qui s’efforce de découvrir ce qu’est l’amour ? Que voulait-elle de moi cette Haydee ? devais-je l’embrasser ? Essayer ? Si elle comptait sur mes avances, que penserait-elle de moi en me voyant impassible ?
Je me plais à croire que Jack London a été profondément touché par cet amour délicieux et inassouvi qui n’a pas eu à affronter l’usure du temps et que par l’écriture il essaie d’en retrouver le charme. Je comprends cela. Lorsqu’il m’est arrivé de trouver une fleur oubliée entre les pages d’un livre je ne me suis jamais interdit d’en respirer encore le parfum.
Je viens en quelque sorte de vous dire ce que l’on ne trouve pas dans « Les Enfants du froid » et voici maintenant ce que j’y ai trouvé :
Les dix nouvelles nous donnent un aperçu des mœurs de sociétés autochtones du nord de l’Amérique et montrent comment l’arrivée des Blancs fait voler en éclats les structures de ces sociétés : nous assistons à un choc de civilisations.
Nous découvrons des sociétés où l’on a le ventre plus souvent vide que plein, où les pères considèrent leurs filles comme des ources de revenus, où l’homme est le maître, où la femme obéit, ou l’esclavage fait partie des conditions de l’existence, où le système des croyances religieuses gouverné par les shamans peu conduire à des atrocités, où le meurtre est chose banale, l’assassin pouvant même en tirer gloire à condition que celui qu’il tue soit d’un statut plus élevé que le sien. Il faut que Fairfax, dans la première nouvelle, soit dans un abîme de dépression pour trouver quelque agrément à y vivre.
Et dans ce monde primitif, qui se croyait immuable comme la succession des saisons, arrivent les Blancs, dont les possessions, les technologies, excitent la convoitise des indigènes, dont les connaissances rendent dérisoire la sagesse des anciens, ces Blancs qui séduisent les jeunes squaws, apportent l’alcool et de nouvelles maladies, et qui pour finir imposent leur mode de vie, réduisent les indigènes à une sorte d’esclavage. Si bien que la révolte qu’incarne Imbert dans la dernière nouvelle du recueil est inévitable, voire légitime, et à l’instar de celui qui doit le juger pour la multitude des crimes qu’il a commis, nous sommes, nous lecteurs déchirés par notre incapacité à donner un contenu au mot justice, déchirés par le désir de pardonner l’impardonnable.
Jack London a déclaré que cette nouvelle était la meilleure qu’il ait écrite. Ce n’est pas mon sentiment car il me semble que son excellence tient pour beaucoup à l’assise que constituent les neuf nouvelles qui précèdent : elle me semble parfaite en tant que clef de voûte de l’architecture du recueil.
Prétendre que « Les Enfants du froid » est un ouvrage à réserver aux adolescents procède d’une volonté d’aveuglement.

Pour donner plus de chair à mon discours sur les « Les Enfants du froid » je vais m’intéresser de plus près à deux nouvelles du recueil. « Le Maître du Mystère » et « La loi de la vie ». Dans chacune de ces nouvelles la présence des Blancs n’interfère que très peu avec la vie des indigènes, Jack London s’y attache à nous présenter un aspect singulier de ces sociétés.

Le Maître du Mystère
Dans un village perdu au bord de la mer, se joue une tragi-comédie : Les très belles couvertures que la femme Hoomiah s’était procurées de façon avantageuse, et qui suscitaient la convoitise des autres femmes ont disparu. Or le shaman du village Scundoo, a perdu la confiance de ses ouailles, de sorte que l’on a demandé à Klok-no-ton, shaman d’un village voisin, infiniment redouté pour la violence de sa médecine, de venir résoudre le mystère.
On voit alors se convulser sur un arrière fond de crédulité, de cruauté, de terreur, que notre société moderne voudrait avoir laissé derrière elle, les tristes manœuvres que nous connaissons si bien, les jeux de pouvoir, de la jalousie, de la vanité, de la crédulité, de la duplicité. Ainsi cette nouvelle m’apparaît comme une sorte de miroir déformant où l’on préfèrerait ne pas se reconnaître.

La Loi de la vie
Lorsque l’on lit Jack London on rencontre bien des fois l’expression « la loi de la vie », mais son sens n’est pas toujours le même. Ainsi pour le louveteau qui deviendra Croc-Blanc, la loi de la vie c’est « mangez ou soyez mangé », autrement dit la loi du plus fort, ce qui me semble avoir quelque proximité avec l’idée de la survivance des plus aptes que Darwin a mise en avant et que Jack London a adoptée. En revanche dans la nouvelle dont cette expression est le titre, voilà ce que pense le vieillard qui, devenu un poids trop lourd pour la tribu est abandonné dans la neige.
« Il ne se plaignait pas. C’était l’habitude, la loi de la vie, et elle était juste. Il était né tout près de la terre, tout près de la terre il avait vécu, et sa loi n’était pas une nouveauté pour lui. C’était la loi de toute chair. La nature n’est pas tendre pour la chair. Elle ne se soucie guère de cette chose concrète qu’est l’individu. Tout son intérêt est réservé à l’espèce, à la race »
Ici l’individu doit s’effacer devant l’intérêt supérieur du groupe humain auquel il appartient, ce qui me semble correspondre davantage aux idées socialisantes qui constituent l’autre versant des idées de Jack London sur le monde et la vie. Si, à dix ans cette nouvelle m’a bouleversée ce n’est certainement as parce que je m’intéressais aux idées contradictoires que Jack London laissait bouillonner dans sa cervelle. Mais le fait que l’on puisse envisager de laisser mon grand-père se congeler dans la neige m’était inconcevable. Certes, qu’un enfant ait de l’affection pour son grand-père n’est pas très original, mais il y avait autre chose encore, car mon grand-père était une sorte de Raboliot et vivant auprès de lui il m’avait quelques fois amené à la lisière de la vie sauvage, cette vie sauvage que j’ai retrouvé plus tard en lisant Jack London.
Bien du temps a passé, j’ai vieilli, et j’ai appris que le fait d’éliminer les vieux lorsque les conditions de vie se font difficiles n’est pas propre aux esquimaux. Et puis que dire des conditions de vie que nous réservons à nos anciens ?
J’ai vieilli et je me suis quelque peu civilisé, et maintenant ce que j’admire dans cette nouvelle c’est l’art de la mise en scène. Le vieillard abandonné au froid se souvient qu’enfant avec un petit copain il a assisté à la mise à mort d’un vieil élan assailli par une meute de loups, puis ce qui n’était qu’un souvenir se cristallise dans le présent quand, répondant à l’appel de l’un d’eux les loups cernent le vieillard ; Il ne mourra pas de froid il remplira leurs panses.

"L'assassin qui est en moi"de Jim Thompson

Séance du 18 février 2019 « L’assassin qui est en moi » de Jim Thompson

Présenté par JP Bartoli



Bonjour à toutes et à tous,

Notre session d’aujourd’hui est consacrée à ce genre de la littérature policière que l’on appelle le roman noir et plus particulièrement au roman noir américain, qui lui a très largement donné, sinon ses lettres de noblesse, du moins ses lettres de noirceur. Je veux dire ici que je suis très redevable à Jean Courdouan de m’avoir indiqué l’an dernier l’ouvrage de Benoit Tadié FRONT CRIMINEL qui est une histoire raisonnée du polar américain de 1919 à maintenant, qui m’a beaucoup aidé dans mes recherches.

Dans son acception la plus large le roman policier raconte une histoire centrée autour d’un crime de sang, et à ses débuts, au 19ème siècle le type de roman policier le plus exploité à été le roman à énigme, ce que les anglais, qui en ont été longtemps les maîtres, appellent un whodunnit (qui l’a fait ?) avec des auteurs prolifiques comme Conan Doyle et Agatha Christie, et qui fait toujours recette avec les reines du crime comme Elizabeth George, Mary Higgins Clark, PD James etc… En francophonie on a fait aussi très bien avec Maurice Leblanc, Gaston Leroux, puis Simenon et Boileau Narcejac et plus récemment Léo Malet, Fred Vargas.

Ces romans suivent en général un schéma très stéréotypé : un cadavre est découvert, la mort parait suspecte, un enquêteur, souvent un policier mais parfois un détective privé, ou bien un amateur éclairé comme Miss Marple, (mais travaillant en bonne intelligence avec la police officielle) essaient de démasquer le coupable ; une savante combinaison de découverte d’indices matériels ou insubstantiels (empreintes, mensonges maladroits, conversations surprises…) et du développement d’un raisonnement logique qui s’en est nourri (les petites cellules grises de Poirot, le travail méthodique de Maigret) permet de découvrir la vérité.

Que le lecteur se laisse porter par le récit ou qu’il essaye d’émuler l’enquêteur pour découvrir avant lui ou en même temps « qui l’a fait », il est toujours satisfait de voir que le crime ne paie pas et que le coupable sera dûment et souvent durement puni. Tout cela est très manichéen, il y a les bons et les méchants et les bons gagnent toujours ou presque : il y a eu « Un échec de Maigret », mais aucun d’Hercule Poirot je pense.

Ce sont les écrivains américains qui dans les années 1920-1930 vont faire exploser cet univers douillet, consensuel et hypocrite dans son traitement BCBG de situations par essence dramatiques, en y apportant un réalisme cru qui correspondait plus à ce que les lecteurs voyaient se passer autour d’eux ou pouvaient vivre eux-mêmes, dans le contexte dur de cette époque.

Cette nouvelle génération d’auteurs a su et a pu exploiter la source d’inspiration alimentée par les bouleversements provenant des deux traumatismes qu’ont connu les USA entre les deux guerres, en utilisant le langage qui convenait, et en bénéficiant d’une structure éditoriale favorable.

Le premier traumatisme c’est en 1919 l’instauration de la Prohibition (interdiction totale de la fabrication et de la distribution d’alcool) : véritable ‘pavé de l’ours’ elle a aggravé les maux qu’elle souhaitait combattre :

-Le banditisme organisé s’est développé et devenu un monopole au fonctionnement de plus en plus violent vu les enjeux financiers.

La corruption durable des polices et des institutions politiques locales par les gangs.

Les études de l’époque montrent une forte augmentation de la consommation avec un effet morbide pervers dû à la mauvaise qualité de ces produits clandestins.

Devenue ingérable la Prohibition a été levée en 1933 mais le mal était fait, d’autant plus que les Etats-Unis après une période de croissance d’après-guerre (assez instable d’ailleurs et marquée par de durs conflits sociaux) étaient entrés en 1929 dans la Grande Dépression qui s’est combinée à l’exode rural des fermiers ruinés du Mid-West pour mettre des millions de personnes miséreuses sur les routes.

Ces évènements n’ont pu qu’influer et inspirer l’œuvre d’écrivains les ayant vécus ou approchés de près et pour beaucoup comme Dashiell Hammett, Chandler, James Cain, Thompson qui ont connu une jeunesse mouvementée, en marge (mais à l’époque beaucoup de gens étaient en marge) ; Intelligents, ils s’étaient faits eux-mêmes, instruits certes mais plutôt autodidactes, ils parlaient et écrivaient le même langage simple, descriptif voire brutal que leurs lecteurs et qui évoluait vers ce qu’on appelle l’anglais américain, distinct de l’anglais châtié et introspectif des descendants des premiers colons anglo-saxons. Leur crédibilité et leur compréhension en était renforcée. Ils produisaient des récits qui sortaient de la routine du bien et du mal, qui décrivaient les situations d’un autre point de vue que celui des justiciers légalistes, parfois même celui des criminels comme ‘Petit César’ de WR Burnett (très vite adapté au cinéma, avec Edward G. Robinson) ; ceux de leur héros qui combattaient le crime (comme l’Op de Hammett et Philip Marlowe de Chandler) ne s’embarrassaient pas beaucoup de légalité et avaient la gâchette facile; c’est cette première étape dans l’évolution du roman policier qu’on a appelé « Hard Boiled », ce qui veut dire que ces détectives étaient des durs-à-cuire [et pas des œufs durs]. Beaucoup de ces récits étaient des nouvelles ou des romans sérialisés et publiés par les pulps magazines à très bon marché, qui ont été vraiment le support de la littérature populaire d’alors (aventures, western, science-fiction, policier) ; d’ailleurs comme la science-fiction (avec Astounding et John W Campbell) les histoires hard-boiled ont bénéficié de l’émergence d’un magazine leader « Black Mask » créé en 1921 et dirigé de 1926 à 1936 par Joseph ‘Cap’ Shaw qui a su attirer des auteurs comme Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Carol Dally, Earl Stanley Gardner (qui n’a pas écrit que des ‘Perry Mason’) et les faisait souvent travailler en atelier

A partir du milieu des années ’30 une nouvelle branche vient pousser sur l’arbre de la littérature policière, à côté du genre Hard-Boiled, et qui deviendra le ‘Roman Noir’ au sens où on l’entend aujourd’hui c-à-d un récit criminel où il n’y a pas d’énigme à proprement parler, où l’enquête est périphérique et les personnages englués dans des situations dramatiques douloureuses qui vont en empirant et en font souvent des assassins, bien qu’ils soient eux-mêmes des victimes des conditions sociales ambiantes ; pour eux les dés sont pipés et d’ailleurs ce n’est pas une coïncidence si les premiers (Dashiell Hammett avec « La Moisson rouge », James M.Cain avec « Le facteur sonne toujours deux fois », Horace McCoy « On achève bien les chevaux », Steinbeck dans « Des souris et des hommes» ont été des auteurs marqués politiquement à gauche, comme Jim Thompson plus tard.

Bien que ces romans aient été des succès, reconnus pour leur qualité littéraire, le genre noir ne connaitra un plein essor qu’à partir de 1950, quand les pulps laisseront le rôle de vecteur principal aux livres de poche originaux (original paperbacks) publiant des textes inédits à bas prix faisant et leurs éditeurs qui n’avaient pas de royalties à payer aux éditeurs de livres brochés ou reliés ont fait la part belle aux romans policiers et particulièrement aux romans noirs. Par exemple James Cain a pu publier directement en 3 ans 3 textes refusés par les éditeurs traditionnels, et de nouveaux auteurs comme Charles Williams, Peter Rabe, Day Keene, David Goodis, Vin Packer, Jim Thompson, Chester Himes ont émergés. S’en est suivi un âge d’or assez court qui s’est matérialisé en France principalement dans la Série Noire de Gallimard, à côté des romans ‘Hard Boiled’.

Comme exemple du genre j’ai choisi « L’assassin qui est en moi » de Jim Thompson publié en 1952 (bien que j’ai aussi pensé à ‘La lune dans le Caniveau’ de David Goodis) parce que je crois que c’est du noir de noir, l’histoire de la descente aux enfers, racontée à la première personne, d’un policier meurtrier, intelligent et fou à lier.

Son auteur Jim Thompson est né en 1906 en Oklahoma dans le comté de Caddo, dont son père était shérif, mais la famille doit partir précipitamment pour le Texas suite à une défaite électorale cuisante du père et des soupçons de malversations. Une petite fortune gagnée dans la prospection pétrolière est vite dilapidée et Jim travaille comme garçon d’étage dans un grand hôtel de Fort Worth ; il est très mal payé mais comprend vite les combines et multiplie son salaire plusieurs fois ; ceci lui permet de financer à 20 ans une nouvelle tentative de prospection avec son père mais c’est encore un échec ; toutefois il écrit et est publié sporadiquement depuis l’âge de 14 ans et un directeur de magazine le fait admettre au Collège d’Agriculture du Nebraska ;il épouse Alberta Hesse mais doit quitter le Collège faute d’argent pour payer les cours; à partir de 1932 il commence à collaborer régulièrement à des pulps comme ‘True détective’ avec des articles sur des crimes réels, souvent illustrés de photos truquées et parfois écrits à la première personne ; ça paie plutôt bien (environ 3000 € actuels pour un texte de 5 à 6000 mots) et il en écrit beaucoup. En 1935 il adhère au Parti Communiste américain et participe à ‘l’Oklahoma Fédéral Writers Project’, un Fonds fédéral d’aide aux écrivains institué dans le cadre du New Deal de Franklin Roosevelt, et dont il devient vite le Directeur Général.

Il quitte le PC US en 1938, puis l’Oklahoma Project et va s’installer à San Diego en Californie; après avoir travaillé dans une usine d’aviation il commence à collaborer avec des quotidiens importants comme le ‘San Diego Journal’ et le ‘Los Angeles Mirror’ tout en écrivant ses premiers romans dont un inspiré de son expérience en usine ‘Ici et maintenant’ ; son premier roman noir « Nothing more than murder » en 1949 est traduit et publié dans la « Série Noire » de Marcel Duhamel sous le titre « Cent mètres de silence » avec le n° 54, donc un des tout premiers, entouré de noms comme Chandler, John Amila (auteur français d’ailleurs), James Hadley Chase, Dashiell Hammett.

En 1952 son agent lui procure un contrat avec ‘Lion Books’ un des plus actifs éditeurs de Poches originaux ; 15 jours après les premiers chapitres de « L’assassin qui est en moi » partent à l’éditeur ; dès lors il restera actif presque jusqu’à sa mort en avril 1977 avec plus de 20 nouveaux romans (dont « 1275 âmes » (Coup de torchon, de tavernier au cinéma), « M. Zéro », « Le lien conjugal », « Nuit de fureur ») , la co-écriture des scénarios de 2 films de Stanley Kubrik (« The Killing » et « Les sentiers de la gloire ») ; à noter que plus de la moitié de ses romans ont été publiés en France après 1983 chez ‘Rivages/Noir’ et non plus à la ‘Série Noire’, d’ailleurs en perte de vitesse à cette époque. Avant de mourir il aurait dit à Alberta, son épouse, de garder ses manuscrits parce que « … tu verras je vais devenir fameux 10 ans après ma mort » Il n’avait pas tort.



Venons-en donc à « L’assassin qui est en moi » que nous allons discuter dans sa version plus complète et retraduite publiée chez ‘Rivages/Noir’ en 2012.

Pour utiliser une platitude à la Lou Ford, c’est une œuvre à la fois simple et complexe :

Plutôt simple dans sa structure globale comme pourrait l’être une pièce de théâtre, car on peut distinguer quatre parties principales, dont chacune marque clairement une progression dans le drame et la tension qui le sous-tend, par l’occurrence à la fin d’une mort violente (un meurtre quoi).

Complexe dans l’écriture et le déroulement du récit parce que l’usage de la 1ère personne permet à Jim Thompson de ne pas respecter toujours l’ordre chronologique des évènements ou d’en faire un compte-rendu subjectif ; bien qu’il y ait des dialogues et des descriptions Lou Ford, le héros entre guillemets, dit ce qu’il veut, quand il veut et utilise abondamment la technique (théâtrale d’ailleurs) des apartés pour prévenir de ce qui va se passer ou pour justifier ses actions.

L’histoire se déroule presqu’exclusivement à Central City, une ville tout juste moyenne de 48 000 habitants qui bien qu’elle ait connu le boom pétrolier a conservé sociologiquement le fonctionnement d’une bourgade de province américaine : un shérif à l’ancienne, une entreprise dominatrice (d’origine locale), des notables qui s’épient, un machisme naturel, des noirs qui n’ont droit qu’à une mention d’une demi-ligne dans tout le livre (ce qui en dit long) et des vagabonds et des travailleurs du pétrole, qui animent les week-ends.

Il me parait important de situer les principaux personnages qui vont agir et interagir dans ce roman, et tout d’abord le narrateur,

Lou Ford, adjoint au shérif ; il a presque 30 ans, c’est un enfant du pays issu d’une vieille et respectable famille (père médecin) ; il est connu et apprécié de tout le monde: compétent, serviable, calme et poli, peut-être pas très intelligent et puis un peu rasoir, car il adore énoncer des lieux communs et des platitudes. Cet aspect rassurant cache peut-être une personnalité potentiellement explosive : très tôt orphelin, un frère adoptif, Mike Dean, qu’il adorait mais qui a fait plusieurs années de prison pour viol sur enfant, et qui est mort après sa sortie dans un accident aux circonstances suspectes.

Le shérif Bob Maples, âgé, fatigué considère Lou Ford comme son bras droit et lui fait toute confiance.

Joyce Lakeland : une jeune prostituée qui est arrivée récemment ; très belle, âpre au gain, elle envisage de faire un gros coup qui lui rapportera assez pour quitter la ville.

Joe Rothman : Chef du syndicat de la construction à Central City, un homme intelligent et rusé.

Elmer Conway : Fils à papa, cible du projet de Joyce.

Chester Conway : père d’Elmer, l’homme le plus puissant de la ville et le patron d’une très grosse entreprise ; c’est en tombant d’un de ses immeubles en construction que Mike Dean s’est tué.

Le traîne-lattes : apparait peu souvent mais de façon significative.

Hendricks : le procureur du comté, dirige aussi les enquêtes policières.

Amy Stanford : amie d’enfance et voisine de Lou Ford ; ils ont une liaison secrète qui est un secret de polichinelle pour toute la ville. Ref Lucille

Johnnie Pappas : C’est le fils du restaurateur où Lou Ford a ses habitudes ; c’est un adolescent un peu turbulent que Lou Ford aime bien et à qui il a évité des ennuis. Johnnie a toute confiance en lui.

Jeff Plummer : un autre adjoint du Shérif

Sauf le shérif Maples et Johnnie Pappas les principaux personnages ont un point commun : ce sont tous des manipulateurs :

Joyce Lakeland va essayer de manipuler Lou Ford pour l’entrainer ans son gros coup et s’enfuir avec lui.

Amy Stanton veut se faire épouser par Lou Ford

Chester Conway veut manipuler Ford pour qu’il tire Elmer des griffes de Joyce.

Joe Rothman essaie de monter Lou Ford contre Chester Conway

Quant à Lou Ford, qui n’aime pas être manipulé, il manipule à peu près tout le monde, individuellement ou collectivement, comme il le fait depuis toujours.



Première partie (chapitre 1 à 6), se termine par la mort de Joyce Lakeland et Elmer Conway

Alors qu’il prend un café près de la gare Lou Ford remarque un ‘traine-lattes’ qui l’observe de l’extérieur. Quand il s’apprête à partit le patron du restaurant refuse d’être payé pour le remercier d’avoir gentiment recadré son fils, Lou proteste que ce n’est rien, mais le patron insiste dans ses éloges; puis il s’apprête à vaquer à d’autres tâches, mais du coup Lou Ford ne l’entend plus de cette oreille « Je cale l’un de mes coudes sur le comptoir, je croise une jambe derrière l’autre…Je l’aime bien ce bonhomme… mais il est trop beau pour que le laisse filer. Poli, intelligent : les types comme lui je m’en délecte. J’embraye… » et il l’abreuve de lieux communs, « L’enfant est le père de l’homme », « j’y regarde à deux fois avant de mettre un pied devant l’autre » etc…

La confidence qu’il nous fait en même temps en a parte nous alarme tout de suite : « cette manière-là d’assommer les gens, elle est presqu’aussi jouissive que l’autre--la vraie--les assommer au sens propre. Celle que j’avais tenté d’oublier au prix de tant d’efforts, au point que j’y étais presque parvenu--jusqu’au moment où j’avais rencontré cette fille. » et en sortant il voit le traine-latte qui l’attend. page

Le début du 2ème chapitre est un flash-back sur la rencontre trois mois plus tôt de Lou avec ‘cette fille’ Joyce Lakeland ; c’est une prostituée assez discrète que le shérif lui a demandé d’aller contrôler et d’expulser s’il le croit nécessaire ; il y va, disposé à être poli comme tout gentleman du Sud-Ouest des EU qui se respecte car « Ici on dit ‘oui madame’ ou ‘non madame’ à tout ce qui porte une jupe ; et qui est de race blanche bien sûr. Ici vous êtes un homme, ou vous n’êtes rien » [et si vous n’êtes rien je vous souhaite bien du plaisir].

Mais la rencontre commence très mal, Joyce l’insulte, le traite de flicard et le frappe au point de le faire tomber ; quand il se relève il la bat comme plâtre à coups de ceinturon ; apparemment elle aime cela et commence entre eux une relation sado-masochiste durable et intense, qui réveille la violence rentrée qui couvait en lui depuis des années, ainsi qu’une soif de vengeance refoulée vis-à-vis de Chester Conway, le patron de Conway Construction.

Et c’est Joyce pour son malheur qui lui donne le moyen d’exercer sa vengeance ; elle veut quitter Central City avec un gros paquet d’argent extorqué à Elmer Conway avec la complicité de Lou Ford et en sa compagnie, car : « je ne renoncerai jamais à toi, jamais, jamais ». « Je l’embrasse, un long baiser, Joyce ne le sait pas mais elle est déjà morte », et ils commencent à échafauder leur plan ; et c’est la fin du Flash-Back et on revient à la fin du 1er chapitre, Lou sort du restaurant après avoir rasé le propriétaire et le traine-latte vient lui demander l’aumône ; Lou fait semblant d’acquiescer, de sortir de l’argent de sa poche et lui plante dans la paume de ma main le bout du cigare embrasé

Juste après l’incident du cigare Lou Ford se rend aux bureaux du syndicat de la Construction où l’a invité Joe Rothman, son Président ; celui-ci commence à la surprise de Lou par demander quels sont ses sentiments à l’égard de son frère adoptif, Mike Dean : « Je n’aurais pu l’aimer plus s’il avait été mon frère de sang » « même après ce qu’il avait fait ? » demande Joe car Mike a été condamné prison pour le viol d’une petite fille. Lou répond « Papa et moi étions sûrs que ce n’était pas lui le coupable » et en aparté « parce que le coupable c’était moi, Mike s’était laisser accuser à ma place ». Rothman en vient alors au sujet qui l’intéresse vraiment, càd monter Lou contre Chester Conway, qu’il accuse d’avoir tué Mike en le faisant pousser dans le vide ; Lou minimise la responsabilité de Conway, lui dit que tout ce qu’il raconte il le sait déjà, que le meurtre n’est pas certain et que d’ailleurs si le Syndicat et Joe lui-même avaient bien fait leur travail la chute de Mike aurait été stoppée par des planchers provisoires. Il essaie donc de faire croire à Rothman qu’il n’a aucune rancune contre les Conway, pour éviter de futurs soupçons, mais Rothman n’est pas complètement dupe et lui dit en le raccompagnant : « Les bobards que vous venez de me servir, Lou, gardez les pour les gogos ».

Lou rentre chez lui, dans la vieille maison de famille qu’il n’a pu se résoudre à vendre. Il se gare dans les anciennes écuries, le terrain de jeux de Mike et et lui enfants et où « Mike m’avait surpris avec la petite f… » Puis il entre dans la maison et y musarde notamment dans les bibliothèques qui abritent entre autres «d’épais volumes de psychologie morbide… Jung, Freud, Kraepelin [un nom à retenir]… toutes les réponses se trouvent là, sur ces pages…» puis il évoque les relations avec son père, qui quand il a compris la gravité de la ‘maladie’ de Lou a renoncé aux ambitions qu’il avait pour lui et se résout à le laisser vivre comme un rustre médiocre, càd « le policier typique des Etats de l’Ouest, c’est moi …je joue un rôle depuis si longtemps que je n’ai même pas besoin de me forcer ».

C’est alors qu’Amy Stanton qui l’attendait en haut l’interpelle. Bien entendu elle lui reproche de la négliger, elle pleurniche, se calme, ils font l’amour et elle lui demande de l’épouser ; il lui demande pourquoi, qu’est- ce qu’ils feraient de plus, et puis il veut devenir quelqu’un ; alors elle se moque de lui et lui dit que de toute façon il sera bien obligé de l’épouser. Lou, jamais à court de mensonges lui raconte que son père lui a fait une vasectomie, donc …elle ne peut être enceinte et elle lui a menti. Ils se séparent fâchés. Plutôt que samedi qui est une journée chargée pour Lou ils décident de se voir dimanche et auront une longue et franche discussion ; en tout cas c’est ce que veut Amy.

Le samedi est toujours agité à Central City (jour de paie, ouvriers du pétrole) et Lou Ford le passe à patrouiller, puis à calmer un ouvrier mexicain qui en a tué un autre. Il est en cellule, très agité et violent mais Lou appelé à la rescousse arrive à le calmer :« je n’ai jamais frappé un détenu, quelqu’un que j’aurais pu brutaliser en toute impunité »; d’ailleurs il n’aura bientôt plus envie de faire du mal à quiconque car il sera débarrassé de Joyce, qu’il rend responsable de sa rechute dans la ‘maladie’. Rentré chez lui il dîne puis, après avoir pris la décision de ne jamais épouser Amy, s’en va dormir du sommeil du juste.

Dès le lendemain matin, dimanche donc, Chester Conway vient voir Lou et là commencent indirectement à se révéler les manipulations de Lou pour se débarrasser de Joyce et se venger des Conway :

Faire croire à Chester (inquiet de la liaison entre Elmer et Joyce) que Joyce va partir si on lui donne 10 000 $

Faire croire à Elmer que Joyce va partir avec lui et les 10 000 $

Continuer à faire croire à Joyce qu’elle va partir avec 10 000 $ et que lui, Lou, la rejoindra 2 semaines plus tard

Alors que ce qu’il a prévu est de faire croire au reste du monde que Joyce et Elmer se sont entretués après la remise des 10 000 $

Chester croit donc que Lou va remettre lui-même l’argent à Joyce le soir même, mais Lou refuse en expliquant que Joyce veut que ce soit Elmer qui lui apporte l’argent ; Chester accepte de mauvaise grâce.

Plus tard Elmer arrive avec les 10 000 $, mais il hésite à aller au bout du projet (c’est à dire partir avec Joyce) mais se laisse convaincre que c’est pour le mieux. Lou en profite pour lui extorquer 500 $.

Lui parti, Lou va faire une sieste en se disant ceci : « Joyce et Elmer vont mourir. Joyce l’a bien mérité. Les Conway l’ont bien mérité. Je ne suis pas plus impitoyable que cette fille qui n’hésiterait pas à causer ma perte pour obtenir ce qu’elle veut ; Je ne suis pas plus impitoyable que ce type qui a fait précipiter Mike dans le vide. »

A huit heures du soir il se réveille et prend sa voiture pour se rendre chez Joyce, sur Derrick Road, un peu à l’écart de la ville.

Avant d’arriver chez Joyce, il se gare dans le chemin d’une ferme abandonnée et crève son pneu arrière droit ; puis il se rend à pied chez Joyce qui l’accueille chaleureusement et ils font l’amour ; quand elle sort de son bain il lui explique qu’il va la tuer (et pourquoi), et il le fait, à coup de poings, avec une violence que je ne décrirai pas, puis va chercher le pistolet que Joyce gardait dans sa coiffeuse.

Peu après Elmer arrive et entre dans la chambre où il découvre le corps sanglant et désarticulé de Joyce ; épouvanté il demande ce qui s’est passé et Lou, riant comme un dément, lui dit qu’elle est suicidée et vide sur lui le chargeur du pistolet.

Retournant à sa voiture, il change le pneu, repart vers Central City et manque d’emboutir la voiture de Chester qui inquiet vient voir pourquoi Elmer n’est pas encore rentré à la maison ; Lou essaie de dissuader Chester d’aller jusque chez Joyce, mais il insiste et découvre le carnage et quand Lou le rejoint chez Joyce il est en train de téléphoner pour qu’une ambulance vienne chercher Joyce, pas tout à fait morte semble-t-il : « Pas question de la laisser mourir. Pas comme ça. Je veillerai à ce qu’elle finisse sur la chaise électrique ».



La partie 2 (chapitres 7à 12) se termine par la mort de Johnnie Pappas

Plus tard dans la nuit de dimanche Lou sort du palais de justice, irrité par les questions auxquelles il a dû répondre et vexé que son plan se soit mal déroulé. Il s’arrête prendre un café au restaurant du Grec, puis va voir son fils Johnnie Pappas, le jeune prédélinquant auquel il s’intéresse à la station-service où il travaille ; ils discutent un peu, puis Lou lui faire le plein d’essence et le paie avec un billet de 20 $.

De retour chez lui il retrouve Amy furieuse de son retard et pour arrêter ses jérémiades lui raconte les évènements de la nuit ; leurs tentatives amoureuses tournent mal et en outre Amy s’aperçoit que quelqu’un est passé avant elle; elle se doute de qui il s’agit et se met très en colère contre Lou. Ceci l’alarme profondément car il craint qu’elle additionne 2 et 2 et devine qui est l’assassin ; poussé dans ses retranchements il lui propose de l’épouser, ce qui la radoucit aussitôt.

Puis toujours en pleine nuit le shérif et procureur Hendricks viennent le chercher pour continuer à l’interroger ; Hendricks se révèle plus affuté que Lou le croyait. Il lui demande de prouver son alibi (le rendez-vous avec Amy), mais le Shérif lui dit de ne pas insister car l’honneur d’une jeune fille respectable est en jeu ; malgré les mensonges grossiers de Lou, Maples le soutient encore quand il essaie d’expliquer que ce n’est pas son pneu qui a laissé une trace dans le chemin herbeux avant la maison de Joyce ; tous les trois affamés, ils décident d’aller prendre un petit déjeuner chez le Grec ; Hendricks, qui a téléphoné peu avant à Conway leur apprend que celui-ci a affrété un avion pour transporter Joyce à l’hôpital de Fort-Worth, où elle sera mieux soignée, et Bob Maples décide que lui et Lou Ford l’y accompagneront.

Après l’atterrissage à Fort Worth, Conway envoie Bob Maples avec l’ambulance à l’hôpital et lui-même accompagne Lou à l’hôtel, où il le laisse se ronger les sangs. Quand Bob revient de l’hopital il est manifestement grognon et préoccupé; il dit à Lou : « Je sais quel homme tu es, n’est-ce pas Lou ? » et celui-ci comprend qu’il y a un malaise mais n’arrive pas à savoir ce qui s’est passé à l’hôpital. Un peu plus tard Bob propose une virée entre hommes en ville mais Lou se rend compte qu’il est soûl et estime plus sûr de le ramener à Central City ; dans le train, toujours soûl, Bob lui donne un coup de poing et lui dit : « arrête avec tes dictons comme ‘ce qui est fait est fait’, je vais te dire une chose à laquelle tu n’as pas pensé : c’est juste avant la nuit qu’il fait le plus noir » « vous vous trompez Bob » dit Lou « Non, non c’est toi qui te trompe » répond Bob.

A peine de retour, mardi matin, Lou reçoit chez lui Rothman qui manifestement le soupçonne d’avoir tué Joyce et Elmer pour se venger des Conway mais Lou nie tout et Rothman le croit (ou fait semblant) car il lui dit : « vous n’êtes pas taillé pour le rôle », et Lou lui croit qu’il l’a convaincu ; ce qui lui donne quand même à réfléchir c’est que, comme Bob, Rothman vient de relever son usage des clichés ; mais il conclut « si je me mets tout à coup à parler autrement que vont penser les gens ». Là-dessus Amy l’appelle et ils conviennent de se voir le soir même. Après s’être reposé il appelle chez le shérif mais sa femme ne veut pas qu’il vienne le voir car Bob est trop malade. Il décide alors d’aller au Palais de justice parler avec le procureur, car il sent que les soupçons à son égard augmentent et il essaie de lancer l’enquête sur de fausses pistes, il ressort à Hendricks un certain nombre d’hypothèses boiteuses ou invraisemblables qu’il avait exposées à Rothman mais Hendricks ne mord pas à l’hameçon. On voit bien que Lou commence à tourner en rond, en ville et surtout dans sa tête.

De retour chez lui, il vaque dans la bibliothèque et en prenant un ancien volume relié il fait tomber une vieille photo, qu’avec du mal il reconnait comme une photo obscène de sa gouvernante, aux cuisses ouvertes et striées de coups ; un épisode refoulé lui revient en mémoire : son père, fou de rage, après avoir battu Lou, renvoyant Hélène, pour avoir débauché son fils adolescent en lui faisant croire que les femmes aiment être battues. Lou dit « J’avais oublié cette scène et à présent je l’oublie à nouveau. Il y a des choses qu’il faut oublier si on veut continuer à vivre» et il brûle la photo.

A ce moment Hendricks l’appelle pour lui dire que le coupable est arrêté, c’est Johnnie Pappas, on a des preuves mais Johnnie refuse d’avouer ; Lou pourrait-il venir aider à convaincre, il a de bons rapports avec lui. Lou se met en route, après avoir prévenu Amy qu’il serait en retard et en chemin il est soudain pris d’un doute : dimanche dans la nuit il a payé l’essence à Johnnie avec un des billets de 20 $ extorqués à Elmer. Dès qu’il arrive à la prison Hendricks l’accueille et lui dit que la preuve contre Johnnie est un billet de 20 $ provenant du chantage de Joyce et dont les numéros avaient été relevés. Lou essaie sans succès de donner d’autres explications à cette terrible découverte.

Lou est donc introduit dans la cellule de Johnnie. Après qu’il se soit assuré que Johnnie n’a dit à personne d’où provenait ce billet ils discutent plutôt amicalement et Lou donne à Johnnie une leçon de vie à sa façon: il y a des puissants et des pauvres, et eux sont tous les deux du mauvais côté du manche comme on dit, et lui confie que c’est lui l’assassin; Johnnie d’abord croit que Lou veut qu’il s’accuse à sa place, mais Lou le détrompe et Johnnie résigné comprend ce qui va lui arriver. Lou lui dit « ça me fait du mal Johnnie, encore plus mal qu’à toi », le frappe à la gorge, lui enlève sa ceinture, et on imagine la suite. Lou ressort de la cellule, referme la porte et va rendre compte à Hendricks : si on laisse Johnnie tranquille 2 ou 3 heures il est probable qu’il avouera ; que Hendricks le tienne au courant.





3ème Partie (chapitre 13 à 19) se termine par la mort d’Amy

Lou retourne chez lui retrouver Amy et ils font l’amour ; il est un peu brutal, mais elle en redemande, à la façon peut-on penser de Joyce et Hélène (la gouvernante).

Lou reçoit 3 appels pendant qu’il est avec Amy : un de Hendricks pour le remercier d’avoir résolu l’affaire : « il a avoué ? » demande Lou « mieux que ça Lou, il s’est pendu » répond Hendricks ; le 2ème de Conway, aussi pour le féliciter ; le 3ème plus sombre de Bob Maples, bouleversé, qui lui demande de venir le voir, mais Lou refuse, comprenant que le shérif le soupçonne toujours.

Bien entendu il est obligé de raconter sa version de ce qui s’est passé à Amy qui le félicite d’avoir résolu l’affaire et espère qu’il aura une prime ; et elle excite sciemment sa colère et son sadisme et comme dit Lou pudiquement « Amy en a eu pour son argent ».

Le lendemain épuisé par toutes ces tribulations il tombe opportunément malade, ce qui lui évite de se montrer en ville ou de recevoir trop de visites pendant quelques jours. Cependant celle que lui rend Bob le secoue sérieusement, car il lui demande si il a jamais pensé à quitter Central City, car il aurait pu faire une belle carrière ailleurs et il n’obtient aucune réponse sincère (peut-être Amy n’aurait pas voulu partir… ?) Lou lui demande s’il essaie de se débarrasser de lui « C’est ce qu’on pourrait croire hein ? » dit Bob et Lou lui redemande ce que Conway à dit à Bob à Fort-Worth, qui lui répond que ça n’a pas d’importance et s’en va.

Toujours aussi peu lucide Lou pense que tout s’arrange plutôt bien, mais Amy continue de le préoccuper ; même si elle se fait discrète et ne parle plus de mariage elle reste une menace pour lui, elle est trop intelligente pour ne pas comprendre ce qui c’ est passé, il faut donc la tuer : « il faut que ça se passe et le plus tôt possible » mais sans risque.

Amy et Lou trouvent bizarre que Conway ne soit pas venu remercier Lou et il décide de sortir de sa tanière ; tout d’abord il va affronter Hendricks, qui est un blessé de guerre avec un éclat d’obus dans le corps et quand Lou lui demande ironiquement où il est situé Hendricks répond : « dans le cul, je l’ai dans le cul »

Puis il va enfin voir le père de Johnnie pour lui faire ses condoléances mais l’accueil est très réservé ; le restaurant est en cours de rénovation complète « ça lui aurait bien plus à Johnnie » lui dit Pappas, qui demande aussi si quelqu’un était entré dans la cellule de Johnnie après lui ; Lou écarte les soupçons qui pourraient peser sur d’autres « non, je les connais bien, personne n’aurait fait ça » répond-il avec son aplomb habituel.

Puis il se rend en voiture sur Derrick Road où habitait Joyce et s’arrête contempler le paysage, mais il ne voit rien, ne pense plus clairement, tout dérape.

Une voiture s’arrête derrière lui et Joe Rothman vient s’asseoir à côté de lui ; la conversation qui s’en suit est totalement menée par Rothman qui lui demande si Pappas se résigne au suicide de son fils ; non répond Lou « il se demande si quelqu’un est rentré dans sa cellule après moi, et je lui ai répondu qu’aucun de mes collègues ne l’aurait fait »

« Ce qui règle le problème » répond Rothman qui pour bien enfoncer le clou apprend à Lou que :

Les travaux de réaménagement sont exécutés et financés par Conway

Que Johnnie est enterré en terre consacrée, ce qui veut dire que l’Eglise et la communauté ne croient pas au suicide de Johnnie

Que Johnnie a un alibi pour l’heure du meurtre car la voiture d’un ouvrier du syndicat a eu ses 4 pneus volés le dimanche à 21h30, dont 2 ont été vendus à un autre ouvrier et les 2 autres retrouvés à la station-service sur la voiture de Johnnie. (vérifier)

Donc Rothman conclut Lou va devoir déguerpir au plus vite et pour l’y aider il promet de lui fournir les services d’un ténor du barreau ; Lou comprend que Joe fait cela pour se protéger lui-même et Joe lui donne 15 jours pour partir.

A partir de là Lou ne sait plus réfléchir rationnellement, il sait seulement qu’il lui faut tuer Amy, même s’il a du mal à se souvenir pourquoi ; et il attend une occasion pour échafauder un plan.

L’occasion se présente quand le traine-latte qu’il a maltraité réapparait et vient le voir pour le faire chanter. Il lui explique qu’il l’a suivi le jour du meurtre et l’a vu entrer dans la maison de Joyce ; bien qu’absent sur un chantier pendant plusieurs jours il a apprit ce qui s’est passé entre temps, et la mort de Johnnie ; donc il veut de l’argent ; Lou n’est plus en état de nier et il accepte de lui donner 5000 $, qu’il va devoir emprunter et ils se donnent rendez-vous dans 15 jours à 9h du soir.

Lou et Amy se retrouvent le soir, très amoureux ; ils décident de se marier, Amy est aux anges et Lou la manipule pour qu’ils fuguent tous deux dans 15 jours.

Le lendemain matin un certain Dr Smith vient voir Lou pour lui demander si la clientèle de son père est à vendre ; Lou comprend vite qu’il s’agit d’un psychiatre envoyé par EUX, le ridiculise sur des questions médicales qu’il connait mieux que lui, et le met grossièrement à la porte en lui disant d’aller faire son rapport à ceux qui l’envoient.

Le chapitre 18 commence ainsi :

« J’ai tué Amy le 5 avril 1952 peu avant 9h », mais avant d’en venir au meurtre nous allons avoir droit à plusieurs flash-backs, comme si Lou hésitait à décrire ce moment abominable. Amy et lui ont passé 15 jours heureux, il s’est montré très attentionné pour elle ; il a aussi été travailler tous les jours mais placardisé, on ne lui confie plus que des missions mineures, et jamais en solo.

Un jour d’ailleurs il surprend une conversation entre le shérif et l’adjoint Plummer, qui en a assez d’espionner Lou et jette son étoile à la tête de Bob Maples.

Tous les jours il passe voir le Grec, et il arrive même à mettre le grappin sur Conway pour le remercier lui; il veut montrer qu’il existe, qu’il n’a peur de personne, il veut sauver la face le plus longtemps possible.

Dans l’après-midi du 25, il va voir Bob Maples pour lui dire qu’Amy et lui vont se marier et faire un petit voyage de noces ; Bob un peu surpris le félicite et lui dit de ne se soucier de rien.

Puis il revient chez lui, se repose un peu et prépare la scène par laquelle il va essayer de faire croire que le traine-latte a tué Amy au cours d’un cambriolage.

Quand Amy arrive à l’heure elle proteste parce qu’il ne l’aide pas avec ses valises, il n’est pas prêt, et il reste planté là ; elle comprend que quelque chose ne va pas et comme elle s’approche de lui il lui dit de se taire et il la frappe de toutes ses forces ; elle tombe, il déchire ses vêtements ; elle n’est pas encore morte et rampe vers lui, s’agrippe, il se dégage brutalement ; comme pour Johnnie il souffre pour elle et en même temps reste complètement cynique.

Quand enfin le traine-lattes arrive Lou achève Amy à coups de pied dans la tête et va à sa rencontre et lui mets en main un épais rouleau de dollars ; ils entrent dans la cuisine et l’homme se met à hurler en voyant le cadavre d’Amy ; Lou devient fou de rage, ce salopard a tué Amy, il prend un couteau de cuisine et le poursuit, mais glisse sur les fluides d’Amy ; l’homme sort de la maison en hurlant, Lou le poursuit de loin en criant : A l’assassin, à l’assassin il a tué Amy Stanton ; un attroupement se produit et l’adjoint Plummer qui passait en voiture prend son fusil, fait une sommation, puis vide son fusil sur l’homme ; Lou lui tombe dessus, le bourre de coups ; il raconte son l’histoire à sa façon, mais « pas besoin de peaufiner…Tout le monde semble comprendre ce qui s’est passé », on lui fait une piqure calmante et on le ramène chez lui.

4ème et dernière partie : la fin de Lou

Quand Lou se réveille il est seul dans sa chambre ; pas d’infirmière, pas d’amis ou de collègues, personne pour le consoler ou le soigner. Mais il entend du bruit à l’extérieur, où l’adjoint Plummer est assis sur une marche ; il lui propose d’entrer mais l’autre le dos tourné remarque qu’ici dehors, l’air est pur et parfumé « enfin jusqu’à maintenant » ; puis Plummer, toujours sans le regarder, lui apprend que le shérif s’est suicidé la veille au soir ; Lou referme la porte et rationnalise que Bob, comme les autres, avait tiré des conclusions hâtives sur les assassinats.

Vers 11h arrive Hendricks, qui entre avec Plummer ; il l’accuse de tous ces meurtres mais Lou démolit tous ses arguments avec son aisance habituelle jusqu’à ce qu’Hendricks sorte de sa poche une longue lettre trouvé dans le sac d’Amy ; c’est une lettre d’amour très touchante où Amy fait comprendre à Lou qu’elle sait ce qui s’est passé mais qu’elle le soutiendra et l’aidera, s’il le veut et s’il lui fait un peu confiance, même si elle doit l’attendre des années. Elle lui aurait remis cette lettre avant qu’ils ne prennent l’autocar pour quitter la ville et bien sûr elle n’a pas eu l’occasion de le faire.

Lou est effondré : que dire quand tu te noies dans ta propre M… et qu’on t’empêche d’en sortir à coup de pied…Hé bien il va se battre et il lance la lettre avec mépris à Hendricks en disant «elle était sacrément bavarde » et Plummer se fait entendre « Moi je l’aimais bien Mlle Amy ». Lou continue dans son déni jusqu’à que Hendricks décide de l’emmener au poste et il faut que Plummer le mette en joue pour qu’ils les suivent.

Le lendemain on le met dans la cellule qu’occupait Johnnie Pappas, ce qu’il trouve outrageant, et tout à coup il entend la voix de Johnnie qui dit : « Salut à tous ! je passe des moments formidables ici et je regrette que vous ne soyez pas là. A bientôt ! » et le message se répète indéfiniment plusieurs heures par jour, pendant plusieurs jours. Mais ça ne l’empêche pas de réfléchir, plutôt rationnellement pour changer; et il se produit en lui un vrai changement ; la brume se lève, il réalise qu’il y a vraiment une preuve de sa culpabilité, même si elle n’est pas encore utilisée ; maintenant qu’il admet que preuve il y a il commence à accepter sa culpabilité « je peux regarder la vérité en face ».

Alors il retrace lucidement son parcours criminel : il a commencé avec la gouvernante et la punition de son père dit-il « m’a mis sur les épaules un fardeau de crainte et de honte dont je ne pourrais jamais me débarrasser » ; pour lui Hélène était la femme et elle partie il ne pouvait se venger sur elle ; même s’il avait fini par comprendre qu’il y avait les femmes et la femme il voulait toujours se venger sur toute « femelle » ayant commis les mêmes actes et Joyce d’abord puis Amy ont répondu à de critère.

Et les choses deviennent de plus en plus claires :« je savais-tout en refusant de l’accepter-que je n’étais pas sain d’esprit », puis « je n’ai pas cessé de repousser Amy non parce que je ne l’aimais pas, mais parce que je l’aimais » ; et il reconnait que Amy ne l’aurait jamais trahi, ni même Joyce.

Tout ce drame vient de ce qui s’est passé avec la bonne, cela est la cause externe, mais c’est lui Lou qui ne pouvait résister à ses pulsions. On a vu qu’il avait beaucoup lu d’ouvrages de psychiatrie et entre autres un traité de Kraepelin il peut même nommer sa maladie : dementia praecox, la schizophrénie paranoïde, …incurable.

Après huit jours en prison il est transféré à l’asile d’aliénés, un peu plus confortable mais la torture psychologique recommence avec la projection en diapositives de photos d’Amy ; il essaie de faire croire qu’il en souffre, et en même temps il a aimé les regarder et quand il suggère qu’il pourrait manier le projecteur lui-même, les projections cessent.

Au bout de 6 jours Lou entend la voix tonitruante de Billy Boy Walker, l’avocat que lui avait promis Joe Rothman, qui arrive dans sa chambre en accusant tout le personnel des pires sévices sur sa personne ; « Qu’avez-vous fait de ce pauvre homme ? Lui avez-vous arraché la langue, fait rôtir son pauvre corps etc etc… ».

Bref il lui fait quitter l’asile dans sa voiture, pour le ramener chez lui, et lui dit que ce sont les autorités qui ont délivré le mandat de libération, mais que « IlS ne le lâcheront plus, ils ne peuvent plus faire machine arrière » « J’ai compris dit Lou » qui sait qu’il est en danger de mort. Billy Boy lui propose de quitter la ville avec lui mais Lou refuse.

Vous savez que la version de la Série Noire est beaucoup plus courte (50 pages environ) que celle-ci ; le texte à été coupé ou adapté pour des raisons éditoriales, mais je ne suis pas sûr que ce soit la seule raison: la longue lettre d’amour d’Amy n’existe pas dans la 1ère traduction, ni la description par Kraepelin de l’origine et des signes de la démence précoce, ni le chapitre 25 de notre édition ; il est très court mais très important parce que Jim Thompson fait parler Lou à la 2ème personne (tu) et non plus à la 1ère : je, je ,je… ce qui pourrait dire qu’il est un peu sorti des ténèbres. J’en cite 2 passages :« Le temps qui te reste est dérisoire, mais il te semble avoir l’éternité devant toi » et il précise « tu as l’éternité, mais elle fait un kilomètre de large et 3 cm de profondeur, et elle grouille d’alligators »

Puis il piège sa maison (de l’alcool, des bougies) pour partir en beauté ; il sait (ce que nous avons compris depuis longtemps) que Joyce est toujours vivante et qu’ILS vont la ramener chez lui à Central City).

Et quand il voit la maison cernée par des hommes armés il s’assure une dernière fois que tout est en place et cache un couteau dans sa manche. Hendricks, Conway, Plummer entrent dans la maison avec…Joyce Lakeland, plâtrée jusqu’au cou, couverte de bandages ; elle avance vers lui « …Lou ce n’est pas moi qui… » « Bien sûr ma belle » et il lui saute dessus, lui enfonce le couteau dans la poitrine et le monde explose. Une dernière pensée lui vient : « je pense que c’est tout… sauf si les gens comme nous ont droit à une seconde chance dans l’au-delà. Nous, nous tous qui avons commencé la partie avec une mauvaise donne… qui voulions si bien faire et avons tant déçu…Moi et Joyce, Johnnie, Bob, Elmer, Amy. Nous tous »







Le poème de James Sacré Quelque chose de mal raconté ?

Alain Nicolas Le poème de James Sacré Quelque chose de mal raconté ?


     J’aperçois une suite de mouvements, d’actes et de traces qui s’inscri     vent dans une vie, se prolongent, s’accouplent à la voix, aux lignes      de force d’un faire. Tous nos langages, en passant par les gestes du      corps, la geste de la matière et de la vie, sont des révélateurs, les      porteurs de souffle de ce qui vient à un ordre et le transforme.1

Broussaille de prose et de vers, « mots mal arrangés », « en allée du temps », « musique », « insignifiance », « formules qui ont l’air de dire », « savoir pas bien orienté », « geste parlé » ou « quelque chose de mal raconté », la langue de James Sacré est avant tout une matière contre laquelle le poète bute. On le sait, toute écriture se heurte sans cesse à sa propre impossibilité. Et le poète le dit souvent dans son poème : « À des moments c’est comme si plus rien à écrire », note-t-il dans Quelque chose de  mal raconté ; ou bien, « Parfois comme un ennui tout comme si plus rien à dire à propos d’un poème ou d’un jardin »2. Mais chez James Sacré, il s’agit d’une matière qui, même si elle échappe, engendre. Cette matière, ce si peu de matière, ce presque rien, est « la simple avancée d’un poème », un prolongement du désir, une sortie, pour un temps, du silence. Elle est également un élancement amoureux, un étonnement, un estrangement (à la fois éloignement et aliénation) ou bien encore cette « inquiétante étrangeté » comme le geste dansé peut révéler sans dire. Alors « quelque chose de réconcilié [...] se dénoue facilement »3, une « présence défaite », une « absence éblouie »4. Là où advient l’expérience du poème, assimilable à une transformation silencieuse5, un « geste parlé » vient à la parole. Et dans cette parole, le poète souhaite « être vivant plutôt que vrai »6. Le rapport entre les mots et les choses n’a plus exactement la même validité, pas plus que celui entre réel et réalité. Il y a comme un « embrouillement de la langue et du vécu »7.
                                             
 1 Lorand Gaspar, Approche de la parole, Paris, Éditions Gallimard, 1978, p. 63. 2 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, Paris : Poésie/ Gallimard, 2016, p. 157 et 170. 3 James Sacré, Un paradis de poussières, Marseille, André Dimanche Éditeur, 2007, pp. 19, 55, 84 et 92. 4 James Sacré, La poésie, comment dire ?, Marseille, André Dimanche Éditeur, 1993, p. 157. 5 Cf. François Jullien, Les transformations silencieuses, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2009. 6 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 121. 7 Ibid., p. 80.
2
« La vraie mort d’un coquelicot / Sans doute que c’est dans les mots »8 ou bien, note le poète qui se heurte à l’origine de la langue ou des sentiments, « si c’est dans les mots ou dans les choses que s’est alors creusé un mystère (ou de l’insignifiance), allez savoir ? »9 Toutefois, du propre aveu du poète, les mots paraissent « bien vivants, jetés comme (linottes et moineaux) en averses d’eau rouillée dans le soleil et les herbes du jardin »10. Et « le premier jardin est une enfance »11. Écrire, selon James Sacré, est un sentiment de décalage et de coïncidence non seulement des mots avec les « choses » du monde, mais aussi des mots avec les mots […] Mais décalage et coïncidence aussi à l’intérieur d’un seul mot »12.  Si les mots et les choses s’embrouillent dans une langue qui semble proposer une forme de gauchissement de l’expression, il n’en reste pas moins que le poème de James Sacré s’est constitué peu à peu en une voix singulière, reconnaissable entre toutes, et offrant au lecteur une œuvre, dirais-je, parmi les plus originales et les plus belles de notre époque. Nous reviendrons sur « le geste parlé », sur l’atténuation permanente du propos et sur l’hésitation constitutive du poème de James Sacré. Nous reviendrons sur cette caractéristique du poème qui se prend lui-même comme objet de la poésie. Nous dirons quelques mots de ce parler paysan qu’il affectionne particulièrement. Nous n’oublierons pas non plus de convoquer l’autre du poème tant « la poésie a presque toujours été pour [James Sacré] une affaire de rencontre »13. Écrire, pour James Sacré, doit devenir avant tout « un équivalent d’aimer »14, même si le poète ne cesse de dire qu’il n’arrive pas bien à le faire avec son poème. Mais avant de convoquer cette équivalence (écrire = aimer), revenons un instant sur une biographie succincte du poète. Et il nous faudra accepter d’être très incomplet autant pour cette minibiographie que pour le reste de l’exposé tant est riche la poésie de James Sacré.

1. James Sacré James Sacré est né en 1939 en Vendée, où il passe son enfance à la ferme parentale à Cougou. Il est d’abord instituteur puis instituteur itinérant agricole. En 1965, il part vivre aux États-Unis où il poursuit des études de Lettres. Longtemps enseignant à l’Université de Smith
                                             
 8 James Sacré, La peinture du poème s’en va, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditeur, 1998, p. 98. 9 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 79. 10 Ibid., p. 79. 11 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, op. cit., p. 165. 12 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans la revue Nu(e), N° 15, mars 2001, p. 10-11. 13 James Sacré, Parler avec le poème, Genève : Éditons La Baconnière, 2013, p. 41. 14 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 158.
3
College dans le Massachusetts, il vit désormais à Montpellier. Il a fait de nombreux séjours également en Tunisie ou au Maroc. La passion de l’auteur pour le Maghreb, donnant lieu à de nombreux voyages, donne aussi naissance à de nombreux livres. Les voyages sont l’occasion de repenser l’identité, l’altérité et la relation amicale ou amoureuse. Toutes ces influences se retrouvent dans la langue du poète, non seulement dans ce qui est raconté (mal raconté ?) mais également dans le comment c’est (mal) raconté.  Auteur d’une œuvre poétique abondante, principalement publiée chez Tarabuste, Obsidiane et aux éditions André Dimanche, James Sacré est aujourd’hui reconnu comme l’un des poètes les plus importants de sa génération. James Sacré commence à écrire dans les années 1970, dans un contexte marqué par le littéralisme (une esthétique poétique qui revendique le refus du lyrisme). Un de ses premiers livres s’intitule néanmoins Cœur élégie rouge : les sentiments ne seront donc pas absents de cette écriture. Toutefois, le poète ne sait pas trop ce que c’est : « J’ai voulu réfléchir à ce qu’est le lyrisme, et c’est resté sans conclusion. »15 Quoi qu’il en soit, c’est d’emblée une poésie charnelle qui s’écrit, associant étroitement le cœur qui aime et celui qui bat, le cœur qui saigne et celui qui nous fait vivre. Si le lyrisme (encore appelé « sentimentalité ») est bien présent dans son poème, c’està-dire l’expression d’un « je » et de ses sentiments, James Sacré n’est pas pour autant égocentré, l’œuvre s’ouvre à l’autre, l’appelle et l’accueille. Son poème est animé par un désir d’ouverture et de chaleur et se décline avec l’autre. Le poète cherche une manière d’être, avec cet autre, ensemble, heureux. La mémoire ou l’oubli (mais ne sont-ils pas les deux versants d’une même chose ?) jouent un rôle important : tout un travail de remémoration est à l’œuvre afin de rendre le passé aussi vivant que le présent jusqu’à les fondre, semble-t-il, l’un dans l’autre : « En tout cas, pour ce qui est du poème, je ne peux l’écrire que dans le présent [note James Sacré], un présent qui se trouve bien mêlé à des reconstructions nostalgiques du passé, et, parallèlement, à de vaines rêveries idéalistes du futur (comment s’en déferait-on ?) mais qui s’avive surtout, en tout cas je le voudrais, d’un peut-être plus vrai et quasi insaisissable passé qui l’irrigue aujourd’hui (et demain). »16 De cette intégration du passé, il faudrait sans doute dire quelques mots sur la nostalgie et la mélancolie, mais nous faisons ici le choix de les réserver éventuellement à l’entretien de tout à l’heure.
                                             
 15 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, Paris : Poésie/Gallimard, 2016, p. 229 16 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans Nu(e), op. cit., p. 15-16.
4
James Sacré est très attaché également au paysage et à la géographie. De nombreux textes sont consacrés au terroir de l’enfance, et les motifs centraux en sont la maison, la ferme, le jardin et le village. Mais il consacre également de nombreux poèmes au Maroc ou aux États-Unis qu’il parcourt, et cette traversée est rassemblée dans America solitude.

2. Écrire = aimer Peut-être pour se rendre compte à quel point écrire est l’équivalent d’aimer, faut-il considérer ce livre Écrire pour t’aimer ; à S. B. suivi de S. B. hors du temps. Paru en 2018 aux éditions Faï fioc, il semble à même de dire ce rapport profond entre écrire et aimer. De fait, il s’agit d’une réédition d’un livre publié aux éditions Ryôan-ji (André Dimanche), en 1984, à Marseille, avec des reproductions d’empreintes de Claude Viallat pour la couverture, mais il était indisponible. Cette nouvelle publication, enrichie de la dernière partie, S. B. hors du temps, constitue un nouveau livre et permet de redécouvrir un ensemble emblématique de l’esthétique du poème de James Sacré. En effet, selon son avancée singulière de verset, où le vers est tombé dans la prose ou vice versa, on retrouve avec bonheur, outre un livre adressé à S. B. « en même temps qu’à d’autres », une langue à la fois simple et émouvante. Si cette langue « remue avec le bruit des mots », nous sommes tout autant émus, remués. Peut-être, aussi, une forme de gauchissement est-elle à l’origine de cette émotion : il s’agit ici de « raconter comment c’est quelqu’un qu’on aime bien, d’être avec » ; et nombre d’expressions disent ce gauchissement, comme une maladresse, je vais y revenir. Le poète semble également mettre en garde : « faut-il pas se méfier autant de croire / Que l’écriture peut briller à cause de son fond mal connu » ; et il avoue qu’il fait inévitablement appel à un « souvenir mal précis » et qu’il « s’empêtre dans cette histoire d’amour » quand son langage ne s’épanouit que dans un « silence et [des] mensonges mal musiqués ». Devant sa difficulté à dire, il s’en remet à un « ange inventé », mais il est toujours malaisé de dire l’amour, d’encourager le verbe « aimer ».

  Comment célébrer avec assez de ferveur et de convictions parlées   N’importe quel ensemble de gestes que ton corps magnifie À cause d’un sentiment (tellement vite, mais souvent) Qui fait chaud ton sourire ?

5
Il faut encore compter avec des sentiments « mal dépris les uns des autres », « des sentiments mal clarifiés ». Pourtant, une musique s’épanouit « en de la tendresse et le silence battant du cœur », qui intègre « l’inutile tourment d’écrire ». Et, finalement, dans « la difficulté consentie », dans l’hésitation dépassée, le gauchissement se mue en « la jambe secrète de la poésie ».

  Ce que veut dire le verbe aimer j’ai pour en mesurer l’impact,   Les gestes d’aujourd’hui ou bien l’insensée rêverie   Qui me revient souvent, l’espèce de bonheur qui bat,   Pas plus dans mon cœur, en fait, qu’il n’est installé   À des endroits plus intimes de mon corps ; je garde Auprès des miennes tes lèvres qui dorment.

Aimer est convoqué selon une déclinaison de l’intime : le geste, le timbre et le volume de la voix, le corps, mais aussi l’indécision, la solitude ou le temps. Dans le geste intime, ainsi sont les poèmes de ce livre, se révèle « ce qu’on porte au plus profond de soi »3. Le corps est le poème et le poème est le corps. Le cœur y bat son rythme à la mesure de l’intime ; il n’est pas question d’atteindre la vérité, car celle-ci est « mal discernée », mais « de toucher à de la vérité ». Du reste, « en somme la seule vérité de mon poème c’est d’être précisément une musique », note le poète dans la « Figure 7 » de Figures qui bougent un peu, où le mot « figure » renvoie aussi bien à un visage, à un paysage, ou à leur absence, renvoie aussi à un mot ou à des mots du poème. Nulle pudeur dans l’intime. « Il y a c’est sûr des mots pas faciles à mettre dans cette histoire. / Des mots qui sont comme du linge et des affaires intimes. » Et l’on peut lire « slip », « poil », « bite » ou « cul », mais ces mots n’ont rien d’obscène, ici, ni ne disqualifient l’intime : « Mais pourquoi tant s’indigner que je cause d’affaires intimes, c’est / Pas moins grotesque en somme que n’importe quoi d’autre. » Peut-être faut-il lire ces mots comme une façon de battre en brèche la crainte de tomber dans la « mièvrerie », dans le cliché ou dans « d’insignifiantes niaiseries » : la méfiance à l’égard « des sentiments qui profitent des dimensions de la nuit » ne doit jamais cesser.  Le poème fait-il son geste de poème qu’une façon de dire je t’aime le traverse « dans le silence battant du temps ». On le voit, du « silence battant du cœur » au « silence battant du temps », il s’agit de peindre le passage comme dirait Montaigne (et l’expression de
6
l’écoulement ne cesse de traverser l’œuvre de James Sacré, notamment avec le verbe s’en aller qui est utilisé pour de nombreux éléments). Mais une question se pose alors : si le cœur, c’est le temps, aimer, c’est le temps, alors comment le poème peut-il restituer la complicité et la proximité avec l’être aimé et ce, même hors du temps ? En effet, aimer est peut-être « du temps distendu ». Le poète doit-il alors « introduire du temps dans les choses » et sous quelle forme, car il ne dispose que des « mots de tout un chacun ». Peut-être suffit-il de « mettre ensemble des mots qui musiquent » et un peu de silence, d’être simple sans être banal ou, justement, banal. On en revient à une langue simple et émouvante. Mais il faut comprendre cette simplicité comme l’élégance même du poème, comme la voie d’accès à une grande profondeur. Le poème de James Sacré emmène le lecteur dans sa phrase et possède cette puissance heureuse de « bousculer le cœur ». Le poète a beau se demander « Redire dans un livre à nouveau publié / Ce qui fut dit dans le vivant / Si ça reste vivant ? », nul doute que l’on éprouve une émotion intacte, un plaisir renouvelé, et que se déploie du vivant. Le poème est la présence même. Si le titre « Écrire pour t’aimer ; à S. B. » semble annoncer le livre comme le seul lieu possible de l’intime, celui-ci se révèle être, dans le même mouvement, la présence continuée d’une parole gardienne du temps. Le temps du vivant poème prend le pas sur le temps mort des horloges. Il est la proximité dans l’absence. Hors du temps, c’est dans le poème.

3. Une langue de terre  Même si la Vendée est dépositaire des souvenirs d’enfance et de l’enracinement paysan, « on cherche pas à te fabriquer du folklore, lecteur, ni des légendes »17, note James Sacré dans Cœur élégie rouge. Du reste, on pourrait ajouter la Nouvelle Angleterre ou le Maroc au terroir vendéen. Peut-être cette terre n’est-elle d’ailleurs que de couleur rouge car « le mot rouge … convient parfaitement pour tout dire »18. Une terre, donc, comme une matière à boulanger, à malaxer, à creuser, à labourer, à cultiver : « la terre qui se défait, poussières, boue » mais également « écrire, cultiver, prennent forme dans la même argile originelle »19. Écrire, c’est « quitter perdre »20 à partir d’un silence. Des mots viennent selon un phénomène qui progressivement fait matière, dans une parole silencieuse d’abord, « des mots                                               
 17 James Sacré, Cœur élégie rouge, Marseille, André Dimanche Éditeur, 2001, p. 43. 18 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 71. 19 Ibid., pp. 110 et 117. 20 James Sacré, Les mots longtemps, qu’est-ce que le poème attend ?, op. cit., p. 52.
7
qu’on sait plus / S’ils sont du bruit qui meurt, ou d’emblée, / Forcément du silence »21. Puis, à partir d’une expérience vécue ou imaginée, survient une sorte de cristallisation de la matière ou plutôt un précipité avec « des endroits dans l’enfance qui sont comme des nœuds de laine mêlée »22. Les mots venus,

  Soudain les voilà précipités en formulations qui ne sont   Ni vraiment des phrases, ni   De si précises mesures de rythme : un poème.   On n’y reconnaît plus rien mais quelque chose y bat, on aime à s’imaginer   Que cela nous parle et que c’est   Un commerce familier de notre corps   Avec le monde et ces mots qu’ils nous a donnés.23

Mais quelle matière d’écriture ?, interroge James sacré. Et il y voit du peu, un reste de ce qui demeure inaccessible, un désir de couleur mais « des mots qui sont pourtant très peu de matière »24, un « léger parfum d’encre », une « matière infime »25, un chatoiement. Quelque chose se lance dans un poème, une flambée « avec de grands rouges les mots jetés pour que ça brûle plus fort » ; « ça chauffe au visage », puis c’est « comme de la cendre ou des châtaignes froides »26, et finalement, après le ravage, tout revient à autant de silence après le dernier mot. Si ce quelque chose « brûle sentiments parole avec le feu qui bouge »27, le désir du poète est « d’installer le matin / Comme un moteur dans [son] poème »28, de la même façon que pour Lorand Gaspar il faut « former le signe nu d’un matin où rien ne fut interrompu, où tout peut être déchiré »29. Le poème peut partir d’une remarque anodine, d’un presque rien, mais il va toujours vers un sens profond, c’est-à-dire vers une façon de poser la question et de rencontrer l’autre. Prenons pour exemple ce poème qui évoque un pigeon mort trouvé dans un caniveau (« Figure 45 ») :

                                             
 21 James Sacré, La nuit vient dans les yeux,  Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditeur, 1996, p. 50. 22 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 90. 23 James Sacré, Les mots longtemps, qu’est-ce que le poème attend ?, op. cit., p. 52. 24 James Sacré, Les mots longtemps, qu’est-ce que le poème attend ?, op. cit., p.145. 25 James Sacré, Le poème n’y a vu que des mots,  Chaillé sous les ormeaux, le dé bleu, 2007, p. 73. 26 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., pp. 65-67. 27 Ibid., p. 67. 28 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 37. 29 Lorand Gaspar, Approche de la parole, Paris : Éditions Gallimard, 1978, p. 65.
8
  Ça arrive qu’on trouve dans un caniveau il fait froid   n’importe quand plutôt le soir quand même un pigeon      mort une forme ramassée de plumes personne la remue on sent que le corps est rigide ça me rappelle des oiseaux qu’on a tués à la chasse alors on les tient chauds la plume brillante dans ses mains      j’en suis sûr ces oiseaux-là on les voit redevenus comme vivants dans le beau papier des vieux livres en particulier celui d’Eleazar Albin Histoire naturelle des oiseaux à La Haye en mille sept cent cinquante aujourd’hui un pigeon mort dans les feuilles sales d’un boulevard parisien n’est plus rien pour ainsi dire sauf un motif thématique dans ce poème qui le relie à d’autres peut-être est-ce qu’on va tourner aussi autour de ces mots qui sont morts sans qu’on remue rien dans le froid ?30

Nous voyons bien ici comment, une image mentale en amenant une autre, le fil de l’interrogation permanente qu’est le poème glisse vers ce presque rien, vers cette maladresse qui serait constitutive du poème et dont le poète dit qu’il s’y empêtre sans cesse. Le « geste parlé » semble un prolongement de l’anamnèse dans le silence. Il est une façon de dire « le cœur comme / Soudain partout volumineux »31. « Il y a comme une façon de faire silence de plus en plus dans les mots de ma poésie »32, note encore James Sacré. Et sans doute est-ce dans ce « geste parlé » proche d’un silence, fontaine ou puits, que le poète peut suffisamment disparaître pour toucher le silence de l’autre. Du reste, le silence est à ce point important dans le poème que celui-ci « silence ». Une langue de terre, c’est aussi la revendication d’un parler paysan. Le poète veut « écrire comme pour mieux s’égarer / à dire ce que c’est peut-être un paysan »33. Ce qu’il aime dans son passé paysan, c’est une certaine fragilité et « de vivre et inventer sans “vouloir”                                               
 30 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, op. cit., p. 119. 31 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 20. 32 James Sacré, Quelque chose de mal raconté, Marseille, Éditions Ryôan-ji, 1981, p. 22. 33 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, Paris, Poésie/Gallimard, 2016, p. 138.
9
forcément inventer. Oui c’est aussi cela, pour moi, la fragilité du poème. […] C’est seulement s’avancer (affirmer même cette avancée) dans le mélange de misères et de merveilles qu’est la vie toujours »34.

4. Un parler paysan ou la grammaire de James Sacré La langue de James Sacré peut heurter de prime abord. Il est possible même que certains s’offusquent par exemple de l’absence de la double négation, ou de certaines tournures que l’on peut assimiler à juste titre à ce parler paysan, que James Sacré revendique. En effet, « la langue des autres est aussi la mienne », note-t-il, et elle devient indispensable, semble-t-il, dès l’ors qu’il s’agit du « désir de toucher à quelque chose de bouleversant et de nu dans le monde », de « toucher au monde qui reste silencieux »35 si on ne fait pas l’effort d’aller vers lui. Cette langue a quelque chose à voir avec « aimer » et « écrire », et pas seulement, ou pas du tout, parce que le poète avoue qu’il « écrit un peu comme on drague »36. La langue du poème tient d’une part d’une tension entre le patois de l’enfance et le français, d’autre part d’une imprégnation de la langue de la Nouvelle Angleterre. Le poète se découvre amoureux de certaines façons de dire et il veut qu’il y ait, par exemple, « le vrai visage de quelqu’un transporté par son poème »37. Selon lui, « le sans-fond du langage brille du même noir que le chaos du monde », alors « faire briller la nuit de la langue, est-ce que voilà pas l’essentielle affaire de l’écriture ? » Et d’ajouter « Grande quincaillerie qui remue les casseroles de l’académisme ou maladroit boitement dans les mots, peu importe. »38  Cette façon de parler paysan, le poète la revendique, je l’ai dit. Et son poème, s’il met en œuvre ce parler, prend aussi de la distance et essaie de dire pourquoi ou plutôt ce que permet ce parler paysan : 

  Vouloir écrire comme pour mieux s’égarer   à dire ce que c’est peut-être un paysan   les vieux outils encore une saison les paletots défaits       sourire et misères quel paysan ? est-ce qu’un poème en peut dire quelque chose sauf que justement c’est la même simple et compliquée                                               
 34 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans la revue Nu(e), op. cit.,p. 23. 35 James Sacré, Le désir échappe à mon poème, Neuilly-sur-Seine : Éditions Al Manar, 2009, p. 13. 36 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 73.  37 Ibid., p. 80. 38 Ibid., p. 81.
10
     musique humaine qui s’en va elle s’en va à travers seulement des couleurs des cris le silence des façons d’être particulières ça s’en va ça n’en finit pas d’être à nouveau la musique partout      du monde si même bientôt on n’entend plus rien.39

Ce parler paysan, ce patois, le poète l’évoque souvent dans ses poèmes, sinon constamment, de même qu’il rend hommage souvent à son père. Deux livres sont d’ailleurs plus particulièrement consacrés à celui-ci, Portrait du père en travers du temps et Un effacement continué ? Pour James Sacré, les paysans « continuent d’inventer des nouveaux gestes »40. 

Le pays que je parle c’est pas loin dans le temps c’est vivant mais rien d’organisé les buissons les jardins tout mal délimités les arbres s’en vont dans les campagnes d’à côté aussi le patois c’est pas comme un cœur central à préserver plutôt comme un pâtis laissé les autres le traversent désordre les grandes herbes cassées quand j’y pense avec un poème ça détruit ça refait le pays. le cœur est à côté.41

Toutefois, outre ce parler paysan, la grammaire peut être mise à mal car « le langage en beau français c’est plein de trous qu’on cache dessous / d’hésitations lentes pétries dans la mièvrerie et souvent la bêtise un peu grandiloquente » (Figure 38 » + cf. « Figure 43 »). On pourrait s’en étonner, mais James Sacré rend hommage à la grammaire en quelque sorte dans un texte intitulé « Reconnaissance à la grammaire », où il avoue son amour pour celle-ci, en convoquant les linguistes Jakobson ou Greimas. Pour lui, c’est « par elle », par la grammaire, que lui est venue cette manie de « nouer la langue en poèmes chaque fois que vivre (dans le                                               
 39 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, op. cit., p. 138. 40 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans la revue Nu(e), op. cit., p. 23. 41 James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, op. cit., p. 25.
11
monde ou dans les mots) devient le sentiment d’une intensité ou d’une insignifiance obscures dans le temps ». En somme, la grammaire est « un moyen d’être (ou de ne plus être) à travers les paysages et les mots ». Nous pourrions l’envisager, avec le poète, dans une façon singulière de l’exprimer, « dans des façons de figurer le sens de la phrase » :

Façons d’être emporté dans la langue qui ressemblait à travailler ou se promener dans les champs, petit chemin qui s’en va dans les buissons, dont on croit comprendre le rapport au paysage, boucle dans le bas des prés à cause de la rivière, long trait mince d’une traverse le long d’un blé ou dans la solitude labourée de l’hiver. Premières leçons de rythme puisqu’il s’agisait d’allure : l’avancée fabuleuse à travers le foisonnement du vocabulaire, de chevaux et d’appareils agricoles volumineux et légers dans l’espace ou l’ennui merveilleux, dans l’été dur et silencieux : machines qui bientôt n’allaient plus nulle part.42

Enfin, il y aurait comme une sorte de défiance vis à vis de la langue : la littérature, « c’est important d’avancer dedans pour la bouger autrement » (« Figure 23 »). Défiance, méfiance, hésitation permanente que marquent des formules récurrentes comme « presque, « à peine », « un peu », « assez », « mal », « pas trop ». Ces formules se combinent parfois entre elles comme, par exemple dans « c’est comme un peu on sait pas trop ».

5. Le geste du poème Revenons à ce geste ou à ces gestes que ne cesse d’évoquer le poète de livre en livre. « J’aime penser qu’un poème est un geste de mots »43, note-t-il. Bien sûr, on pense d’abord à une transposition des gestes quotidiens, observés, décomposés, recomposés en mots. De livre en livre, le « geste » du poème se fait de plus en plus présent. Une telle insistance sur ce mot « geste », aussi bien le geste que la geste, ou plutôt l’un devenant l’autre pour revenir à l’un dans un reste44 de joute toute langagière, demande qu’on l’interroge. De quel geste parle-ton ? Qu’est ce « geste parlé » qui ponctue Un paradis de poussières ou celui qui interrompt le poème jusqu’à en devenir un de ses éléments dynamiques dans Cœur élégie rouge ? Qu’est ce                                               
 42 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 109-112 43 James Sacré, Parler avec le poème, op. cit., p. 14. 44 « […] ce que j’aime dans un poème, ça finit toujours par être comme des restes » (James Sacré, Figures qui bougent un peu, « Figure 19 », Paris, Gallimard, 1978, p. 46)
12
geste proche d’un silence ou d’une absence de geste tant il semble une intériorisation dans la langue ? Ce « geste parlé » s’organise-t-il autour d’un geste manquant comme dans le langage chorégraphique ? Un détour par la danse contemporaine pourrait bien ouvrir le mot « geste » de James Sacré et creuser en lui non pas un mouvement de langue mais un geste plus profond. Il faut peut-être envisager le geste comme la plus juste mémoire, celle du corps. Et peutêtre le poème ne vient-il au langage, ne devient-il « geste parlé », que parce qu’un geste précède toujours la langue dans son silence, aussi infime soit-il. Le geste parvient dans les mots comme faire un geste prolonge la parole souterraine ou revient à se soumettre à la geste des mots, à ce quelque chose qui survient, « devient un signe très au fond de nous qui se débat »45. Le poème serait un mouvement comme une écriture du corps, comme s’il fallait laisser subsister un vaste fond silencieux pour mieux entendre s’en élever le reste : « le monde et les mots mis ensemble […] Leur bruit de poème attise le presque rien du présent »46.  Dans Cœur élégie rouge, le mot « geste » (et peut-être un geste fait ou imaginé) interrompt le poème ou le précède comme une trace de l’éveil du mot dans le corps, et ce, même si le poète se « demande bien ce que ça remue le mot geste »47. Dans Un paradis de poussières, le « geste parlé » est décliné et comme interrogé dans son mystère générateur. Il est « le mot rien dans le mot vivant », « la poussière du poème », « comme une couture au temps », une « parole brouillée », « un brouillon continué ». Il questionne la langue : « Si le corps dit, vraiment ? », « Quel jardin du monde ? ». Et finalement, il dit « Je t’aime. On n’entend rien » et « comprendre et pas continue ». Comme l’écrit lui-même James Sacré : « Geste / Départ : des poèmes paraissent ; et déséquilibre : mouvement. »48  Pour James Sacré, ce « tissu de gestes mal osés » qu’est le poème est aussi bien un tissu de « gestes merveilleux », de « gestes véhéments», que de « gestes répétés ». Mais ces gestes, « peut-être que ça mène aussi à pas grand chose ».49 Pour autant, de tous ces gestes dans la langue, il en est un dont le désir est que l’autre le reconnaisse et qu’il y voie le surgissement d’un matin toujours déjà là : c’est le « geste intime ».

Quelle sorte de geste intime serait donc un poème dans la langue ? Le geste intime (presque rien souvent) c’est celui qu’on ne peut pas montrer ni dire, le geste qu’on ne peut pas faire en public (toute la valeur d’intimité qu’on lui                                               
 45 James Sacré, Cœur élégie rouge, op. cit., p. 64. 46 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 106. 47 James Sacré, Figures qui bougent un peu, op. cit., p. 49. 48 James Sacré, Cœur élégie rouge, op. cit., p. 52. 49 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., pp. 71, 72, 73 et 102.
13
prêtait disparaissant soudain). Mais un geste qui peut se faire en présence d’un seul autre, de l’autre : c’est alors comme une plénitude et le plus grand vide, un partage en ne partageant rien : l’intime et l’autre, l’un dans l’autre en leurs indémêlables ressemblances et différences.50

Un tel geste semble celui que seul le silence dans le mot permettrait d’atteindre, et peutêtre le mot « nuit » est-il le plus fructueux pour cette ouverture : « Le poème comme un geste intime qui pense à l’autre. Dans la nuit. »51

  Écrire c’est quand même   Une affaire d’espace et de temps :   Bien être ou façons de peu vivre, des mots   Qui sont des gestes dans le monde52

Le geste d’écriture est une « façon d’attraper les mots / qui fait bouger la tête comme ça »53. Pour le dire avec le poète :

Gestes de langue : des signes que font des mots en produisant du sens, mais des signes qui proposent aussi autre chose que du sens dans l’agencement de leurs formes. Le poème en quelque sorte déroule un discours (pas toujours si clair), mais parle ou se manifeste aussi avec ses mains, avec un visage de mots.54


Comme dans la danse, le travail du poème est une force du corps à produire, depuis sa propre matière, ses sources d’énergie profonde. Pour James Sacré, « les gestes du corps tamisent le temps »55 et le poème est « l’impression d’un corps dans l’écriture »56. Mais de quel corps s’agit-il ? Car le poète souhaite la rencontre du corps de l’autre dans un silence, seule vibration vraie et communicante. 
                                             
 50 Ibid., p. 167. 51 Ibid., p. 168. 52 James Sacré, La nuit vient dans les yeux, op. cit., p. 12. 53 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 48. 54 James Sacré, Entretien avec Antoine Emaz, dans la revue Nu(e), op. cit., p. 19. 55 James Sacré / Lorand Gaspar, Mouvementé de mots et de couleurs, Paris, Le temps qu’il fait, 2003, p. 22. 56 James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech, Marseille, Éditions Ryôan-ji, 1988, p. 86.
14

  À des moments mon corps   Devient davantage un corps, autant   Pour mieux te dire que pour   T’entendre plus en entier.      Mon corps et le tien, sans quoi   Rien de vivant, ni sentiments ni pensée,   Ni cette énigme du désir (ce qu’il est, et d’où venu ?)      Le corps qui maintient   De l’inquiétude et du bonheur contre la mort.57

Dans ce désir de vibration de deux corps, dans cet entre-deux du poème hologramme, le poète cherche la transparence « comme un cœur et des joues rouges » ou des mots « finement baignés de lumière »58. Non pas a priori l’éternité, mais

  Fond de sac à grain, découpures de fer blanc,   Et si peu d’écriture,   Ça qui brille et ça qu’est rien,   Ça serait bien surprenant   Qu’on va la trouver   L’éternité ; mais sait-on   Si jamais la voilà pas   Juste à côté ?59

Dans une langue comme une terre, dans l’énigme du monde et le plaisir des mots, le poète n’a fait que labourer, retourner des mottes de langue, s’en aller comme dans des champs dans le presque rien du présent. Mais la matière brute précisément est hors mots. Il n’attend donc rien. Ça continue. « Qu’est-ce donc [qu’il] laboure ? »60 Peut-être « cette matière                                               
 57 James Sacré, Un paradis de poussières, op. cit., p. 59. 58 James Sacré, La poésie, comment dire ?, op. cit., p. 88. 59 James Sacré, La peinture du poème s’en va, op. cit., p. 101 60 James Sacré, Si peu de terre, tout, op. cit., p. 117.
15
première emportée par la danse »61, comme Lorand Gaspar l’écrit de son poème. Peut-être un cœur. Peut-être la couleur rouge. Le poème : un geste, le je, l’intime, l’autre.  Nous ne saurions terminer sans laisser le « geste parlé » à James Sacré avec un poème de Figures de silences, le livre publié en octobre 2018. Nous n’oublions pas – et je pense ici à Une petite fille silencieuse, ce recueil grave dans l’œuvre de James Sacré, dont nous avons choisi de ne pas parler ici – que les mots sont « une machine à vivre malgré le malheur ». Quant au bonheur, il s’agit de faire en sorte que les mots le « contiennent lorsque celui-ci s’installe trop et va jusqu’à peser, sur nous-mêmes ou, plus gravement, sur les autres »62. Voici donc un poème de Figures de silences :

  À la fin des mots se perdent dans le silence   À la fin tout le dictionnaire se perd   Dans le silence du monde.

  Un poème est là   Et ne sait plus (ou s’il ne sait pas dire ?)   S’il est un ensemble de mots dans l’errance   Ou chose du monde qu’on ne comprend plus.63


Régis Lefort, 4 février 2019